Interviewer Nick Allbrook, c’est à la fois la chose la plus intéressante et la plus complexe pour un journaliste. Car l’homme est à l’image de la musique de Pond, groupe australien dont il est le personnage central : généreux, sympathique, mais également imprévisible et déstructuré. Après un rapide cours de français délivré par nos soins, rencontre autour des thèmes de l’écologie, des relations humaines et de la fin du monde avec celui qui est souvent comparé à David Bowie.
La Vague Parallèle : Bonjour ! Merci de prendre du temps pour discuter.
Nick Allbrook : Non, désolé d’être en retard !
LVP : Pas de soucis ! Je ne suis pas pressé. Comment vas-tu ?
NA : Cool, man. Très bien, et toi ?
LVP : Pareil. Tasmania, le nouvel album de Pond, est sur le point d’être disséqué par toute l’industrie de la musique. Comment te sens-tu par rapport à cela ?
NA : Hmmm… Je ne suis pas stressé, à vrai dire. Je crois que j’ai enfin accepté cette place que j’occupe dans la musique, celle d’une personne modérément respectée, modérément miteuse, un Australien de classe moyenne (rires). J’imagine que je devrais être stressé par cette idée de beaucoup de personnes évaluant ce en quoi on a mis beaucoup de passion… Mais je ne le suis pas.
LVP : Qu’entends-tu par évaluation ?
NA : Les gens vont analyser de manière critique quelque chose dans lequel on a mis un paquet d’émotions et d’efforts. Maintenant que je le dis, c’est putain de terrifiant (rires). Mais oui, non, je me sens plutôt serein par rapport à ça.
LVP : Certains albums de Pond ont été faits de manière collégiale, tandis que sur d’autres tu étais l’auteur-compositeur principal. Comment le processus d’écriture s’est-il déroulé sur cet album ?
NA : C’était un peu plus collaboratif que par le passé. A la fois collaboratif et personnel. Une sorte de collaboration moderne où Jay, moi, Joe, Jean ou une combination de ces noms va trouver une suite d’accords, une mélodie, une ligne de basse ou quelque chose comme ça, puis j’écris les paroles par dessus. Ensuite, on restructure les choses ensemble et chacun amène ses idées et les développe afin de créer plusieurs couches de sons. A un moment, on a passé un peu de temps à jammer, à faire du freeform yelling et d’autres choses ensemble.
LVP : Tu as un exemple de “collaboration moderne” et un exemple de jam ?
NA : Par exemple, Shame, c’était juste moi, à la maison. J’ai essayé de rajouter pas mal de choses avec Kev (NDLR: Kevin Parker, l’homme derrière Tame Impala, qui a produit l’album Tasmania), mais il répétait “nah… pas besoin“, je disais “attends, laisse-moi essayer ça“, mais “nah… pas besoin” (rires). A l’inverse, il y avait des chansons comme Tasmania, où Jay a écrit cette belle suite d’accords, moi les paroles. Une fois que les mots devenaient plus clairs, on s’est réunis au studio. Un autre exemple est l’outro de Burnt Out Star, qui est né d’un jam improvisé.
LVP : Puisque tu mentionnes Shame, une chanson où tu évoques la France, Marseille, et le 14 juillet, je me demandais si tu pouvais nous en dire un peu plus sur cette chanson ?
NA: Hmmm… Oui… Pardon, attends, le 14 juillet, c’est bien le Bastille Day ?
LVP : Oui. Tu parles d’ailleurs d’une explosion…
NA : C’était juste des pétards. J’étais d’une humeur très sombre à propos d’autre chose, et cette horrible tragédie est arrivée à Nice peu avant que j’écrive les paroles. J’imagine que je réfléchissais à ce que ces choses signifient pour différentes personnes. Que se passe-t-il dans la vie des gens ? J’étais assis dans cette chambre de Montreuil, le coeur brisé en m’apitoyant sur moi-même, et j’entends des explosions. Je me suis dit “merde, c’est sûrement quelqu’un qui se fait abattre“. Finalement, ça ne l’était pas, mais des gens étaient quand même en train de mourir sans raisons au même moment où d’autres faisaient la fête. N’y a-t-il personne dans cet endroit qui en ait quelque chose à faire ? Peut-être qu’ils y pensaient, je n’en sais rien. Putain, tant de vies qui se passent autour de moi. En regardant par la fenêtre, je voyais cet étalage de vies, chacune avec ses différentes pensées, ses propres rêves, ses peurs. Tu vois ? Un mec se préoccupe d’une tumeur aux testicules, un autre se prépare pour son entraînement de foot, une personne fait le deuil des morts, une personne prend soin de ses enfants, une personne regarde la TV… Putain, ça donne le vertige.
LVP : C’est d’ailleurs un thème qui ressort de l’album. Il démarre avec une section cordes, puis un enchaînement de sons très sexy… (rires de Nick). Pardon, je ne sais pas si c’est une bonne manière de les décrire.
NA : Si, si, c’est ce que je veux (rires).
LVP : Et ensuite, le disque devient de plus en plus dystopien.
NA : Oui !
LVP : Du coup, est-ce que la musique a influencé les paroles ou vice-versa ?
NA : Je pense que les deux oscillent de manière sauvage dans des ambiances variées. Les paroles bondissent entre des expériences de vie totalement différentes. Tu sais, la façon dont tout le monde avance dans ce monde et interprète les différents évènements auquel il fait face à sa manière… Même en ne parlant que de moi, que l’Australie signifie pour moi ? Il y a tellement d’ombres, un tel spectre de sentiments par rapport à ça. En ce qui concerne la musique, la plupart du temps c’est un moyen d’essayer de rester fort. Essayer de rester fort et heureux, de s’amuser. Tu vois, maintenant qu’on arrive à la fin, autant s’amuser. Mais ce poids devient chaque jour de plus en plus fort au fur et à mesure que l’album se développe. Ton sentiment de responsabilité prend le pas sur ton insouciance. C’est la manière dont je regarde cet album à posteriori, mais je pense qu’au moment de l’enregistrement, on pensait surtout à faire de bonnes chansons et à s’amuser (rires).
LVP : Ce n’était donc pas conscient ?
NA : Ce n’était pas un concept à la base, non. Mais nous avons structuré l’album dans ce sens après avoir enregistré les différentes chansons.
LVP : Il y a donc un sentiment de monde qui tombe en ruine sur Tasmania ?
NA : Oui !
LVP : Selon toi, cela concerne plus l’environnement ou les relations humaines ?
NA : Les deux, assurément. L’environnement, bien sûr et oui, les relations humaines… Shit’s getting hard. Je ressens beaucoup de pression. Tout le monde en met sur soi-même, sur les autres, ce qui rend tout le monde confus. Je me demande juste où tout cela nous mène, et je n’ai pas la réponse, parce que je suis tout aussi désorienté que n’importe qui. J’ai juste la chance d’avoir un beau moyen de m’exprimer sans finir en prison.
LVP : En prison ?
NA : Oui, oui, j’avais un moyen de m’exprimer en évitant la prison.
Je n’ai les réponses à rien. Je ne sais pas si mes principales convictions sont justes.
LVP : Dans ce genre d’album, cherches-tu la catharsis personnelle ou à encourager une discussion ?
NA : C’est surtout une conversation personnelle. Je n’ai absolument aucune capacité à diriger les gens. Je n’ai les réponses à rien. Je ne sais même pas si mes principales convictions sont justes. Tu vois, tout le monde est persuadé que ce en quoi il croit est juste. Il y a un sentiment profond selon lequel croire en l’amour, en la nature et en… hmmm… ce genre de choses (rires) est juste. Quelque chose en moi se dit “bien sûr, ces choses-là ont plus de valeur que l’argent ou le progrès”, mais concrètement, quelles preuves ai-je ? Cela semble faire partie du problème : beaucoup de gens sont persuadés d’avoir raison et donc que les autres sont l’ennemi. Cela fait s’entrechoquer les convictions de chacun jusqu’à ce que tout le monde soit putain de confus et stressé.
LVP : Et tu questionnes ces convictions ?
NA : Oui, je m’interroge sur ce en quoi je crois. J’essaye de l’exprimer. J’imagine que, si cet album peut servir à quelque chose, c’est à montrer que certaines personnes sont aussi perdues que moi.
LVP : Certaines chansons de l’albums associent un groove certain à des paroles alarmistes. Le but était-il de faire à la fois danser et réfléchir ?
NA : Oui, bien sûr ! Tout fait partie de la même idée. Beaucoup de paroles de Tasmania parlent de se submerger d’eau. Il y a l’idée de chérir l’eau, car au fur et à mesure que l’on se rapproche de Mad Max, elle va devenir de plus en plus précieuse. Mais aussi l’idée de voir l’eau comme un moyen de bloquer la vision et les sons de s’isoler du monde extérieur. C’est également la définition d’un bon son funky : un repos par rapport au monde (rires).
LVP : C’est également la vision que tu te fais de la Tasmanie, cette petite île recluse ?
NA : Oui, tout à fait. Tu mets le doigt sur vers quoi tend l’album entier. L’eau, la Tasmanie, l’échappée, la fatigue. Être vraiment exténué alors que tu ne peux pas te permettre d’être exténué. Big shit happening (rires) !
LVP : “Big shit happening“, cela convient également pour décrire votre rythme de travail : comment faites-vous pour sortir à peu près un album par an, quand la plupart des membres de Pond ont d’autres projets parallèles et vivent de l’autre côté du globe ?
NA : Continuer à travailler, tout simplement. Pour moi, c’est une manière de soulager la tristesse et la culpabilité. Non seulement travailler, mais surtout travailler sur une chose en laquelle tu crois. Si tu te pousses à faire un peu plus que ce qui est confortable, tu produiras quelque chose dont tu seras heureux. Cela te gardera en vie, comme courir, nager, ou passer du temps avec une personne aimée. Cela te fera sentir que tu fais quelque chose de bien pour toi ou le monde (rires).
LVP : C’est assez pessimiste, tu dis qu’il faut que tu t’occupes l’esprit afin de ne pas penser à ce monde qui s’effondre.
NA : Oui, c’est pessimiste. C’est quelque chose de très triste pour moi, mais c’est la condition humaine. Peut-être pas une condition de notre espèce l’homo sapiens sapiens, mais plutôt une condition de l’homme moderne. Cette sorte d’idéal zen / bouddhiste qui consiste à accepter que l’on n’est rien de plus qu’une collection d’individus qui flottent dans le monde vers une transcendance avec les oiseaux, les abeilles, les fleurs et les arbres est beaucoup trop pour nous désormais.
L’idée selon laquelle un bon travail est une condition essentielle du bonheur est très ancienne. J’aimerais que ce ne soit pas vrai.
LVP : Qu’entend tu par “beaucoup trop” ?
NA : Beaucoup trop difficile. Quand quelqu’un essaye de se comporter de la sorte, il se fait traiter de dole bludger (NDLR : argot australien désignant une personne qui profite des aides de l’état) ou de fainéant fumeur de bongs. La société met une pression maximale sur les paresseux depuis des putains d’années. L’idée selon laquelle un bon travail est une condition essentielle du bonheur est très ancienne. J’aimerais que ce ne soit pas vrai, qu’on puisse juste être comme un arbre, creuser un trou dans le sol, absorber la lumière du soleil et grandir de cette manière jusqu’à ce que notre peau devienne dure, mais malheureusement c’est impossible (rires). A moins d’avoir une force d’âme digne de Bouddha.
LVP : Et une volonté de s’exclure de la société.
NA : Justement, j’ai été à une de ces retraites pendant un long moment, au sein d’un groupe qui passait ses journées à méditer et à se séparer du reste du monde. J’ai été totalement putain de désenchanté par ça, parce qu’ils négligent certaines choses très importantes, et aussi parce que ce sont des personnes blanches qui font cela sur des terres aborigènes. C’est comme aux Etats-Unis, ici en France ou n’importe où. Il y a des gens qui affirment vivre des vies incroyablement zens, et bravo à eux pour vivre de manière discrète et douce, mais j’ai finit par être stressé par cette vie également. Putain, mec, c’est tout aussi hypocrite que le reste.
LVP : Il n’y a donc pas de solution ?
NA : Exactement, il y a juste une grosse boule de confusion.
LVP : Sur un sujet beaucoup plus léger, en écoutant cet album, on a l’impression que Pond tourne progressivement le dos aux guitares aux profits de 808 et de synthés. Vois-tu le futur de la musique s’éloigner des instruments à cordes ?
NA : Non, je ne pense pas. Je pense que c’est un flot nébuleux entre les différents instruments. Mais les gens auront toujours envie de rocker. J’en ai envie.
LVP : Certes, mais on peut rocker avec des synthés.
NA : C’est vrai, mais je ne pense pas que ça basculera d’un côté ou de l’autre. S’éloigner des guitares dans la musique est une mode depuis un petit bout de temps, je pense justement qu’il est temps que les gens se mettent à faire des sacrés jams. Se salir les mains. Pour moi, il y a toujours un mouvement punk dans tous les recoins du monde. Que ce fut la grime en Angleterre, la trap aux Etats-Unis, où l’afro-trap en banlieue parisienne. Que ce soit par la guitare où l’auto-tune, les gens trouvent toujours le moyen de faire du bruit.
LVP : Pond utilise d’ailleurs de l’auto-tune sur Sixteen Days, sur une phrase qui est chantée en français.
NA : Oui, “Je ne travaillais jamais travailler“, qui ne veut d’ailleurs pas dire grand-chose. J’étais à Gênes, et ce monsieur qui avait l’air d’avoir eu quelques problèmes marchait sans but. Sans chaussures, avec de long cheveux, il faisait le tour du parc en répétant ces mots. J’étais avec une française à l’époque, et même elle ne pouvait pas me dire avec certitude ce qu’il voulait dire. J’ai trouvé ça beau : un déni de travail bizarre et insensé. Non seulement un déni de travail, mais aussi un déni de suivre les règles de la grammaire. Juste se contenter de continuer à marcher et à parler (rires).
LVP : Une forme d’art.
NA : Oui, je trouvais qu’il se débrouillait plutôt bien (rires).
LVP : Concernant la France, Pond se produira au We Love Green en juin, un festival éco-conscient. C’était important de participer à ce genre d’évènement ?
NA : Pour être honnête, j’ignorais la vision de ce festival avant que tu ne m’en parles, mais c’est putain de fantastique. Je suis heureux de supporter cette cause.
LVP : Parfait ! C’est donc la fin de l’interview, que peux-t-on te souhaiter en cette année 2019 ?
NA : Ce qu’on peut me souhaiter ?
LVP : Oui, le bonheur, la chance, autre chose ?
NA : La chance. C’est toujours une bonne chose, non ?
Pond sera présent à We Love Green (du 1er au 2 juin) aux côtés de Tame Impala, Erykah Badu, Ricardo Villalobos ou Flavien Berger
Petit, je pensais que Daniel Balavoine était une femme. C’était d’ailleurs ma chanteuse préférée.