Odezenne : “Notre contrainte c’est se dire que c’est toujours le dernier album”
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Auteur·ice : Joseph Lanfranchi
01/11/2018

Odezenne : “Notre contrainte c’est se dire que c’est toujours le dernier album”

Traçant son chemin en ligne droite depuis 10 ans au sein du paysage musical français, Odezenne s’impose aujourd’hui comme une référence incontournable sans que l’on puisse les restreindre à une catégorie unique. Leur dernier LP Au Baccara mêle sonorités électroniques assumées et refrains fédérateurs à la justesse singulière pour nous offrir un disque où le talent et l’humanité des trois musiciens éclatent en plein jour.

La Vague Parallèle : Pour l’album précédent, Dolziger Str. 2, vous vous étiez exilés 6 mois à Berlin. Est-ce que pour la composition d’Au Baccara vous avez utilisez un procédé identique ?

Matthia : Au Baccara a été réalisé dans nos studios à Bordeaux. On s’était posé la question de repartir mais ça avait un petit goût de déjà-vu. Ce n’est pas parce que tu changes de ville que tu changes la dynamique au final. On a senti que c’était cool de se poser à la maison, de remonter le studio ça a eu pour résulter de faire sortir les morceaux tout seul, au fil de l’eau. Ça ne nous a pas pris plus de 6 mois.

Alix : Même moins que ça, on l’a fait dans l’été. En fait, le principe est différent. Au lieu d’aller s’exiler tous les trois, de bosser continuellement en un cercle fermé et de faire une composition hyper soignée, l’idée était d’essayer d’ouvrir plus notre studio à nos potes et d’intégrer le processus de création dans notre vie quotidienne. Le fait de rentrer chez soi le soir change beaucoup de choses aussi, ça permet une sorte de lâcher prise et de décomplexion que nous n’avions pas eu sur Dolziger. Cette fois, on composait un peu les morceaux malgré nous sans s’en rendre compte : à la fin du week-end, on réalisait qu’on avait commencé deux, trois chantiers qui étaient cool. Ce n’était pas du tout le même procédé que pour Dolziger. C’est une espèce de froid-chaud où Dolziger serait le froid et Au Baccara le chaud.

Jacques : Aborder la composition de cette façon nous a permis de pouvoir écrire chez nous de façon plus détendue, de ne pas être enfermé dans le processus. Tu réalises que la vie continue, qu’il se passe autre chose dans ta vie.

LVP : Tu parles de décomplexion, dans vos premiers EP vous aviez un schéma plus standard par rapport au rap, plus ça va plus vous créez votre propre style. C’est intentionnel ?

A : Ça se fait naturellement avec le temps et les influences. Odezenne existe depuis 10 ans maintenant et on a toujours aimé se renouveler, ne pas rester cloisonné dans un style. Entre la musique et l’écriture, ça nous laisse beaucoup de possibilités pour évoluer dans différentes directions. Après, c’est quelque chose qu’on ne maîtrise pas, on ne donne pas la couleur avant de composer quelque chose. On essaye, on fait quelque chose en tâtonnant, on regarde un peu et on se dit que ça a de la gueule.

M : On oublie très vite comment on a fait les morceaux. Quand tu écoutes les anciennes chansons, on ne sait plus vraiment comment c’est sorti. Quand tu recommences à composer, tu espères que tu vas réussir à retrouver la formule. Au final, tout est revenu naturellement, même plus facilement que pour Dolziger.

LVP : Où pensez-vous placer dans la sphère du rap français? J’ai l’impression que vous êtes à la marge et sur quelque chose de différent, même au niveau des influences. Le rap est depuis peu fortement influencé par la chanson française plus pop, quelque chose que vous pratiquez depuis longtemps.

J : Ça fait quelques années déjà qu’on est sur la chanson française. C’est vrai qu’on a observé un effet de mode depuis quelques années, je crois qu’ils appellent cette mouvance la pop urbaine. Nous, c’est un peu notre credo depuis le début et déjà à l’époque, on appelait ça juste « la musique en français ».

LVP : On peut penser à Yelle, qui a une pop très influencée par les années 80 et qui finalement a fait avec 10 ans d’avance ce que tout le monde fait aujourd’hui.

A : J’espère qu’on ne donne pas cette impression-là (rires).
M : C’est vrai que c’est rare d’entendre des mélanges de style. J’ai l’impression que les gens aiment un genre de musique et restent souvent ancrés dedans. Nous, on aime la diversité.

LVP : Je ne sais pas si on peut parler de maturité ou d’expérience mais il n’y a plus de chanson comme Je veux te baiser ou Tu pu du cu sur Au Baccara, ça vient d’où ?

J : Tu ne calcules pas ce que tu fais. Ce n’est pas une question de pas vouloir faire des morceaux comme ça, de se brider, c’est juste ce qui vient avec l’inspiration du moment et qui constituera la piste au final.

A : En fait, il n’y a quasiment que des chansons du type Je veux te baiser sur cet album. La particularité de ces deux morceaux, c’est qu’ils ont été écrits en 5 minutes sans se prendre au sérieux mais sont devenus des locomotives pour nous. Au Baccara a été fait entièrement de cette façon, toutes les chansons ont été écrites sur un coin de table hyper rapidement avec avec des potes à côté. Le fameux lâcher prise, cette écriture hyper spontanée, si spécifique à la genèse d’Au Baccara était présent dans ces morceaux, il y avait simplement cul et baiser. Cette fois, tout l’album est hyper spontané.

LVP : Justement, à propos de Je veux te baiser, est-ce que vous ne voyez pas cette chanson un peu comme une malédiction ? J’ai l’impression qu’on vous définit par rapport à elle alors que c’est la chanson qui représente le moins votre style.

A : Moi, j’adore cette chanson et elle amène toujours des grands moments en concert. Je ne vais pas cracher dans la soupe et je pense que la plupart de notre public ne nous réduit pas à ça. Peut-être que c’est notre pire ennemi pour les gens qui ne nous connaissent pas, qui ne comprennent pas et qui ont du mal à franchir le pas. Ça garantit aussi un périmètre de sécurité pour nous et nos fans donc ça me va. Comprendre Odezenne c’est comprendre aussi Je veux te baiser.

LVP : Vous pensez que votre public a évolué depuis sans. chantilly jusqu’à aujourd’hui ?

A : Je pense que le public s’est élargi depuis 10 ans mais on vend très souvent des discographies entières sur notre site. Les gens continuent de nous dire qu’ils écoutaient sans. chantilly au collège, OVNI au lycée, Rien à la fac, Dolziger pour démarrer dans la vie active et maintenant Au Baccara. De nouvelles personnes s’ajoutent au fur et à mesure mais je ne crois pas qu’il y ait de déconnexion, notre discographie est cohérente, elle a un chemin.

LVP : Les textes de Baccara sont assez sombres..

A, J et M : Non je ne trouve pas. T’es pas le premier à le dire cependant.

LVP : Un aspect mélancolique persiste toujours je trouve, même dans les chansons d’amour.

M : Mélancolique, ce n’est pas sombre pour moi, c’est quelque chose de puissant et profond mais pas forcément tourné vers le noir.

A : C’est peut-être visible sur une chanson comme Lost mais En L c’est l’enjaillement en musique et je suis sûr que ce sera un truc de ouf en concert, le titre Au Baccara aussi.

LVP : Je le trouve triste le dernier couplet d’Au Baccara.

A : Pour moi il est solennel mais il n’est pas triste.
J : Ah non il est plein d’espoir ! Tu trouves qu’il est triste ?

LVP : Ouais c’est l’individualité.

J : Ah non, non pas du tout. Il n’a pas été pensé et écrit dans ce sens en tout cas. Pour nous, dans les temps qu’on vit aujourd’hui, dire à ta compagne que ce n’est pas la femme de la vie mais la femme de la sienne c’est hyper important, c’est une façon de remettre les choses à leur place.

LVP : Ce que je trouve intéressant dans cet album, c’est qu’il y a une réelle urgence, une espèce de vérité du moment, de pureté de l’instant où ça a été fait.

A : C’est trop cool que tu ressentes ça ! C’est vraiment la façon dont on l’a fait. Avec Jacquot, on écrivait sur des Google doc en ligne en temps réel, on avait chacun notre laptop l’un en face de l’autre, le texte au milieu et encore pendant la prise on modifiait nos textes respectifs. Au final, on ne sait plus qui a fait quoi et beaucoup de maquettes, c’est-à-dire de prises de 4h du matin bourré sur le canapé, sont sur l’album. Sur Au Baccara, tu entends tous les cris derrières et c’est nous qui venons de terminer l’enregistrement et qui kiffons de ouf.

LVP : Au Baccara n’est pas sorti sur Tôt ou Tard, contrairement à Dolziger. Comment on fait pour rester sur son label indépendant ou auto-produit quand on connaît le succès et qu’on remplit le Trianon ?

M : On est en train de le découvrir (rires).

A : C’est des journées de 36h, c’est éprouvant. J’avoue qu’on n’avait pas mesuré l’ampleur de la charge de travail. Dolziger était chez Tôt ou Tard, tous les précédents étaient chez Universeul (le label créé par le groupe, ndlr.) mais on s’en sortait plutôt bien. Là, on ne l’a pas vu venir, depuis 3 mois on n’a pas de vie et on bosse comme des oufs. Tôt ou Tard c’était 17 personnes qui bossaient, nous on est entre 3 à 12 personnes avec notre équipe. C’est beaucoup de travail, vraiment.

LVP : C’est aussi plus de liberté ?

A : C’est le bon côté oui, mais c’est éreintant parce qu’il y a des décisions à prendre tous les jours. Des décisions que les autres prenaient.

LVP : J’imagine qu’un label impose des contraintes, dans votre situation vous n’en avez aucune ? Vous n’avez pas besoin qu’on vous impose quelque chose, n’importe quoi, pour créer ?

J : Nous c’est un cycle, tu as 3-4 mois de labeur pour sortir le disque et avoir le meilleur résultat possible. Ensuite tu le défends pendant 1 an voire 1 an et demi sur scène et après tu recommences. C’est une fois que tu as fini ce grand cycle que tu te poses la question de savoir comment tu vas refaire un disque, réécrire les textes, composer les mélodies. On n’a jamais eu de pression, ni sur notre label si sur Tot Ou Tard, et on n’a jamais eu besoin de cette pression pour sortir des albums.

A : Je crois que Bigflo et Oli ont signé pour 5 albums en 3 ans avec leur label. Je ne sais pas comment tu signes avec quelqu’un pour 5 albums, je ne suis même pas sûr d’en faire un autre après en avoir terminé un. On met tout dans chaque album et donc on ne se pose pas la question du prochain puisqu’on ne sait même pas s’il existera.

J : Notre contrainte c’est se dire que c’est toujours le dernier album.

LVP : Une chanson comme BNP tient une place à part dans votre discographie, socialement elle a un message clair qui est plus visible que sur vos anciennes compositions. Vous avez déjà dit ne pas vouloir pas parler de social.

A : Il y a souvent eu un ou deux morceaux dans cette veine sur chaque album, Petit bout de rien et Dedans avaient un message très clair et direct. En revanche on ne se considère pas comme un groupe engagé comme Renaud l’était par exemple (avant qu’il n’embrasse des flics).

J : BNP est sans doute encore plus explicite car le message est plus évident : le gros problème du monde de la finance, des banques et les inégalités insupportables, criantes qui en résultent. C’est un sujet qui en englobe beaucoup d’autres et dont tout le monde est conscient.

A : Le résultat c’est un coup de gueule qui vient de notre ressenti par rapport à tout ça et de notre rencontre avec Nabounou, qui chante sur le morceau. Le fait qu’elle, en tant que migrante et sans-papiers, participe à la chanson et donne de la profondeur à ce qui était à l’origine une sorte de chant syndical.

J : Même pour ces morceaux, qu’on pourrait appeler contestataires, le processus de création reste le même, très naturel. Ils sortent sans qu’on y pense et qu’on souhaite initialement composer un texte revendicatif. Je trouve qu’il s’agit plus de constatation que de prétention. On ne dit pas aux autres comment ils doivent se comporter.

LVP : Finalement, Au Baccara, c’est jouer pour soi ou contre la banque ?

J : Au Baccara, c’est jouer pour rire.

A : C’est ne pas avoir peur de miser, de faire faillite car on n’a pas grand-chose à perdre. En italien, ça veut dire faillite. Ça veut dire avancer, ne pas regarder derrière, c’est un leitmotiv. Aujourd’hui, quand il nous arrive quelque chose et qu’on ne sait pas forcément comment réagir on dit « j’y vais au baccara, on verra bien ».
J : Mektoub.

LVP : Quand on arrive sur votre site Internet on a 3 choix : changer de monde, se retrouver ou se perdre, lequel est le vôtre ?
A : Se retrouver
J et M : Ouais se retrouver.

LVP : On peut se retrouver pour changer le monde…

A : … Ou se perdre (rires).

LVP : Vous avez une petite dédicace pour James Blunt ?

J : C’est le jeu de mot avec le Blunt, on a l’habitude de dire qu’on fume des James. Et c’est devenu une chanson.

M : Il est cool James Blunt et je crois qu’il suit beaucoup les réseaux sociaux alors il va bien voir une petite nuée de Français qui parle de lui et se demander d’où ça vient.

A : Ça met un peu de dérision dans cette chanson qui était un peu sombre. C’est une track qui me tient très à cœur, que je trouve magnifique et le fait de l’appeler James Blunt puis de répéter son nom à l’infini apporte une auto-dérision qu’on n’aurait peut-être pas osée sur les albums précédents. C’est une touche qu’on retrouve ailleurs et qui rend cet album plus léger.

LVP : C’est quoi le meilleur moment pour écouter votre musique ?

A : En voiture la nuit, seul.
M : Dans la rue ou dans le bus avec des écouteurs.
J : Et moi c’est dans mon pieu.

A : Au Baccara c’est le seul album qu’on arrive encore à écouter après l’avoir composé et produit. C’est génial de réécouter certaines chansons et de continuer à se dire « c’est super cool ça ! ». La façon dont il a été composé, réalisé avec une vraie fusion de nos idées, nos imaginaires… Même en ayant pris part à tout ça, je continue de retrouver des images amenées par chacun. Ça lui donne un aspect classe sans être grandiloquent, je me la pète un peu mais c’est vrai.

M : Il est un peu abîmé, moins soigné que Dolziger avec des moments non-maîtrisés.

A : Ça vient du faire qu’on ait enregistré les morceaux à Londres dans le studio des Kinks ; Konk et qu’on ait tourné sur bandes ce qui ne se fait plus aujourd’hui. Il faut s’imaginer la scène quand ça fait un an que tu bosses sur un track, que tu mixes l’ensemble et qu’une fois que tu lances et que ça tourne sur la bande c’est fini. Tu ne peux plus retoucher, tu n’as pas de post-production. Ça, c’est aussi Au Baccara.

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