| Photo : Nicolas Garrier
Après deux EP qui avaient posé de solides fondations et de jolies promesses, Ojos émerge du marasme ambiant pour dévoiler un premier album au nom évocateur : OUI FUTUR. Le duo nous a livré les dessous d’un disque profondément intime qui a trouvé un écho bien plus large par son énergie et la justesse de son propos.
La Vague Parallèle : Hello Elodie, hello Hadrien, comment allez-vous ?
Elodie Charmensat : Très bien ! On se remet tout juste de la grippe, on n’a pas vraiment eu le temps d’atterrir après notre concert au Trabendo parce qu’on est tombé·es malade directement après.
Hadrien Perretant : Et puis au-delà de la maladie, je ne me sentais pas très bien. J’ai trouvé que le contrecoup était assez difficile à vivre.
EC : Pour moi, c’était plutôt l’inverse : comme il y a eu la sortie de l’album puis la date au Trabendo coup sur coup, je me suis sentie libérée. Je me disais qu’on pouvait enfin souffler !
HP : C’est clair, mais ce que j’ai trouvé bizarre, c’est le sentiment de vide que ça a laissé derrière. J’ai eu du mal à me projeter sur la suite. Ce qui m’a fait du bien, c’était de me dire qu’on avait des dates qui arrivaient. Le fait d’avoir annoncé la tournée, ça donne un objectif concret et ça a quelque chose de rassurant.
EC : Je crois qu’on s’était aussi énormément mis la pression pour cette échéance. Le public ne l’a pas forcément ressenti, mais comme on a voulu changer toute la configuration de notre live, c’était très déstabilisant pour nous. Les résidences étaient trop courtes et on se répétait beaucoup qu’on n’allait jamais y arriver. En fait, il y avait tellement de nouveautés qu’il aurait fallu une semaine de résidence de plus pour réussir à tout caler. J’ai l’impression qu’on aurait pu aller mille fois plus loin et bosser mille fois plus pour que ce soit plus abouti.
HP : Oui, c’est vrai. De notre côté, on l’a senti, le côté un peu freestyle.
EC : À la Maroquinerie, par exemple, je pense qu’on allait un peu moins loin techniquement mais pour faire ce qu’on faisait, on allait à la limite nos capacités. Là, avec tout ce qu’on avait préparé, j’ai le sentiment qu’on aurait pu aller bien plus loin.
Après, malgré tout, ça nous ouvre à d’autres perspectives et c’est génial, ça veut dire que rien n’est jamais fini.
LVP : Notre dernière interview ensemble date de 2021, c’était au MaMA Music & Convention et vous veniez tout juste de sortir votre premier EP, Volcans. Depuis, vous avez sorti un EP et vous avez beaucoup tourné. Comment s’est passée cette période, pour vous ?
HP : C’est toujours assez difficile pour nous de prendre du recul sur notre parcours. Notre concert au MaMA, c’était quasiment un de nos premiers concerts… Ça arrivait très tôt dans l’évolution du projet.
EC : Je crois qu’il est nécessaire, ce recul, pour prendre conscience qu’il s’est passé beaucoup de choses. Parce qu’il nous arrive d’avoir l’impression de ne pas en faire assez ou de ne pas avancer. De reculer, même, parfois. Tout ne se passe pas toujours comme prévu.
HP : Ça peut vite devenir anxiogène de se mettre trop de pression. On parlait de tournée, de sorties… Je crois que ça peut rendre malade cette course à la performance, ce “toujours plus”… C’est un vrai sujet dans la musique.
EC : Oui, il y a un véritable enjeu de santé mentale derrière tout ça. D’ailleurs, après le Trabendo, j’ai pris un moment pour me déconnecter des réseaux sociaux parce que ça devenait trop anxiogène pour moi. Il y a énormément de musique qui sort chaque jour et c’était difficile de me dire que notre album sortait en même temps que tellement d’autres albums… Il y avait ce phénomène de comparaison permanente qui était très compliqué à vivre.
Après, effectivement, avec le recul, on a quand même sorti beaucoup de choses en très peu de temps : deux EP et un album en trois ans. On a aussi fait beaucoup de dates.
HP : Ce qui nous fait du bien, c’est de voir que les bases de notre entourage sont toujours là et qu’il s’enrichit au fil du temps. En termes de crédibilité, le fait qu’on soit accompagné·es par des partenaires comme Wart ou Yotanka, c’est incroyable. On se dit que ce sont des gens qui nous font confiance, qui bossent pour nous. Ça fait vraiment du bien d’être reconnu·es, d’une certaine manière.
Et puis évidemment, là où on s’est rendu compte du chemin parcouru, c’est vis-à-vis du public. Notre manager, Thibault Malé, nous le dit souvent : le développement d’un projet comme le notre, c’est une course de fond. On est dans une démarche particulière, un peu alternative, qui fait que ça prend nécessairement plus de temps. La fanbase, on essaye de la consolider et de la fidéliser, et ça nous fait énormément de bien de voir qu’il y a des gens qui nous suivent depuis le début. C’est vraiment la chose la plus gratifiante.
LVP : Ça s’est ressenti au Trabendo : à la réaction du public, on voyait qu’il avait vécu avec votre musique, qu’il se l’était appropriée. Ça devait être une sensation incroyable ?
EC : Complètement. Je trouve que ce qu’il y a de plus difficile, c’est de faire de la musique qui soit autre chose que de la musique de flux. On en revient à la manière dont on consomme la musique, mais tu vois, j’écoute beaucoup de musique sur les réseaux sociaux, ce sont des morceaux que je trouve stylés, mais faire en sorte que ça donne vraiment envie aux gens de les réécouter, d’y revenir, c’est ce qu’il y a de plus dur. En même temps, il y a tellement de propositions !
HP : Le plus beau des compliments, c’est qu’on nous dise que ça a touché les gens. Que notre musique leur parle. C’est vraiment le plus beau des cadeaux qu’on puisse nous faire.
EC : Quand tu racontes des choses aussi personnelles, ça paraît dingue de se dire que ça va peut-être parler à d’autres gens, tu as l’impression que ça ne peut intéresser personne d’autre que toi. Et c’était vraiment le cas avec cet album, parce que c’est un album hyper personnel.
HP : Grave, tu en parlais au moment de la sortie de Pas si dangereuse : il y a un vrai décalage entre le moment où tu écris un texte, où il n’appartient qu’à toi, et le moment où tu le révèles au public. À cet instant, il appartient à tout le monde, du jour au lendemain. C’est une sensation très étrange.
EC : Et c’est d’autant plus le cas sur des morceaux très intimes comme celui-ci. De toute façon, je crois que plus c’est intime, plus c’est universel, parce que c’est plus facile de s’approprier un texte quand il donne l’impression de toucher exactement à ce que tu as vécu.
LVP : On se retrouve quelques semaines après la sortie de votre premier album, OUI FUTUR. Comment vous l’avez vécue, cette sortie ?
HP : Le plus dur, ça a été la phase qui a précédé la sortie et qui était extrêmement stressante. La sortie en elle-même, ça a surtout été un immense soulagement pour nous. On était heureux de voir que ça devenait réel.
Cet album, on l’a fait d’une manière qu’on a trouvée très saine, pas du tout dans la douleur, et ça nous a fait beaucoup de bien. C’est la première fois qu’on essayait de peaufiner les titres au maximum nous-mêmes, d’aller au bout de ce qu’on pouvait faire en termes de production et on a énormément appris en procédant de cette manière. Ça, on en est très fier·es.
Au-delà de ça, on a reçu des messages qui nous ont beaucoup touché donc ça n’a été que du plaisir. Rien que pour ça, c’est un accomplissement.
EC : Oui, surtout de cette manière. Je vois tellement de gens qui se mettent dans des états de souffrance pour créer…
J’ai beaucoup réfléchi à ça, d’ailleurs : cet album, il a été conçu à un moment où j’étais un peu moins heureuse dans ma vie et je pense que c’est ce qui a donné naissance à des morceaux un peu plus tristes… Je me suis posé la question de savoir si c’était vraiment sain comme manière de fonctionner, si je ne pouvais faire de la musique que parce que je ne me sentais pas bien à ce moment-là. Après, comme le contexte professionnel était hyper sain, je pense que ce n’est pas un problème de fonctionner de cette façon.
HP : C’est vrai qu’on a souvent besoin d’un socle, d’une base sur laquelle se reposer et la musique a vraiment été ce socle-là pour nous. Sans vouloir dire que pour créer il faut forcément éprouver des sentiments de tristesse, je pense qu’il faut parfois aller chercher au fond de nous pour faire ressortir certaines choses, positives comme négatives.
EC : Mais c’est plus difficile d’écrire sur des choses positives, je trouve. Genre « coucou, le soleil brille, j’ai des ami·es »…
LVP : Tu penses que si tu es heureuse dans ta vie, tu auras plus de difficultés à créer ?
EC : Mmh… Non, je ne pense pas, mais justement parce que j’arrive à faire remonter les émotions que je ressentais quand j’étais triste ou quand je n’allais pas bien pour écrire dessus. Après, est-ce que c’est sain ? Ça, je ne sais pas…
J’ai l’impression que ce sont les choses sur lesquelles c’est le plus facile d’écrire parce que ce sont les moments pendant lesquels tu ressens les émotions les plus fortes. C’est ce qui me parait le plus facile et le plus pertinent à raconter. Et quand ça devient très profond et très intime, c’est aussi ce qui parle le plus aux gens.
HP : Je crois aussi que c’est une démarche plus saine que de se rappeler de moments douloureux plutôt que de vouloir les effacer et de ne pas y penser. Je trouve que c’est plus honnête.
LVP : Depuis la naissance d’Ojos, vous avez exploré beaucoup de formats différents : les capsules à vos débuts, des morceaux que vous avez revisités dans votre premier EP, un deuxième EP qui vous a permis d’affiner votre esthétique… Qu’est-ce que ça représentait pour vous, de passer au format de l’album ?
EC : C’était forcément particulier parce qu’un album, c’est quelque chose de plus figé. Ce qui était intéressant au début, c’est qu’on pouvait beaucoup expérimenter sur les formats. Là, c’était différent de se dire que ça allait être quelque chose de plus figé, de définitif. En même temps, ça ne l’est pas totalement non plus parce qu’on réfléchit déjà à d’autres façons de s’approprier ces morceaux.
HP : Les formats dont tu parles, c’était un peu un terrain d’expérimentation qui nous a permis de comprendre, d’essayer, de définir notre identité par l’expérimentation. C’était une phase de recherches parce qu’en lançant Ojos, on ne savait pas vraiment où on allait.
EC : Tant que ça continue d’évoluer, même si c’est lentement, c’est forcément positif. On n’a aucun regret sur rien, ça prend le temps que ça prend…
HP : En plus, Ojos est né à peu près pendant la période du confinement, c’est donc très lié à des questionnements personnels : qui on est, où on va… On a évolué dans nos vies personnelles en même temps qu’on a évolué avec Ojos.
EC : Quand j’écoute les morceaux des deux premiers EP, on a beaucoup évolué en termes d’esthétique. Là, j’ai le sentiment qu’on a fait un album beaucoup plus pop que ce qu’on faisait avant.
HP : Oui, les choix de mix sont beaucoup plus assumés. Ce sont des choses qui auraient pu nous faire peur avant. Mettre la voix devant, par exemple, c’est un travail qu’on a fait avec Xavier de Maere. On lui a fait confiance là-dessus parce qu’il avait le sentiment que ça nous correspondait et on en est très content·es. Mais c’est vrai que ce sont des choix sur lesquels on n’aurait pas forcément été aussi radicaux auparavant.
EC : Et ce qui est paradoxal c’est qu’en étant aussi radicaux dans ces choix-là, notre musique l’est un peu moins à l’arrivée. C’est un album qui est peut-être un peu plus lisse.
Au fond, je crois que ce qui est radical, c’est d’assumer notre langage, nos sonorités, et de ne pas se cacher derrière des effets qui partent dans tous les sens ou une langue que les gens ne vont pas comprendre. Comme quoi, parfois, dans la musique, le plus difficile, c’est de faire des choses simples.
LVP : Justement, ce qui frappe en premier à l’écoute de cet album, c’est cette sensation que vous avez trouvé votre patte en termes de production. On y ressent une grande liberté, d’énormes progrès et surtout, une vraie libération dans ce domaine. Est-ce que vous avez ressenti une sorte de déclic en la matière ?
EC : En fait, comme on a fait cet album entièrement seul·es, sans aucune technique, avec un certain nombre d’outils qu’on ne maîtrise pas vraiment, on se sent parfois assez illégitimes. Mais c’est ce qui fait aussi que ça nous ressemble vraiment, je crois.
HP : Je pense qu’il y a beaucoup de personnes qui se sentent complexées par peur d’avoir des lacunes. Mais je crois vraiment qu’il ne faut pas avoir peur ce qu’on ne connaît pas, il faut simplement se lancer et essayer.
EC : On peut se permettre de fonctionner comme ça parce qu’on a la chance de travailler ensemble dans un climat de confiance. Quand on nous appelle pour faire de la prod pour d’autres artistes, j’ai souvent du mal à me sentir légitime. Tout ce qu’on fait, on arrive à le faire en cherchant pendant des heures, je trouve ça hyper impressionnant quand des gens arrivent à faire une prod en une journée !
HP : C’est ce qui fait la beauté de l’art en général : on a chacun nos outils, chacun nos façons de faire. Il n’y a pas une seule bonne méthode. Je crois qu’on a réussi à trouver nos outils, notre manière de faire et surtout, à trouver notre langage. C’est une vraie satisfaction.
LVP : Lors de notre interview précédente, vous nous expliquiez que quand vous avez commencé la musique, “vous ne saviez vraiment rien faire”. En regardant cet album, on a le sentiment que c’est aussi l’aboutissement de ce parcours qui vous a vu grandir ensemble.
EC : Je ne sais pas si la progression du projet est vraiment visible mais en tout cas, je crois qu’on a énormément progressé en tant que personnes, en tant que musicien·nes, en tant que producteur·ices.
HP : Quand on prend le temps de se poser, on se dit quand même qu’on a fait du chemin. Ce qui est difficile, c’est qu’on est parfois halluciné·es de voir qu’il y a des projets qui explosent en deux jours alors que pour nous, ça prend un certain temps. Mais au fond, oui, on ne peut qu’être fier·es de tout ce qu’on a accompli.
Ce travail de prod’, on a réussi à le faire parce qu’on se connaît par cœur avec Elodie. Et c’est vrai que quand on nous appelle pour produire pour d’autres gens, ça me fait toujours bizarre de le faire tout seul.
EC : La clé, c’est le temps. Le temps qu’on prend. On a choisi de se donner le temps de travailler et je me suis rendue compte du temps que ça me prenait pour faire une prod’. Quand je travaille pour d’autres gens, ils veulent un résultat tout de suite alors que moi, j’ai déjà besoin de passer deux heures pour trouver la bonne snare ! J’ai l’impression que quand j’arrive à sortir quelque chose de satisfaisant en une heure, ça relève plutôt de l’accident.
LVP : Vous avez effectivement beaucoup resserré la création de ces morceaux sur votre duo, en essayant au maximum de tout faire vous-mêmes. Comment il a évolué, votre processus créatif, au fil du temps ?
HP : Déjà, on a gagné en indépendance l’un par rapport à l’autre parce qu’on a appris à produire seul·es.
EC : Oui, il y a peu de choses qu’on a vraiment faites ensemble, à proprement parler. On travaille plutôt avec des allers-retours. Ce qui n’a pas bougé, c’est qu’on se connaît très bien et de mieux en mieux, donc on a de moins en moins peur d’oser, de s’envoyer de la merde !
HP : Oui, on ne pose pas vraiment de limite en termes créativité. Et puis même si ça a évolué au fil de notre apprentissage, la distance a toujours été là, dans notre processus. Toi, par exemple, quand tu étais sur la tournée de Pierre de Maere, tu arrivais à travailler sur la route mais c’est quelque chose que je n’arrive pas à faire.
EC : C’était quand je rentrais de tournée surtout, je n’avais qu’une envie, c’était de faire de la musique. C’était une vraie récréation pour moi, surtout à cette période de ma vie qui était assez difficile. Souvent, j’étais tellement frustrée de ne rien avoir pu faire pendant trois ou quatre jours que ça sortait tout seul. C’était hyper agréable.
HP : En vrai, plus on a de travail, moins on a de temps pour le faire et plus on est productif·ves. L’urgence et la contrainte, pour nous, ce sont des vrais outils pour avancer. Et les moments de remise en question que j’ai pu ressentir, ce sont des moments où j’avais trop de temps et pas beaucoup de choses à faire. Tu te mets à tergiverser, tu te dis qu’il faudrait que tu t’y mettes et ça ne sort pas.
EC : C’est clair, il n’y a rien de pire pour faire des choses que d’avoir le temps de les faire.
HP : Ouh, c’est bien dit ça.
LVP : Il y a un petit clin d’œil qui parcourt l’album et qu’on retrouvait déjà sur certains de vos morceaux précédents, c’est ce cri qu’on peut entendre sur plusieurs titres. C’est quoi, son histoire ? C’est une sorte de cri de Wilhelm musical ?
EC : C’est un hook qu’on utilisait déjà sur l’EP et qui est devenu une sorte de petite signature un peu malgré nous. À l’origine, ça vient d’un morceau qu’on aimait beaucoup et on avait adoré ça en termes de prod’.
HP : Je crois qu’on avait un peu peur du vide, du silence, et on essayait de combler le vide de nos prods avec différents éléments. Dès qu’il y avait une pause sur un morceau, on essayait de trouver un hook, un truc pour chercher à relancer.
EC : Sur nos prods, il y a rarement des choses qui se superposent, c’est devenu notre signature. Quand je regarde les projets d’autres artistes, je vois qu’il y a vingt ou trente pistes, tout est hyper bien organisé. Alors que quand je vois les nôtres, il y a des pistes partout, certaines où il y a seulement un élément dessus… Donc il y a rarement des superpositions, c’est plutôt un enchaînement de micro-éléments à droite et à gauche.
HP : Et puis en vérité, on est aussi un peu flemmard·e et on a un dossier dans lequel on récupère des éléments plutôt que d’en enregistrer de nouveaux !
C’est marrant d’imaginer le chemin de ce petit cri. On l’a récupéré, on l’a distordu, on a remis une disto dessus, on l’a détuné… Il a tellement été modifié, transformé au fil des titres que ça ne ressemble même plus à un cri à l’arrivée !
LVP : Sur cet album, on discerne une alternance entre des morceaux résignés et des morceaux plus révoltés, comme si l’idée était de prendre une revanche sur la vie pour prendre le dessus sur son destin. Est-ce que c’est comme ça que vous l’avez imaginé ?
EC : Faire le tracklisting d’un album, je trouve que c’est très difficile parce qu’il faut à la fois que ce soit cohérent en termes de son et cohérent en termes de narration. Je crois que c’est ce qui a été le plus compliqué pour nous, on a essayé des tas de versions et finalement, ça a plus été guidé par ce que ça racontait plutôt que par l’esthétique des morceaux en eux-mêmes.
C’est ce qu’on se disait en le faisant : cet album, c’est un album sur le passage à l’âge adulte mais comme il s’est construit à un moment où je vivais une rupture, c’est quelque chose qu’on retrouve en filigrane tout le long du disque. Et dans les faits, une rupture, c’est ça : des moments d’acceptation, des moments de résignation, des moments de tristesse, des moments de colère…
HP : Il y a aussi un moment où on s’est demandé ce que voulait dire OUI FUTUR au sens large, ce que ça impliquait dans nos vies en tant que jeunes adultes. On vit des choses qui nous blessent, qui nous font mal, mais on essaye de garder en tête que rien n’est grave, de rester optimiste malgré tout.
EC : C’est quelque chose que je trouve marrant sur cet album et qui m’amusait déjà sur DISCIPLINE :’), notre projet précédent : leur nom est en contradiction totale avec ce qui se passe dedans. Pour OUI FUTUR, on pourrait s’attendre à un album hyper positif mais c’est une dimension qui n’intervient que sur le dernier morceau avec une petite lueur d’espoir. Tout le reste est assez défaitiste.
LVP : En tout cas, je trouve que la tracklist est très cohérente. Le lien qui existe entre le premier et le dernier morceau et le cheminement qu’il y a entre les deux renvoient à l’idée qu’au fond, la vie n’est pas un long fleuve tranquille. On ressent une sorte de bataille intérieure pour s’accepter, accepter son passé et le temps qui passe pour trouver la force d’affronter le futur.
EC : C’est trop cool que tu l’aies capté. C’était vraiment le but : on voulait que OUI FUTUR prenne tout son sens et qu’il se termine sur un message d’espoir, un message plus positif.
HP : Et faire comprendre qu’en effet, le passage du point A au point B n’est pas toujours tout droit, il est semé d’embûches, de hauts et de bas… Mais le message, c’est de rester lucide et optimiste malgré tout.
EC : D’autant que quand on a commencé à écrire l’album, on ne se doutait pas qu’il allait sortir dans un contexte aussi pourri et que OUI FUTUR aurait un sens un peu plus large que celui de nos histoires personnelles.
LVP : Je pense qu’encore une fois, ça tient à la justesse de l’écriture qui permet aux personnes qui l’écoutent de se projeter dans ce disque.
EC : C’est marrant parce que quand Pas si dangereuse est sortie, beaucoup de gens m’ont écrit pour me dire que pour eux, ça ne parlait pas d’une histoire personnelle mais plutôt d’une génération, en mode « ma génération n’est pas si dangereuse ». Je trouvais ça hyper fort que ça prenne cette dimension, que ce soit si large. Et en réécoutant le morceau, je me disais que ça collait totalement, que ça aurait carrément du sens.
HP : C’est incroyable de voir la manière dont les gens ont perçu les titres, comment ils se les approprient. Ça prend des dimensions complètement inattendues.
EC : C’était déjà le cas pour Le volcan qui dort : quand ce morceau est sorti, pour nous, c’était une simple chanson d’amour. Pourtant, beaucoup de gens m’avaient écrit pour me dire qu’ils y voyaient une chanson hyper toxique dans laquelle je disais que même si le mec se barrait, je ne le laisserais pas partir.
HP : Ça pose aussi la question de la responsabilité qu’on a en tant qu’artistes, de la manière dont on dit les choses et dont elles peuvent être perçues.
LVP : Ce jeu de contraste entre les morceaux permet aussi de dessiner des temps forts et des temps plus calmes que vous exploitez en live. Comment vous l’avez travaillé, ce live ?
EC : C’est la première fois qu’on se disait qu’on avait envie de travailler quelque chose de conceptuel. Au Trabendo, le concert était divisé en trois actes : une première partie pop organique, une deuxième partie très calme et une troisième partie carrément teuf. C’est aussi la difficulté avec nos morceaux parce qu’ils sont très différents les uns des autres, on a des morceaux très organiques, d’autres qui sont très calmes, d’autres qui sont plus électroniques… Se mettre cette contrainte de diviser le concert en trois, ça fonctionnait bien. Même si c’était un vrai casse-tête, cette setlist !
HP : Ça nous est venu assez naturellement. Ce qui était important pour nous, vu qu’on commence à avoir pas mal de morceaux, c’était de ne pas être trop gourmand. Enfin je dis ça, mais j’aurais pu jouer deux heures !
On a voulu faire quelque chose de condensé, d’en faire un maximum sur un temps assez court. C’est ce qui nous fait kiffer quand on va voir un concert : qu’il se passe beaucoup de choses, qu’il y ait un max d’infos, que tu passes vite d’un état à l’autre. Personnellement, je trouve qu’il n’y a rien de plus chiant qu’un concert pendant lequel tu as l’impression de vivre le même morceau pendant une heure.
EC : C’est dur parce que la limite entre être rébarbatif et être indigeste, elle est très floue.
HP : Mais à choisir, je préfère qu’on soit dans l’excès. Que le public se dise que ça fait beaucoup, plutôt que l’inverse.
Ce qui nous rassure et qui nous permet de nous recentrer, c’est qu’on n’est que deux. Quoi qu’on fasse, ça reste nous et on n’aura pas l’impression de trahir notre langage. Même si on passe d’un morceau calme à un morceau plus énervé, on conserve ce langage, il n’y a pas de rupture brutale et il y a moins de risques d’égarer notre public. Et en plus, ça nous permet de ne pas nous enfermer dans un style.
EC : Oui, quand j’écoute l’album d’un artiste, ce que j’aime c’est quand je me dis qu’il s’est réinventé à fond par rapport à ses projets précédents, et c’est aussi ce qu’on a à cœur de faire.
LVP : Justement, votre musique est assez riche en termes de sonorités et pour lui donner vie sur scène, vous avez imaginé un live qui vous permet de passer tout à tour de la basse à la guitare en passant par les synthés et le chant. Est-ce que c’était important pour vous de conserver une unité autour de votre duo ?
HP : Oui parce que c’est ça, le vrai fondement d’Ojos : se retrouver tous les deux et en faire le maximum seul·es. Sur le live, ça s’est fait très naturellement. Il y avait cette envie de créer des tableaux et passer d’un instrument à un autre pour donner une forme de dynamisme. Je pense aussi qu’on avait envie de ça pour ne pas s’ennuyer.
EC : Être deux, c’est une contrainte qu’on a choisi de s’approprier. Parce qu’on aurait pu prendre des musicien·nes mais ça aurait été une solution de facilité. On a envie de développer cette formule à deux au maximum parce qu’on a l’impression qu’il y a encore beaucoup de choses à explorer.
HP : On a pensé à travailler avec des musicien·nes mais on a beaucoup déconstruit ce truc-là et ça nous a beaucoup décomplexé·es de nous dire que c’est de la musique électronique, qu’il n’y a pas à se cacher de ça et que c’est une proposition comme une autre. On l’assume totalement parce que ça a du sens que ça se fasse comme ça.
LVP : Pour finir, est-ce que vous pouvez partager avec nous un coup de cœur artistique récent ?
HP : En vrai, Saya Gray.
EP : Oh, j’allais dire ça aussi.
HP : Parfait. Ça représente tout ce qu’on aime : la liberté totale, le fait de ne se poser aucune limite. Ça fait du bien de voir des projets aussi créatifs et intrigants à la fois.
EP : C’est une des rares personnes qui arrive à faire matcher l’intelligence de l’écriture et la complexité de la production. Franchement, ça me bouleverse.
Pratiquant assidu du headbang nonchalant en milieu festif. Je dégaine mon stylo entre deux mouvements de tête.