Pablo Alfaya : “La musique me sauve la vie tous les jours et j’ai besoin d’essayer de reproduire ça pour les autres”
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Auteur·ice : Joseph Lanfranchi
07/11/2020

Pablo Alfaya : “La musique me sauve la vie tous les jours et j’ai besoin d’essayer de reproduire ça pour les autres”

Pablo Alfaya manie avec élégance les mélodies ensoleillées héritées de la vague surf pop. Il navigue en solitaire sur des eaux transparentes mais agitées. La jeunesse bouillonnante et lumineuse y défie chaque instant les irrésistibles doutes qui assombrissent le futur. Portée aux nues par cet affrontement cosmique, la musique retentit et éclabousse nos vies d’une sincérité aussi réelle que providentielle et poignante. On l’a rencontré quelques jours avant la sortie de son premier album, Hero, où le jeune musicien se rêve en Brian Wilson touché et sauvé par la grâce.

LVP : La sortie de ton album Hero était prévue en avril mais a été décalée suite à la pandémie, j’imagine.

Pablo Alfaya :  La maison de disque l’a décalée. Je l’aurais sorti quand même. Beaucoup de disques sont sortis pendant le confinement, et aujourd’hui la situation est presque la même pour le monde de la musique.

LVP : Comment vis-tu le fait de ne pas pouvoir le jouer en live devant ton public ?

Pablo : Très bien. C’est un album compliqué à jouer en live car il y a une multitude d’instruments, c’est très ample, très arrangé. Ce ne sont pas des morceaux qui se jouent seul sur scène. C’est difficile pour moi de reproduire l’œuvre, la chanson en tant que telle. J’ai essayé de le faire en live avec des boucles, mais je n’étais pas convaincu et le public non plus. Il faudrait qu’on soit dix sur scène. D’une certaine façon le COVID m’arrange dans mon processus personnel, à ce niveau au moins. Je peux me concentrer sur du studio, ce que j’aime vraiment.

LVP : Tu vas bien devoir le jouer en live à un moment.

Pablo : Oui, et c’est l’inconnu total. Je procéderai au feeling, comme pour la musique, et nous verrons. J’ai une petite formation, et à trois on arrive à faire quelque chose de sympa.

 

LVP :  Tu composes, tu joues et tu enregistres seul ?

Pablo : Tout sauf la batterie, que j’imagine et mime ou fais sur mon ordi, avant de le montrer à mon pote Julien pour qu’il la joue à sa manière.

LVP : Pourquoi cette solitude dans la création ? Ta musique est trop personnelle pour accepter un groupe ?

Pablo : Ma musique, en tout cas ce premier album, est très introspective. Je ne peux pas dire pour la suite, car je pense que chaque nouveau projet sera différent. Je n’ai pas envie d’être là où on m’attend. Le fait d’être seul s’est imposé sans que j’y réfléchisse, ce n’est pas un choix mais par nature. Je suis très solitaire, très pensif, et le fait de composer à plusieurs m’a toujours paru très éloigné de moi.

LVP :  Tu te vois évoluer dans une approche plus collective de la création, dans un futur proche ou lointain ? Ou participer à un projet plus collectif ?

Pablo : Bien sûr ! En fonction des rencontres que je peux faire, des connexions que je peux développer avec une vibe, un feeling ou quelqu’un. Je garde toutes les options ouvertes et ne veux surtout pas fermer des portes. Tout peut arriver. Je peux jouer avec quinze musiciens et chanter des textes en chinois, ou faire encore trois albums solo.

LVP : Tu as 25 ans, c’est ton premier album et je trouve qu’il porte beaucoup de doutes et de questions que les gens de notre âge se posent. Tu scénarises tes paroles, ou ce sont tes ressentis mis directement en musique ?

Pablo : Je fais tout à l’instinct. Il n’y a pas de calcul ni de scénarisation, puisque je n’y arrive pas. J’aimerais bien savoir le faire, me donner un objectif et m’y tenir, mais c’est impossible. Je procède au feeling et suis mes émotions sans rien remettre en question. Les thèmes de Hero sont très humains et liés à un certain âge, en effet. Le rapport au temps, à l’amour, à la mort, à l’ego. Le fait de se demander ce qu’on va faire du temps qui nous est imparti, alors que l’horloge continue de tourner. C’est très existentiel. Je sur-analyse les choses en permanence, et ça transparaît dans ma musique. Et j’espère que les gens, parfois même sans comprendre les paroles, juste avec l’émotion de la musique, vont être touchés par l’expression de mes sentiments intérieurs. Qu’ils vont s’y retrouver et s’y reconnaître naturellement. Car c’est très naturel, sans calcul. Je ne me suis jamais dit que j’allais faire un projet Beach Boys.

 

À ce moment-là je m’identifiais beaucoup à la personnalité de Brian Wilson, je sentais une connexion par rapport à ses troubles bipolaires et ses épisodes dépressifs, sur fond de toile de plage et d’univers summer. J’aime bien le contraste et la surprise qu’il permet de créer, cette part d’ombre avec la recherche de la lumière. C’est très humain.

LVP :  Donc tes textes s’échappent de toi, de ce que tu ressens, mais tu travailles beaucoup, et avec le sens du détail, tes compositions.

Pablo : À l’origine la musique est quelque chose de physique pour moi, d’instinctif, de tribal, avant toute la réflexion existentielle. D’où cette notion de jouer avec les sons. La production est vraiment importante pour moi. C’est un jeu d’archéologie des sons, d’en retrouver, d’en inventer, de resampler, de mélanger des esthétiques. Sans rentrer dans les détails techniques ennuyants, il y a des synthés analogiques et des instruments plus modernes, électroniques, des boîtes à rythmes. Il y a des sons de trap dans Hero, mais ils ne se remarquent pas tout de suite, car ils sont mixés avec d’autres. Il y a ensuite cette patine d’ego qui arrive dessus, avec les textes et les questions existentielles, toute ma pensée. C’est un moyen de garder l’équilibre et de s’exprimer, mais avant tout il y a cette partie physique et instinctive de la recherche de sons. C’est une vraie expérience sensorielle. C’est de la peinture, c’est créer des tableaux avec des couleurs.

LVP : Tu suis un processus créatif ?

Pablo : Aucun, c’est totalement sauvage et chaotique. Je n’ai aucune manière de procéder. Je lis des interviews d’artistes qui expliquent comment ils font, mais moi je n’en sais rien. Je suis là, j’entends un son, ça me donne une idée et ça s’enchaîne.

LVP : Combien de temps as-tu mis à composer les dix chansons de Hero ?

Pablo : J’ai commencé les premières ébauches de maquette à 23 ans, donc environ deux ans. J’ai beaucoup de mal à me mettre et à respecter des contraintes de temps. Je dois m’améliorer à ce niveau si je veux progresser dans l’industrie musicale (rires). La musique que j’écoute n’a rien à voir avec celle que je compose. J’écoute beaucoup de hip-hop et de musiques latinos. Dans ces milieux il y a du contenu produit en permanence. Le processus de création n’a rien à voir, il y a des producteurs, des lyricistes, des chanteurs. 

LVP : Parce que ce sont des artistes connus, avec une industrie très professionnelle autour d’eux, peut-être ?

Pablo : Pas seulement. Je travaille avec des rappeurs dans mon studio, et ils ne touchent pas un logiciel. L’important pour eux est de raconter une histoire, d’avoir leur personnalité et leur technicité dans la voix. Comme je n’appartiens à aucune communauté, je n’ai pas d’équipe fixe, avec des personnes dédiées à des tâches précises. C’est un fantasme d’avoir une équipe com, un designer, un graphiste. Mais au final c’est un ensemble de moyens matériels qui arrivent avec le succès financier. À mon stade je fais tout tout seul. J’ai eu la chance d’avoir l’appui important d’un réalisateur, et sans lui ce disque ne serait pas là, mais c’est tout. Et je ne peux pas savoir si dans un an cela aura changé. Peut-être que des gens me proposeront des projets et que j’accepterai. 

LVP :  Tu parles du futur, et c’est un thème qui revient pas mal dans ton album. Avec surtout cette très belle et très forte phrase, dans Ocean : “All I want is to be in a better place to be”. Elle révèle une angoisse, un besoin de transcendance.

Pablo : C’est la phrase la plus importante de l’album. C’est la soif d’absolu, le fait de penser que l’herbe sera toujours plus verte ailleurs. Que le futur sera toujours mieux, quelle que soit la situation présente. Et ce n’est pas vrai ! Ocean est une forme de lâcher-prise, un recentrage, un laisser-aller, sous forme de chansonnette, à se dire qu’on sera davantage soi-même ailleurs. C’est faux, et le problème vient de la difficulté de vivre l’instant présent. On passe notre temps à penser à ce qu’on pourrait faire de mieux, à qui on pourrait être. On souhaite quelque chose, mais sans savoir comment l’atteindre. Alors on se crée des illusions, en pensant qu’en changeant tel ou tel aspect de notre vie tout deviendra comme on l’a toujours rêvé. Mais l’important c’est de réussir à saisir l’instant présent. Au lieu de regarder le passé ou le futur, qui se confondent souvent.

 

LVP : Ta musique n’est pas forcément évidente à décrire. On pourrait dire que c’est de la pop, si cela voulait dire quelque chose.

Pablo : On peut dire que c’est de la pop, mais je ne donne jamais de genre pour la décrire. Je dis que je fais de la musique. J’aimerais qu’on identifie la musique avec l’artiste, mais c’est encore mon ego qui parle. Des mots sont plus intéressants que des genres pour la décrire : connexion, introspection, onirisme.

LVP : Dans ta bio tu mentionnes l’influence de ta grand-mère argentine, qui t’a donné une guitare quand tu étais un gosse. Comment ta vie t’a influencé, et t’influence encore, pour que tu composes une musique qui est très différente de celle que tu écoutes ?

Pablo : J’avais un groupe de rock, et au moment où j’y mets un terme je me retrouve vraiment seul et je commence à m’identifier à des personnages dans la même situation. À Brian Wilson des Beach Boys, dont j’ai déjà parlé. À ce mec dépressif et bipolaire, qui illustre tout ça sous un fond d’été très lumineux. J’étais dans l’ombre, à rechercher la lumière à tout prix, et je m’y suis très fortement identifié. Lors de la genèse de Hero, j’étais dans cet état d’esprit. Je change tous les jours, je ne suis plus la même personne du jour au lendemain. Et heureusement, car je ne veux pas être un musicien formaté, un mec à la Bob Dylan, dont les gens disent qu’il fait toujours la même chose depuis le début. Je suis un changeforme, je suis comme l’eau : en fonction du récipient ma forme évolue et s’adapte, mais je laisse une trace.

LVP : L’eau est un élément qui revient souvent dans Hero.

Pablo : En tant que scorpion, l’eau est mon élément astrologique, et elle revient de façon prononcée dans ma musique. Elle m’habite et fait partie intégrante et vitale de ma connexion au cosmos. L’eau est toujours là, c’est une entité à part, un alter ego.

LVP : Cet album est très axé sur toi en tant que personne. Un musicien un peu plus âgé m’a dit récemment qu’avant il écrivait aussi beaucoup sur lui, mais que maintenant il ne peut plus qu’écrire sur le monde qu’il voit. Tu te vois évoluer dans cette direction ?

Pablo : Mes textes évolueront mais, quelque part, un chanteur parle toujours de lui. Ce sont nos perceptions, et elles nous sont propres. Tout est déformé par notre vision.

 

 

 

LVP : Hero est très introspectif, est-ce que dans ta musique future tu pourrais élargir ton spectre, tes sujets ? 

Pablo : Je ne sais pas du tout. Mon envie profonde est que ma musique se déconnecte de moi, d’une façon ou d’une autre. Je suis un peu fatigué d’être là-dedans. Je vis seul et passe beaucoup de temps solo dans mon studio, très isolé. Je n’ai jamais fait partie d’une bande d’amis que je voyais tout le temps, je ne vais que rarement en soirée. C’est un vrai paradoxe car, à ce stade, pour réussir à me reconnecter avec moi-même, j’ai besoin de sortir de moi et de me mêler aux autres. L’unification avec les autres en est la clé. 

LVP :  Que penses-tu que les gens ressentent en écoutant ta musique ? Et qu’aimerais-tu qu’ils ressentent ?

Pablo : De l’amour et du courage. De l’amour envers eux-mêmes, et qu’ils se disent que c’est une richesse de le ressentir. Qu’ils acceptent cette émotion comme une expérience sensorielle. J’ai envie de guérir les gens. Que, même de très loin, on se connecte sur cette planète, au moment de l’écoute d’une chanson ou du visionnage d’un clip. La musique me sauve la vie tous les jours, et j’ai besoin d’essayer de reproduire cela pour les autres.

LVP : L’apogée de cette connexion avec les autres, le moment où l’expérience sensorielle est la plus forte, ça ne serait pas pendant un concert ?

Pablo : Je ne m’identifie pas à ce sentiment, car je ne vais presque jamais voir de concerts. J’en ai vu très peu. Les concerts qui m’intéressent ne me sont accessibles que via internet. Ensuite, parce que je ressens trop de frustration lorsque je suis dans la fosse. Je veux être sur scène. J’analyse et je fantasme sur le fait d’être un jour à la place des artistes, comme toutes les personnes qui font de la musique. Par contre, je suis très connecté à des artistes via internet. Je n’ai pas besoin de les voir en live pour vivre l’expérience de façon totale. Il y a plein de points d’accès en dehors des concerts, pour se sentir proche des musiciens et de leur univers.

LVP : Quel image de toi essayes-tu de donner à travers cette interview ?

Pablo : Je ne sais pas, car je ne sais pas qui je suis, je me cherche en permanence. Mon estime de moi est très changeante. Il y a sûrement des masques dus à mon ego, que je ne vois pas. J’ai pensé à préparer l’interview avant de venir. Certains le font, mais je ne sais pas le faire et je n’ai jamais fonctionné en anticipant, ni en préparant le terrain. L’important pour moi est de me rapprocher des gens, de montrer que je suis ouvert et qu’on peut discuter de tout sans sujet tabou, sans essayer de se montrer plus fort qu’on ne l’est.

LVP : Y a-t-il un ou plusieurs sujets qui te tiennent à cœur, mais dont personne ne te parle jamais ?

Pablo : Je sens plus des décalages entre ce que les gens pensent de moi, de ce que je devrais être et mon expérience réelle des choses. On me dit de ne pas être triste car je fais ce que j’aime, que j’ai de la chance, comparé à des gens qui sont dans un bureau toute la journée. J’ai conscience de la chance que j’ai, mais je n’y prends pas toujours du plaisir. C’est le fantasme de l’artiste toujours en train de vivre des choses incroyables. J’avance avec mes pardons, mes parts de doute, comme quelqu’un qui bosse à l’usine et qui vrille car il s’est planté dans son mariage, planté dans son travail, planté avec lui-même et s’est voilé la face. J’ai les mêmes difficultés que n’importe qui, et c’est vraiment difficile à faire comprendre aux gens. 

LVP :  Sortie de route est la seule chanson en français. Elle a un sens particulier ?

Pablo : Sortie de route parle de mon grand frère, qui est atteint de schizophrénie, une maladie très grave. Il ne comprend pas l’anglais, donc j’ai écrit les paroles en français. Cette chanson fait partie de mon histoire, ça me tenait à cœur, et elle s’est imposée d’elle-même. Quand tu es atteint de schizophrénie, tu es tout de suite sorti de la société. C’est une déclaration qui est là, et peu importe qu’elle soit différente des autres pistes. 

LVP : Quelles sont tes influences non musicales ? Ce que tu veux, en dehors des Beach Boys ?

Pablo : Les boxers pour la notion de combativité, de rigueur et de discipline personnelle, des traits de caractère avec lesquels j’ai beaucoup de mal. Les réalisateurs de films, et surtout Kubrick, qui arrive à ne jamais se répéter, qui explore et qui est toujours là où on ne l’attend pas. Les acteurs, qui arrivent à rendre l’invisible visible. C’est incroyable, et c’est ce que j’espère faire : voir l’invisible et permettre aux autre de le ressentir, ou même le faire vivre. 

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