Perfume Genius a le coeur en feu sur son nouvel album
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Auteur·ice : Flavio Sillitti
21/05/2020

Perfume Genius a le coeur en feu sur son nouvel album

Set My Heart On Fire Immediately, traduisez “Enflamme mon coeur sur le champ” et comprenez l’urgence de ressentir à tout prix. Car si la vie n’est que passagère, qu’en est-il de nos passions ? Si nos corps ne sont qu’éphémères, qu’en est-il de nos âmes ? Avec cette cinquième œuvre éclectique, Perfume Genius s’inspire de sexe et d’amour pour poser des mots et des mélodies sur nos rapports complexes à nous-mêmes. À nos corps, nos identités, nos expériences. Dans une vocation sincère de questionner le temps qui passe et ce qu’il nous laisse. En déconstruisant les codes des ballades classiques des années 60, l’artiste nous livre un manifeste contemporain d’émotions intemporelles. Une thérapie musicale maîtrisée de bout en bout.

À la source de cette brûlante nécessité d’incendier ses ventricules, on retrouve The Sun Still Burns Here, une série de performances vibrantes articulées autour des arts musicaux et corporels, mêlant danse contemporaine et chant. Une expérience qui éveillera en Mike Hadreas cette lucidité transcendantale de la liberté corporelle la plus totale. Your Body Changes Everything“, scande d’ailleurs l’un des titres les plus puissants de l’opus. C’est donc en explorant cette connexion nouvelle avec son propre corps que l’artiste sera amené à repenser son rapport à la vie, remodelant ses sonorités par la même occasion, à l’aide du visionnaire Blake Mills. On s’éloigne ainsi de la sobriété mélancolique majoritairement homogène de ses débuts, pour une disparité alléchante, s’appropriant les gimmicks de la pop, de la country ou encore de la dream pop, pour constituer un disque alternatif fascinant et riche, parfois pétulant et parfois vaporeux.

Corporalité et sexualité étant sœurs, les thèmes libidineux reviennent beaucoup sur le recueil. Une fibre sexuelle abordée pour ce qu’elle est : le reflet fidèle de nos bestialités, mais aussi de nos spiritualités. C’est ainsi que le céleste Jason nous entraîne au cœur d’un ballet charnel éphémère, dont l’obscurité de la nuit éveille les passions aussitôt muselées par la tangibilité du lendemain matin. Le morceau réussit alors à décrire en musique ce sentiment suspendu de rêve éveillé, le vivace souvenir d’une connexion aussi forte que fragile. De quoi nous ramener avec nostalgie à nos one-night stands les plus marquants. Sur Just A TouchHadreas met en lumière le côté sexy d’une séparation. Vous avez bien lu. Plutôt que d’exploiter ennuyeusement la douleur d’une rupture (déjà vu !), c’est ici l’aspect plus sensuel de cette expérience traumatique qui est mis en avant. L’envie de se toucher une dernière fois, générant une effusion lubrique incomparable. Faire l’amour comme si c’était la dernière fois, sauf que c’est la dernière fois. Et plutôt que d’illustrer cet élan dissolu à l’aide de rythmes explosifs ou extravagants, c’est en jouant sur le côté épuré de quelques notes de basse et l’élégance d’une voix pure que Perfume Genius enrobe cet hymne à l’au revoir d’une couche de glamour. “Comme un corps enduit de miel.” Délicieux.

Le chanteur s’attaque également à nos relations avec autrui. L’enfer, c’est les autres. Ici, l’enfer c’est surtout l’autre. Celui ou celle pour qui on remuerait ciel et terre sans concessions. On The Floor décrit précisément cette obsession corrosive à l’égard de l’être adulé, la passion brûlante et aveuglante, reflétée dans l’effervescence instrumentale galvanisante de ce tube purement pop. “How long ’til this washes away? How long ’til my body is safe? How long ’til I walk in the light? How long ’til this heart isn’t mine?” Les questionnements en cascade du refrain le prouvent, Hadreas est bouleversé par les sentiments contradictoires qui accompagnent un coup de foudre : entre joie indicible et égoïsme sous-jacent, idéalisation utopique et naïveté douloureuse. Pour qui tombe-t-on amoureux·se, si ce n’est pas pour soi ? Des énigmes interactionnelles soulevées notamment sur Nothing At All, qui déconstruit, d’une certaine manière, la théorie du don maussienne. Donner et recevoir naturellement, harmonieusement, égalitairement. Telle semble être la philosophie relationnelle idéale. Et pourtant, le morceau en prend ici le contre-pied, en poétisant la beauté du don unilatéral de son être et de son âme, avec ou sans retour. La beauté du dévouement sur fond de percussions en filigrane, agrémentée d’une ambiance électrique ascendante qui se mêle parfaitement aux parties chantées. L’ensemble se clôture sur un vacarme électrifiant, juste en tout point.

Plus complexe encore, c’est finalement sa façon d’appréhender sa relation à lui-même qui fait de cet album un chef-d’œuvre indiscutable. À 39 ans, Mike Hadreas semble sujet à des crises existentielles mouvementées, qu’il décide ici de sublimer. “Half of my whole life is done.” Tels sont les mots qui ouvrent Whole Life, et le disque par la même occasion. Un constat vertigineux qui s’impose à l’artiste comme une occasion de se rappeler de cette faculté invincible de se réinventer. De cette possibilité d’emprunter un chemin opposé à tout moment. La liberté inconditionnelle d’être qui l’on veut. Jouant d’une dualité magnétisante entre piano frissonnant et ensemble de violons imposant, cette introduction fait référence à l’univers d’un mythique Roy Orbison, nuancé toutefois d’une douceur à base de notes éthérées de glockenspiel. Dans un tout autre registre, Describe offre son lot d’intensité à partir d’un sujet abstrait et souvent poétisé : le souvenir. Initialement pensée comme une pièce mélancolique et froide, c’est Blake Mills qui pensera à l’esprit plus charnu de la version finale en y intégrant des lignes de guitare électrique foudroyantes. En ressort un titre duel, tiraillé entre la hargne instrumentale et la timidité vocale. Du génie.

On retrouve cette notion de liberté dans les choix stylistiques audacieux de Without You, avec son ambiance country. Ainsi, dans un élan subversif de révolte contre la catégorisation des genres musicaux, Perfume Genius adopte l’allégresse et la vibe légère d’un bon Dolly Parton. Étonnant, mais convaincant. Sur Your Body Changes Everything, le musicien s’offre une parenthèse, sur des sonorités héroïques tout droit sorties d’un film de gladiateurs. Une proposition qui lui permet d’illustrer ses engagements queer et de mettre en lumière la complexité du genre, d’embrasser à la fois sa masculinité et sa féminité, pour écraser la fine frontière qui les sépare. Une façon aussi pour lui d’exprimer sa liberté identitaire et de décider des traits qui le caractérisent. “La plupart du temps, j’ai l’impression d’avoir à faire un choix – une émotion, une façon d’être. Mais souvent, je suis deux choses contradictoires à la fois. Il peut paraître plus simple d’en choisir une, même si c’est la pire, parce que c’est la plus simple à comprendre. Ce n’est pas le cas en ce qui me concerne.”

Finalement, c’est l’univers onirique de l’ensemble qui nous gagne. Les envolées brumeuses de Some Dream, ou encore de ce Leave hypnotisant, bercées d’une lugubre intensité inquiétante mais poétique. Borrowed Light, “son titre le plus triste” d’après l’artiste, scintille de sensibilité et de mélancolie. La plus belle façon de clôturer ce travail d’orfèvre, indéniablement. En y abordant  les doutes qui l’habitent, Hadreas exprime cette peur de l’inévitable : et si tout cela n’en valait pas la peine ? Et si sa musique n’était qu’une distraction solitaire ? Et si le monde continuait de tourner sans notre présence, pourtant si centrale et indispensable ? Les angoisses universelles d’un homme ordinaire, coiffées de musicalité vibrante et touchante.

Set My Heart On Fire Immediately, c’est l’ordre d’embrasser l’instant présent, de chérir la forme actuelle des choses et, inéluctablement, la forme actuelle de notre être. Comme une lettre d’amour non pas seulement à soi-même, mais à tout ce qui nous constitue : nos échecs, nos victoires, nos doutes et nos révélations. Rarement une musique n’aura crié si fort l’envie de ponctuer sa vie d’émotions et de passions, rarement un art n’aura su canaliser si justement la liberté complexe d’un être et la beauté évidente qui en découle.


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