Atoms, le second album de Platon Karataev, est l’un des disques les plus marquants de cette première moitié de 2020. Les musiciens y abordent en profondeur et avec une intelligence rare des thèmes complexes, aussi intimes qu’universels. Au fil de pistes métalliquement folk où l’épique le dispute à la poésie, ils s’interrogent. Qui sommes-nous réellement ? Comment se connaître soi-même et les autres sans juger ? Comment la musique peut-elle nous épauler dans une quête si exigeante ? En tant qu’auditeurs, nous en ajoutons une : comment sont nées ces chansons, aussi belles que nos pensées et aussi fortes la nuit ? Avec l’aide d’un des deux chanteurs et guitariste, nous avons essayé d’approcher encore un peu plus leur musique.
La Vague Parallèle : Vous êtes plutôt inconnus en France. Votre premier EP, Orange Nights, date de 2016, mais est-ce que vous pourriez vous présenter un peu plus ?
Gergely : Sebö et moi sommes des amis d’enfance, nous jouions au football dans le même club quand on avait 10 ans. Il a arrêté le foot et on s’est perdu de vue un moment, mais nos goûts musicaux nous ont rapprochés quelques années plus tard. En 2016 on a formé Platon Karataev avec Soma, qui est aussi batteur d’un super groupe underground hongrois : Galaxisok. Depuis 2019 et le départ de notre premier bassiste, Laci a repris ce rôle. On vit tous à Budapest, Laci est prof, Soma travaille dans une galerie d’art, Sebö et moi sommes psychologues.
LVP : Atoms est un album qui aborde des thèmes et des questions profondes et complètes. Vous vous y interrogez sur beaucoup de sujets, notamment qui nous sommes réellement et comment être soi-même. Est-ce que l’album vous a aidé à y voir un peu plus clair ?
Gergely : Ce sont des questions que nous nous posons, mais nous n’avons pas les réponses. L’être humain est composé d’un nombre incroyable de couches, nous nous y perdons dès que nous essayons de les explorer. Personnellement j’arrive mieux à m’observer à travers le silence, la composition et l’écriture des paroles de nos chansons : le processus créatif derrière nos musiques de façon générale. Rarement j’ai réussi à voir les différentes parties qui me composent de façon transparente, dans leurs vraies formes d’existence, sans aucune distorsion de leurs réalités. Je n’ai pas les mots pour en parler, mais j’ai ressenti une incroyable unité. Je crois aux rencontres, à la fois avec nous-même et avec les autres. Lorsque je m’observe, je vois aussi les autres et lorsque j’arrive à vraiment échanger avec les autres, je parviens à me regarder moi-même de façon plus claire.
LVP : C’est cette recherche qui explique l’évolution de votre musique entre votre premier album For Her et Atoms ?
Gergely : For Her était un album plus acoustique, dont les principales sources d’inspiration venaient de groupes de folk anglais et états-uniens. Depuis nous avons beaucoup évolué en tant que groupe, mais aussi en tant que musiciens et compositeurs. Nous avons acquis de nouveaux outils, et donc de nouvelles façons de nous exprimer. La notion de catharsis étant centrale à ce deuxième album, nous avons souhaité un son plus puissant et plus global. Atoms est très différent de For Her, mais la structure des chansons reste assez semblable. Bien sûr nous avions aussi envie de produire quelque chose de différent de ce que nous avions fait par le passé. L’envie de ne pas se répéter était forte, nous n’avions pas envie d’être catégorisés. Ce qui est super, c’est que cette évolution nous permet d’être enthousiastes pour l’avenir. En regardant en arrière, on réalise qu’on ne se rendait pas compte d’où on allait et on espère que ça continuera ainsi.
LVP : Il y a une vraie complicité dans la façon dont votre musique est jouée, ça lui donne une cohérence et une force. Comment vous fonctionnez, en tant que groupe ?
Gergely : En général les premières idées d’une chanson viennent de Sébö et de moi. C’est la démo, en quelque sorte, souvent composée dans nos chambres. Pour cela il n’y a pas de recette ou de procédé, je dirais que ce n’est même pas intentionnel. On ne fait pas attention, et un jour la structure de la chanson est là. Ensuite, de façon classique, on s’enferme en studio et on bosse dessus tous ensemble. Les paroles peuvent être écrites à n’importe quel moment, dans ce laps de temps. Parfois tout vient d’un seul mot, parfois les dernières phrases sont écrites lors de l’enregistrement de la chanson.
LVP : Ce qui est intéressant, c’est qu’il est difficile de dire si vos chansons sont composées sur le moment de façon très spontanée, à la suite d’un ressenti ou d’une expérience, ou si bien plus de temps et de réflexion est mis dans leur écriture.
Gergely : Oui c’est ça (rires), rien d’autre. Chaque chanson est différente et a sa propre histoire, mais leurs origines viennent soit de ce que l’un de nous a vécu récemment avant de l’écrire, soit d’une réflexion plus aboutie.
LVP : À quel point êtes-vous la musique que vous composez ?
Gergely : C’est une question difficile, car les frontières sont floues et nébuleuses à ce niveau. On peut avoir l’impression que nous écrivons ces chansons, mais en fait on ne sait pas bien l’expliquer. Quelles que soient les étapes qui aboutissent à le production d’une chanson, elles arrivent juste comme ça, et nous ne savons pas d’où elles viennent vraiment. Nous essayons cependant d’en trouver l’origine. Nous essayons de parler des choses les plus universelles, à un niveau très personnel. Je pense que l’idée générale est qu’en plongeant assez profondément en nous-mêmes nous dépassons le stade individuel et contemplons enfin l’inconscient universel. À ce niveau les mots ne suffisent plus pour décrire ce que nous voyons, mais nous essayons quand même de transformer cela en musique et en paroles. C’est en réalité impossible car la moindre transformation, ici à travers l’expression lyrique et sonore, altère la nature même de ce que nous avons vu.
LVP : C’est assez philosophique, comme façon de composer. Quels sont les livres que vous avez lus et qui vous ont marqués, pendant ces dernières années où vous composiez Atoms ?
Gergely : Les paroles ont une grande importance pour nous. Nous essayons d’avoir des paroles aussi denses que des poèmes, en quelque sorte. Cela reste des paroles de chanson et les mots trébuchent les uns sur les autres si tu enlèves la musique, d’où la co-dépendance de deux éléments. C’est ce qui fait toute la beauté d’une chanson. La littérature a un impact très fort sur notre musique. Les écrivains et écrivaines nous aident à exprimer nos pensées quand nos langues sont engourdies. Leurs mots y arrivent souvent mieux que les nôtres. La Bible, Rumi, Pessoa, Nietzsche, Keats, Kundera, et Shakespeare sont très présents tout au long d’Atoms. Des auteurs hongrois sans doute moins connus en France ont aussi eu une influence importante ; les trois principaux sont Pilinszky, Weöres, et Hegedűs. Nous n’avons jamais l’ambition d’exprimer des idées, des raisonnements ou des sentiments mieux qu’ils ont réussi à le faire. S’appuyer sur de tels génies te fait réaliser que tout ce que tu dis a déjà été mieux exprimé, et c’est une expérience qui permet de rester très humble.
LVP : Quel est le sujet que tu aimerais aborder dans votre musique, mais que les gens n’abordent jamais ?
Gergely : Le fait que nous sommes conscients que nous ne faisons rien de novateur, que nous ne réformons rien, ni au niveau de notre son, ni au niveau de nos paroles. L’époque actuelle influence beaucoup notre musique, mais seul très peu sont amenés à se distinguer. Nous sommes au début d’un très long voyage, et tout ce qui compte pour le moment est notre objectif : se frayer un chemin dans la musique à travers des chansons, sans faire attention aux attentes extérieures. Composer est essentiel pour nous, presque autant que respirer, d’une certaine façon. C’est pour cela que c’est incroyable de voir nos musiques résonner fortement chez les gens. La musique est si vitale pour nous que voir des gens être émus par nos chansons et s’y identifier est formidable.
LVP : Quelle image penses-tu essayer de donner à travers cette interview ?
Gergely : Je n’essaye pas de donner une quelconque image, même si je sais que le fait de dire ça, c’est déjà le faire. C’est très dur de sortir de cette logique de l’image. Nous sommes influencés par l’importance de l’apparence, et c’est une erreur. Je parle en tant que musicien, donc laissons la musique parler à ma place.
LVP : Quel est le meilleur moment pour écouter Atoms ?
Gergely : L’album a été pensé comme un tout, c’est vraiment mieux de l’écouter en entier en une seule fois, et pas une chanson par-ci par-là. Ce n’est pas de la musique de fond, ça demande un peu d’attention pour en profiter vraiment. Une promenade la nuit serait une bonne idée, ou assis seul chez soi dans le noir, avec les yeux fermés. Lorsqu’il pleut, que tu n’as pas de parapluie et que tu t’abrites sous un porche ; cela t’offre une courte pause dans ta vie, à contempler l’entropie stupide qui nous entoure constamment. La pluie s’arrête mais l’album n’est pas terminé, et tu restes donc debout, à l’écouter jusqu’au bout.
LVP : La musique hongroise actuelle est très peu connue en France, as-tu des recommandations, des groupes locaux préférés en ce moment à nous conseiller ?
Gergely : La scène underground, ou indépendante plutôt, hongroise, est vraiment très vivante et inspirante. Je ne sais pas choisir un groupe en particulier, mais tu peux aller écouter Middlemist Red,Mayberian Sanskülotts, Fran Palermo, Mordái, Bohemian Betyars,The Qualitons et Gosheven. Cela couvre différents styles de musique, bien sûr il y en a bien plus, mais tu auras déjà une bonne image et quelques trucs vraiment cool.
Essaye de faire de ma surdité rythmique un atout.