Disclaimer : Nous utiliserons ici le mot “femme” = toute personne s’identifiant comme telle. Nous parlerons souvent des femmes mais nous n’oublions pas les personnes sexisées en général, les personnes racisées et toute personne issue d’une minorité qui serait invisibilisée dans l’industrie musicale.
Avez-vous déjà pu entendre que si les femmes sont sous-représentées dans les lineups de festivals ou dans les médias culturels, c’est parce qu’il y en aurait moins au sein de la communauté artistique ? Cette affirmation radotante nous a suffisamment titillé·es ces derniers mois et après moult recherches, nous pouvons vous dire que ceci n’est ni plus ni moins qu’une excuse en majorité. Pour ce qui est de la minorité, il s’agit d’un problème systémique qu’il ne tient qu’à nous de régler petit à petit (avec un peu de volonté tout de même, wink).
Le monde musical n’est pas épargné par le patriarcat, oh que non. C’est une réalité que tous·tes les professionnel·les de la musique connaissent, que d’autres perpétuent et que certain·es combattent. Lorsque vous appartenez à cette dernière catégorie, vous avez sûrement eu beaucoup de débats sur le sujet, tous aussi fatigants les uns que les autres. Ce sexisme ordinaire, cette “excuse”, on pourrait l’appeler “bouclier”, utilisé par les personnes qui n’ont pas encore réalisé les mécanismes systémiques qui règnent dans notre cocon musical florissant. Il se formule de cette façon : “Oui mais c’est parce qu’il y a peu/moins de femmes”. Ce serait donc la clé, l’explication au manque de représentation, la réponse à tous nos questionnements. Ne vous inquiétez pas, il y en aura pour tout le monde !
Ce dossier est dédié à la déconstruction de cette excuse jetée d’une main légère à tout va. Ce faisant, il se peut que nos propos piquent votre ego par moment. C’est exactement pour cela qu’il est important de l’écrire.
Plateformes de streaming et algorithmes
Commençons par les bases de toute écoute musicale du XXIe siècle : le streaming. Ces plateformes, dont l’activité principale n’est pas de mal payer les artistes (bien qu’il n’y paraisse), ont changé nos habitudes d’écoute – vous connaissez la chanson. Avec elles ? Un algorithme tout puissant dirige notre écoute, faisant des recommandations pour nous aider à naviguer parmi les quelques millions de titres qui tapissent la plateforme. Son boulot se résume à faire des raccourcis et ce, pour notre plus grand bonheur. Mais ne serait-ce pas ce même genre de raccourcis trop raccourcis, qui peuvent mener à de la discrimination ?
Eh bien si. Il y aurait ce qu’on appelle des “biais algorithmiques” qui sont en fait l’écart entre ce qui est recommandé et la réalité. Ces biais offrent des résultats différents en fonction de critères comme le genre, la couleur de peau, la religion, l’orientation sexuelle etc., ce qui va à l’encontre d’une dynamique inclusive. Ils reproduisent des comportements de société qui sont eux-mêmes biaisés et c’est comme ça qu’on finit avec 3/4 d’hommes blancs dans nos playlists si on n’y prête pas attention.
Une étude de l’Université de Pompeu Fabra en collaboration avec l’Université d’Utrecht (par Andrés Ferraro, Xavier Serra et Christine Bauer) a d’ailleurs démontré que les 6 premiers titres recommandés en aléatoire dans le classement des services de streaming sont signés par un artiste masculin, rien que ça. Les abonné·es doivent donc attendre la septième ou huitième chanson pour entendre une artiste féminine. En partant de ce triste postulat, on se rend compte qu’en écoutant ces artistes recommandés, pour peu que vous n’arriviez pas à la 8e personne, l’algorithme va tirer des informations sur vos préférences. Cela crée une boucle de rétroaction de biais sexistes dans les suggestions musicales. Pour remédier à cela, les scientifiques proposaient une méthode plus équitable et surtout plus avantageuse pour les femmes, qui consisterait à réorganiser les recommandations calculées par l’algorithme de base en déplaçant les artistes masculins d’un certain nombre de positions vers le bas. Selon leur simulation, les utilisateur·ices écouteraient plus de femmes et l’algorithme dit de “machine learning” apprendrait de ce comportement et le consoliderait.
Parallèlement, Spotify a créé un programme appelé EQUAL qui vise à plus d’inclusivité et de visibilisation des femmes. Ce programme a son lot de questionnements, mais malgré tout arrive à visibiliser les artistes talentueuses qui composent notre société, jusqu’à placer des artistes sur les Billboards de Times Square. L’EQUAL Hub détient un espace dédié afin de mettre en avant les femmes créatrices de la plateforme, avec notamment une playlist EQUAL Global, et des playlists EQUAL locales. Spotify se dit engagé à rendre l’industrie plus inclusive, malgré le degré discutable de cet argument.
Ce genre d’initiatives méritent d’être célébrées, tout comme les soirées et festivals qui laissent la place aux personnes sexisées et les mettent en avant, là où iels ne le sont pas d’habitude. On pense aux projets des Volumineuses, le Bru·x·elles Festival, les soirées Trap Queens, etc. ici en Belgique. Néanmoins, il ne faut pas qu’un seul espace pour écouter des femmes comme les soirées 100% rap/rock “féminin”. Il faut aussi les inclure dans une réflexion globale où elles ont leur place autant que les hommes dans des programmations mixtes.
Genres spécifiques et femmes* sous-représentées
Intéressons-nous plus spécifiquement aux genres de musique, terrains fertiles pour la production massive de cette excuse, parfois à raison et parfois à tort. Il existe bien des genres musicaux qui dénombrent moins de femmes dans leurs rangs. Il est intéressant de comprendre les raisons de cette pénurie pour mieux travailler à rendre ces domaines accessibles à tous·tes. A contrario, il y a des genres où ce stéréotype erroné est véhiculé et encouragé par cette excuse, qui a vraiment bon dos pour le coup.
Rock dur/metal
Si de plus en plus de femmes s’adonnent à l’art du scream ou de la 7 cordes, il semble justifié de dire qu’elles sont sous représentées, voire invisibilisées dans le monde du metal. Ce genre reste prédominé par les hommes. Il suffit de scroller sur le compte Instagram de GuitarWorld pour s’en rendre compte, les covers du mythique magazine ne sont (presque) jamais consacrées à des femmes. Slash on t’aime bien, mais il serait peut-être temps de laisser ta place à Lizzy Hale ? Pourtant des femmes, il y en a. Si leur représentation varie en fonction des sous-genres et des différentes niches, que ce soit dans la fosse ou sur la scène, les femmes qui ne sont pas invisibilisées subissent une sexualisation banale.
En tant que musicienne, il est souvent difficile de s’imposer dans le metal. Lorsqu’on est sur le devant de la scène, il faut se montrer, être sexy, porter du cuir et des bas résille. Mais attention, il faut un juste milieu : trop sexy, c’est une pute, pas assez sexy, c’est un mec. De plus, ces femmes doivent travailler deux fois plus pour être prises au sérieux, prouver qu’elles ont autant de talent qu’un mec. Alors que pour les hommes, l’attente est principalement basée sur la production de musique de qualité, une femme doit se démarquer, et prouver qu’elle aime assez le metal pour faire partie du genre.
Puis pour les fans, c’est la même chose. Combien de fois, un homme ne vous a pas arrêtée dans la rue, pointant votre t-shirt Iron Maiden du doigt et en vous posant la fameuse question « cite-moi un album » ? Parce qu’en plus de devoir constamment se justifier d’aimer le genre, il faut aussi se justifier dans son choix de t-shirt.
Jazz
Les femmes et le jazz. Deux termes qui devraient être associés depuis les tous débuts du genre et paraissent presque antagonistes à l’heure actuelle. Pourtant, les femmes étaient présentes dès le début, eh oui ! Mais, parce que bien sûr il y a un ‘mais’ : on les a souvent reléguées au chant, au jazz vocal, dans lequel elles excellaient tout de même. Nul besoin de vous en citer les grandes pionnières, si ce n’est vous mentionner Nina Simone pour l’exemple d’une femme au chant et au piano qui a commencé sa formation dans le classique, comme musicienne. En effet, beaucoup de femmes se retrouveront dans des instruments connotés féminins et loin des instruments comme la batterie, la contrebasse et surtout très loin des cuivres.
Une tendance perpétuée à travers l’histoire, étudiée par Marie Buscatto qui a beaucoup écrit sur le sujet, montrant par exemple que 65% des chanteur·euses de jazz sont des femmes, alors qu’elle ne représentent que 4% des instrumentistes. Elle approfondit le sujet dans sa publication “Chanteuse de jazz n’est point métier d’homme” paru dans la revue française de sociologie en 2003. Un article des Grenades proposait aussi de découvrir une liste d’artistes de l’époque (100% femmes), à l’occasion de la journée internationale du jazz. On vous laisse vous documenter.
Force est de constater que ça n’a pas beaucoup changé. Si on regarde le paysage musical du jazz, nu-jazz, jazz fusion, et toutes ses variations, on peine à vous trouver des noms que vous connaîtrez assurément. Quelques artistes contemporaines qui ne sont clairement pas assez mises en avant par rapport à leur talent ? Mélanie Charles, Emma-Jean Thacray, Nala Sinephro, Georgia Anne Muldrow, et on en passe.
Rap/hip-hop
Le rap et le hip-hop, eux, ont une histoire plus compliquée. Ce sont des genres qui ont explosé en popularité ces dernières années et qui apportent énormément à l’industrie musicale, y compris en termes d’argent. Ceci étant dit, plusieurs stéréotypes vont venir s’y coller et le premier est celui de notre cher bouclier, qui ne nous avait pas manqué. Selon la légende, si on ne voit pas apparaître de femmes sur nos écrans et nos scènes, ce serait juste parce que les femmes sont très peu à rapper ou faire du hip-hop. Obviously.
Permettez-nous de vous dire que cet argument est faux – pleinement et assurément faux. Pour nous éclairer un peu, nous avons eu l’occasion de discuter avec Éloïse Bouton qui tient le media Madame Rap qui met en avant les femmes et personnes queer dans le rap. Sa plateforme représente une mine d’or, une base de données gigantesque de rappeuses à travers le monde, une pépite on vous dit. Si elle l’a lancée, c’est pour cette raison : “L’idée est venue du constat que, moi en tant qu’amatrice de rap, j’avais toujours écouté des rappeuses depuis les années 90. Et je ne comprenais pas que ça ne se retrouve pas dans les médias grand public ou les médias spécialisés, dans les affiches de festival, à la radio, etc.”. Mais aussi “l’envie de déconstruire certains préjugés qui consistent à penser que le hip-hop et le rap sont des espaces hyper hostiles aux femmes, hyper sexistes, très violents pour elles, pour les LGBT+ aussi”.
Enfin, le but est de visibiliser plein d’artistes méritant tout autant que leurs collègues masculins d’être connu·es du public. La page d’accueil de son site arbore une carte interactive qui nous apprend qu’il recense 2839 rappeuses et pointe où elles se trouvent sur le globe. Sur son Instagram, les posts défilent tous les jours pour présenter de nouveaux talents.
On oublie que beaucoup d’autres genres musicaux sont intrinsèquement sexistes, mais leur sexisme est moins mis en avant que celui du rap. Ceci nous amène à une des grandes problématiques qui nous ont lancé·es dans l’élaboration de ce dossier. Si les femmes sont là, comme nous le montre cette carte, pourquoi cette représentation ne se retrouve pas dans le paysage musical ? Petite piqûre de rappel : les femmes, c’est la moitié de la population mondiale, juste au cas où.
Les festivals et salles de concerts
Les festivals et salles de concerts jouent un rôle primordial dans la représentation des femmes au sein du secteur. Ce sont ces structures qui décident de programmer, de miser sur tel ou telle artiste pour le·la présenter au public. Malheureusement, si les programmations reflétaient réellement la diversité des profils artistiques, ça se saurait. Une polémique (aussi petite soit-elle) faisait son apparition en Belgique dernièrement à propos du festival Les Ardentes qui affiche à peine 14% de femmes dans sa programmation. Un rapport réalisé par Scivias a analysé la représentation des femmes et minorités de genre au sein de 13 festivals belges, et spoiler alert : c’est pas joli joli. Voici les festivals belges, en enlevant les hommes de la programmation, attention aux yeux :
Voir cette publication sur Instagram
Nous ne cesserons de le dire, si souvent un manque de représentation existe au sein des lineups, c’est aussi directement lié à la sous-représentation des femmes aux postes de programmation. Sarah Bouhatous, coordinatrice de la plateforme Scivias, nous disait à ce sujet : “Il y a aussi un cercle vicieux, dans le sens où les femmes sont moins programmatrices que les hommes – le rapport de Scivias, par exemple, c’est 17% de femmes au poste de programmation artistique. Moins de femmes qui programment, c’est aussi moins de diversité musicale. Sur scène, on ne va voir que ce qui est considéré comme beau ou intéressant par des hommes programmateurs. Ça, c’est déjà un énorme problème. Ça veut dire qu’on perd la vision (artistique) de la moitié de la population. […] Du coup, il y a moins de femmes sur scène, moins de femmes visibles, moins de femmes qui inspirent, moins de femmes inspirées, moins de femmes qui se lancent, moins de femmes programmées et on ne s’en sort pas en fait.”
Cet événement nous a beaucoup fait réfléchir mais nous a aussi donné l’occasion d’en parler avec des ami·es, collègues, etc. Inutile de vous dire que beaucoup d’excuses sont arrivées sur nos écrans et dans nos oreilles, les vilaines. Nous avons donc proposé à nos intervenant·es de commenter ces arguments afin de les déconstruire un par un. Chaud devant !
“Certains festivals ne sont pas des festivals de découverte, ils veulent ramener de l’argent”
Le but de certains festivals est seulement de programmer des têtes d’affiche connues qui ramènent et coûtent un paquet d’argent. Il est vrai que certains d’entre eux sont concentrés sur les “gros noms” tandis que d’autres sont focus sur le côté alternatif et la découverte. Mais bien qu’un Micro Festival existe pour nous montrer les projets moins connus et se vouloir niche de nature, dans tout lineup apparaissent des têtes d’affiche et des plus petits noms. Même au sein d’un festival alternatif, les projets qui ont le plus de notoriété joueront à la fin, c’est la règle un peu implicite des festivals. Alors, notre question est : Pourquoi les festivals qui misent sur des gros noms pour brasser de l’argent, laissent apparaître dans leur lineup des projets belges émergents qui ne rapportent rien ? Vous avez deux heures.
Tu peux aussi trouver d’autres moyens de faire de l’argent, sans discriminer personne
De plus, Marta Pallarès, Head of Communications au Primavera Sound, nous expliquait que programmer des femmes n’a pas empêché le festival de faire de l’argent, jusqu’au point de lancer cette année trois éditions sud-américaines : (It’s also true) from a sales perspective! I’m not making this up because I want to promote a certain gender. All of us at Primavera, at the end of the month we received our salary, all of us we have rent to pay, and have to pay for food. But the way to do that is also in evolving, because otherwise, we’re just monsters with stoned feet.”
Elle nous prouve ici, qu’en tant que festival de notoriété, il est possible faire de l’argent sans invisibiliser une partie des artistes. Comme le confirmait Éloïse Bouton : “Dire ‘Les blancs vendent plus que les noirs ou que les arabes donc c’est pour ça qu’il y a que des blancs’, ça ne va pas. […] Tu peux aussi trouver d’autres moyens de faire de l’argent, sans discriminer personne, plutôt que de dire que tu discrimines parce que ça ramène plus d’argent. Ce qui est très problématique comme discours.”
“C’est un risque de programmer des femmes”
Pour un petit festival qui n’a que peu de moyens, réaliser une programmation paritaire ou qui tend vers la parité est plus difficile, il est vrai. La raison ? Selon Augustin Schlit, programmateur au Squat Festival à Namur : “La contrainte première, c’est le budget. Quand tu as un budget restreint, ça crée une double contrainte”. Il avait à cœur de produire un lineup qui visibilise les femmes autant que les hommes, mais la réalité du terrain l’en a empêché. Il remarque : “On dit ‘Il n’y en a pas beaucoup’, mais elles sont pas poussées autant que les hommes par les agences parfois, j’ai l’impression. Les agents proposent d’entrée de jeu une majorité d’hommes et c’est donc le programmateur qui doit faire la démarche de fouiller plus loin lui-même.” Il nous confiait également que, parfois, dans le catalogue proposé par ces agences, l’argument “c’est un projet féminin”, arrivait souvent sur la table pour vendre. La maigre part allouée aux femmes dans ce portefeuille d’artistes servirait donc aussi à booster l’argument “inclusivité”, qui prime sur le talent des artistes, bien sûr.
And that not only means female and male, we also want to have people of color, Asian artists, a wide representation from people from the LGBTQi community
Par contre, un festival d’envergure qui a beaucoup de moyens n’aura pas autant de contraintes. C’est pourquoi l’excuse “Il y a peu de femmes” ne tient plus. D’ailleurs, le Primavera Sound, après une édition entièrement paritaire en 2018, arrive à maintenir ce standard sans difficulté depuis lors. Marta Pallarès commente à ce propos : “[…] we’re going to have a balanced lineup. And that not only means female and male, we also want to have people of color, Asian artists, a wide representation from people from the LGBTQI community. So, it’s about portraying diversity because we live in a diverse world and it is music that we honestly listen to here in our office. It’s not something that we have to make up. It’s music that we listen and we enjoy, so it’s really easy to have that on stage.”
Même dans les habitudes de programmation, la différence entre petits collectifs et structures établies se fait sentir. Sarah Bouhatous, coordinatrice de la plateforme Scivias (qui travaille pour plus d’inclusivité dans le milieu musical), nous expliquait : « J’ai lu une étude sur les différences de programmations des clubs parisiens et berlinois, qui montre que l’activité de programmation est en fait une « écoute relationnelle », liée aux échanges entre les programmateur·ices. A Paris, les réseaux de programmation sont très homogènes, on est beaucoup dans de l’entre-soi et les femmes sont peu présentes. C’est intéressant parce que ça montre vraiment comment une programmation est aussi liée à quelque chose de structurel. A Berlin ils sont plus hétérogènes, il y a moins cette figure du programmateur tout puissant, la scène musicale est aussi plus politisée, l’engagement militant n’est pas « disqualifiant », et les femmes sont plus présentes. L’étude montre que ça a un impact direct sur la définition collective qu’on va donner à la qualité musicale, et donc sur ce qu’on va programmer, et sans surprise, on trouve plus de femmes programmées dans les clubs berlinois. »
“Le public ne va pas accepter/aimer”
L’audience de certains festivals n’est pas réceptive à l’annonce de femmes dans le lineup sur leurs réseaux sociaux. On peut lire les commentaires (tous plus intelligents que les autres) : “C’est qui cette meuf”, “Je revends mon ticket”, “Nul”, etc. Nous apprenions lors de notre discussion avec Marta Pallarès qu’un backlash (ndlr. réaction forte et négative sur les réseaux sociaux d’un certain nombre d’internautes) leur était également arrivé en 2018 à l’annonce de leur lineup, avec exactement le même genre de réflexions. Elle nous confiait pourtant que cette année-là, leur samedi était sold-out, avec plus de 63 000 personnes sur le festival. Car pour chaque ticket revendu par les gens qui n’étaient pas réceptifs à ces projets féminins, trois personnes attendaient de racheter une place pour exactement ces raisons. Elle disait à ce propos : “If we continue programming as we think our audience wants, our audience is not gonna evolve. And eventually, we will find ourselves with empty venues.” Car selon elle, si on écoute ce public réfractaire, on ne va pas évoluer et ces mêmes personnes vont un jour arrêter de fréquenter le festival parce qu’iels en auront eu assez, et le public ne va donc pas se renouveler.
C’est important de ne pas céder à un public qui serait sexiste
Au fait, comment sait-on ce que notre audience veut ? Avec quelques commentaires Facebook ? Il ne nous semble pas avoir vu beaucoup de festivals faire des études de fond sur leur audience, leurs besoins et leurs envies. Éloïse Bouton rejoignait cette idée : “C’est important de ne pas céder à un public qui serait sexiste. Peut-être aussi que les festivals, s’ils ont un public sexiste c’est qu’il faut se remettre en question et se dire qu’ils ne veulent pas de ce public et que ça ne les intéresse pas de faire de l’argent avec des valeurs comme ça. Augmenter progressivement le nombre de femmes et assainir son public par la même occasion, c’est sûr que c’est un meilleur calcul sur le long terme.” Ce genre d’audiences attirées par les programmations presque entièrement masculines et refusant tout ajout féminin, créent sans doute un environnement plus hostile aux clientes femmes. Cela ne ressemble en tout cas pas à un comportement bienveillant envers les femmes.
Et le Prix Nobel va à Marta Pallarès : “If we are such crybabies that every time that someone says something on social media, we take it personally and we stop doing what we think we should be doing, that’s gonna be the end of us. Because music has always been political, music has always taken a stand.”
Il appartient donc aux festivals de normaliser le fait d’avoir des programmations plus paritaires et faire découvrir des femmes à leur audience. Le but est bien de vendre au public la confiance d’une programmation au top qui leur montre les artistes de demain. Les artistes de demain, ce sont aussi les artistes issu·es de minorités. Si ces programmateur·ices n’en connaissent pas alors qu’iels existent, c’est que peut-être iels ne font pas assez leur boulot ? Être à la tête de la programmation, c’est négocier des contrats, c’est un puzzle constant. Ceci étant dit, c’est aussi un travail de connaissances musicales et de créativité ; trouver des noms qui vont bien ensemble, dénicher les pépites qui seront plus tard des stars, et pouvoir dire “Il/Elle/Iel était ici au tout début de son projet”.
Si tous·tes les programmateur·ices misaient sur les femmes au même titre qu’iels misent sur les hommes, ces femmes rapporteraient aussi de l’argent au même titre que les hommes. Ce sont elleux qui ont aussi le pouvoir de faire connaître des noms et de les faire programmer par d’autres. Justement, de les mettre sur le même piédestal de prime abord et d’avoir confiance en leur musique comme on le ferait pour les hommes, aux côtés d’autres hommes dans la programmation. En gros, arrêtez de programmer seulement Aya Nakamura parce que c’est une femme dans le hip-hop et commencez à miser sur les noms qui seront les prochaines Aya de ce monde – tout en continuant à programmer Aya Nakamura parce que pourquoi s’en priver ?
Les médias
Les médias, plus précisément les médias musicaux et spécialisés dans un genre, sont souvent un beau désert quant à la présence des femmes. On y retrouve souvent des hommes qui parlent d’hommes, à d’autres hommes. Audrey Vanbrabant a créé L’Emoustille, une newsletter dédiée à mettre en avant les femmes dans l’art. Elle confirme : “En Belgique francophone du moins, les journalistes culturels sont en majorité des hommes blancs d’un certain âge”.
Il est aussi choquant de voir les feeds Instagram de certains médias tant les femmes semblent avoir disparu de la surface de la Terre. Parfois c’est le même constat avec les personnes de couleur, d’ailleurs. A La Vague Parallèle, on mesure notre manque d’inclusivité en regardant notre feed. Si on y voit trop d’hommes blancs (puisque c’est encore la tendance musicale), on parle d’autres projets qu’on a oublié de mettre en avant et qui le méritent tout autant.
Ici aussi, nous avons eu pas mal de jolies excuses pour justifier le manque de couverture féminine. Allez, on les déconstruit avec vous, on sait que vous en brulez d’envie.
“On couvre les femmes artistes quand il y a de l’actualité à couvrir”
Encore une fois, cet argument n’est pas valable. Ces femmes sont artistes et leur métier c’est de produire du contenu et de le sortir. Il est évident qu’elles produisent de l’actualité étant donné la surabondance d’artistes, et ce, peu importe leur niveau de notoriété. Éloïse Bouton nous expliquait d’ailleurs que, dans son média, elle fait 3 publications par jour, 5 jours par semaine. Ça nous fait 15 publications par semaine sur des actualités de projets menés par des femmes ou des personnes issues de la communauté LGBTQIA+. Elle nous avouait avoir du mal à n’en sélectionner que 15 de manière hebdomadaire, tellement les actualités fusent auprès des artistes qu’elle suit. Encore faut-il écouter des femmes, du coup : “[…] si tu vas la chercher, te renseigner, faire une veille – enfin faire un travail journalistique de base en fait – tu vas trouver que l’actualité des femmes elle est permanente.”
“Il n’y a pas beaucoup de rappeuses au top aujourd’hui”
Mais que veut dire “au top”, au juste ? Parlons-nous de la notoriété des rappeuses, et qu’il n’y aurait pas de rappeuse majeure ? Ou parlons-nous de la qualité de leur musique ? Tout d’abord, dans le cas de la notoriété, si aucune rappeuse ne semble majeure, c’est parce qu’il s’agit d’un problème systémique, engendré par les biais sexistes de l’industrie elle-même. Il y a moins de rappeuses majeures que de rappeurs majeurs, c’est déjà plus correct. La raison étant plus intéressante que l’affirmation : personne n’a assez misé sur elles pour les propulser à ce niveau et les rendre assez rentables ou assez connues pour qu’on en parle.
Quant à la qualité de leur musique, il y a plein de rappeuses au top, plein de rappeuses qui font le taff autant que leur pairs masculins. Mais ce concept de “au top” a été tenu par des hommes depuis longtemps, c’est pourquoi cette objectivité journalistique apparait désuète selon Audrey Vanbrabant : “Je crois qu’il existe aussi une vraie terreur autour de la neutralité et de l’objectivité. Cette question hérisse le poil d’une autre génération. La déontologie a été écrite il y a des tas d’années, et on a du mal à accepter que la neutralité (journalistique) a été pensée sur un profil cis(genre), blanc, voire laïque. Au même titre que le masculin qui est généralement accepté comme l’état neutre, on part du principe que la déontologie, c’est ça et rien d’autre. Pourtant, on vient tous d’un certain endroit, de certaines expériences. Il faut savoir s’en rendre compte pour parvenir à la neutralité.” La bio Instagram de l’Emoustille arbore d’ailleurs un ironique : « recos 100% subjectives ».
Laissons maintenant Éloïse Bouton nous expliquer l’absurdité de l’argument avec une analogie : “C’est comme si je dis « Cite-moi un président ou un ministre d’origine arabe » (en France). Il n’y en a pas, mais c’est un problème en fait. Ce n’est pas parce qu’ils ne sont pas là qu’il n’y en a pas, ils ne sont pas là parce que le système est raciste et que c’est difficile encore aujourd’hui de faire de la politique en France quand on est d’origine arabe et encore plus d’être dans un gouvernement ou se présenter à l’élection présidentielle par exemple. C’est le même problème.”
C’est donc prendre le problème à l’envers que de dire “Il n’y a pas de rappeuses donc je ne les programme pas”, surtout quand c’est notre travail journalistique d’aller les dénicher et de parler du paysage musical tel qu’il est. Pour pallier ce manque de recherche de la part des médias spécialisés, d’autres types de médias ont vu le jour, tels que l’Emoustille dont on vous a déjà parlé, mais aussi Radio Vacarme.
Radio Vacarme, c’est une webradio engagée dans la promotion d’artistes féministes et queer. Depuis septembre 2021 et leurs débuts, ses fondatrices, Chloé Pinaud, Winona Andujar, Delphine Tézé et Federica Grassi, ont à cœur de proposer des émissions de radio où “les femmes et personnes appartenant à la communauté queer [sont] entendues et représentées”. On y trouve des live, des podcasts, DJ sets, etc. toujours tournés vers la mise en lumière d’artistes femmes et LGBTQIA+, trop souvent marginalisé·es. Tout comme les femmes dans l’industrie musicale, les médias culturels qui mettent en valeur leur travail existent. Le tout est de leur donner, à eux aussi, de la visibilité.
Les médias sont le dernier maillon de la chaîne de l’industrie musicale, la diffusion. Dans l’Etude ST’ART consacrée à la filière des musiques actuelles en Belgique francophone, un schéma était dressé et plaçait la programmation et la diffusion comme fin de processus artistique. Il est aussi important de dire que même les salles et festivals ont besoin de la diffusion des médias. Ces derniers ont donc la responsabilité de diffuser tout ce que l’industrie a à proposer, pas une mince affaire si vous nous demandez notre avis. Il leur incombe aussi de souligner un lineup qui ne représente pas la réalité de la scène, de promouvoir les initiatives qui mettent en avant les invisibilisé·es et de dénicher les pépites de demain.
Mais comment ? Comme précisé précédemment, la présence de femmes dans des postes de décision est nécessaire pour assurer la diffusion d’une vision du monde qui ne se limite pas à celle d’une hégémonie d’hommes cisgenres blancs et hétéros. Le but ici n’est pas de diaboliser ce profil, mais de pousser à en écouter d’autres, qui vont amener plus d’inclusivité au sein des rédactions. Faire attention au traitement médiatique qu’on offre aux femmes, aussi. Par exemple, dans un lineup de têtes d’affiche, parler des projets de femmes et d’hommes dès l’introduction et ne pas reléguer les noms de femmes trois paragraphes plus loin. C’est aussi faire attention aux mots. “Girl group”, “girl power” à tout va – c’est non. Il faut parler des femmes comme on parlerait des hommes, pour leur talent (entendez donc : pas pour leur belle gueule).
Même si ces initiatives effraient les anciens journalistes, il faut continuer, au risque de froisser quelques egos jusqu’à ce que ce soit normalisé. Sarah Bouhatous nous disait à ce sujet : “Faire le chemin nécessaire pour arriver à la parité, ça peut être désagréable pour les hommes cis, et globalement pour toutes les personnes qui sont dans la « norme ». […] parce que, quand tu as certains privilèges, il faut forcément les perdre un peu pour rééquilibrer les choses. Mais il faut aussi voir qu’avec des programmations plus représentatives de nos sociétés, le secteur de la musique et ses acteur·ices auront tout à gagner, financièrement et en termes de vision artistique.”
À l’IHECS, par exemple, des étudiantes en presse et information se sont fédérées pour créer une antenne junior de Prenons la Une au sein de leur école. Il s’agit d’une association qui milite pour l’égalité dans les rédactions et qui lutte contre le traitement sexiste de l’information. Le milieu du journalisme n’est pas imperméable au sexisme, bien au contraire. Ce genre d’initiative cherche à s’assurer que les journalistes qui composeront les rédactions de demain soient plus éveillé·es et sensibilisé·es à la question de la représentation médiatique des femmes et des minorités. Un annuaire de professionnel·les femmes, personnes trans et non-binaire dans le secteur de la musique à vu le jour en mai dernier également. Il s’appelle Majeur·e·s et a été créé par l’association shesaid.so en France. Encore une piste pour engager et collaborer avec plus de femmes, elle est pas belle la vie ?
Réflexes à adopter (si vous les acceptez)
Toutes les excuses que nous avons vues dans ce dossier sont la conséquence du même problème : notre écoute reste très masculine. Nous avons donc appris que l’algorithme est discriminant, c’est un fait. En attendant la grande révolution algorithmique, comment écouter plus de femmes ? Tout d’abord, il faut reconnaître le problème et en prendre conscience dans sa propre écoute. Comme mentionné plus haut, on parle bien de machine learning qui apprend de nos goûts, de notre temps d’écoute, il est donc logique de se dire qu’écouter plus de femmes et minorités de genre vous donnera davantage accès à des femmes et minorités de genre dans vos suggestions.
On parle d'”accès”, car c’est réellement une porte ouverte à plus de talents que le petit spectre qu’on nous montre en temps réel. Il s’agit de faire du digging soi-même. Cela demande du temps bien sûr, du temps que tout le monde ne peut/ne veut pas allouer à ça, nous en avons bien conscience. Mais en tant que professionnel·le dont le métier est de programmer, autant en salles de concerts et festivals que dans les médias, il en va de notre devoir (désolée de vous l’apprendre).
Le clitoris a été découvert hier, l’endométriose, c’était ce matin […] S’il y a des femmes, ça transforme totalement l’histoire. Et c’est pareil que dans la musique, en fait
En bref, on aurait bien envie de dire “sortons-nous les doigts du cul”, mais ce ne serait pas très poli. Donc on laissera Marta le dire plus joliment : “Festivals have a responsibility and media also have a responsibility”. Il a souvent été dit au cours de nos interviews pour ce dossier que oui, ça doit changer, mais le changement prend du temps. Nous ne sommes pas ici pour pointer du doigt les mauvais·es élèves et demander à tout le monde de la jouer Thanos et de tout faire en un claquement de doigt. One step at a time. Il est difficile de changer le système et de régler tous les problèmes systémiques, mais il est impératif d’essayer petit à petit. Cela veut dire, concrètement, qu’un festival qui programme 10% de femmes peut tenter d’augmenter de quelques pour cent ce taux chaque année. Cela veut dire aussi qu’un média peut essayer de mettre en avant des projets menés par des femmes consciemment, pour les mettre en lumière, pas juste parce que ce sont des femmes mais parce que leur musique est qualitative. Rappelons tout de même que sans les personnes issues de minorités, il n’y a pas de musique.
Nous finirons par une citation de Sarah Bouhatous qui nous semble indispensable à cette clôture de dossier : “[…] ça me fait souvent penser à la médecine. (C’est) peu près le même schéma que la musique, c’est-à-dire que les femmes ont souvent été privées d’accès aux études de médecine et à la pratique de la médecine. Maintenant, il y a beaucoup plus de médecins femmes évidemment, mais, quand même, elles sont à des postes plus bas que les chirurgiens, les cardiologues, etc. Et, au final, qu’est-ce qu’on voit ? Que le clitoris a été découvert hier, l’endométriose, c’était ce matin et, franchement, je suis certaine que s’il y avait plus de femmes dans la médecine, (ces choses) auraient été réglées il y a des siècles. S’il y a des femmes, ça transforme totalement l’histoire. Et c’est pareil que dans la musique, en fait. Peut-être que la symphonie, ce ne serait pas un truc incroyable, peut-être qu’une femme aurait inventé une autre structure musicale et que ça nous aurait fait péter le cerveau. Eh ben, en fait, on saura jamais.”
Dossier réalisé en collaboration avec Philomène Raxhon et Chloé Merckx que je remercie particulièrement. Merci à toutes les personnes qui ont pris du temps pour répondre à mes questions et qui travaillent tous les jours pour que l’industrie soit plus inclusive. Un petit cadeau pour commencer le digging :
Mes articles sont plus longs qu’un solo de jazz.