| Photos : Yaqine Hamzaoui
Dix ans se sont écoulés depuis la sortie de son captivant Romance Floats. Dix ans pendant lesquels Scarlett O’Hanna, alter ego musical d’Anna Muchin, a pris le temps. Le temps de vivre, de réfléchir aux combats du quotidien qui nous entourent et d’explorer tout ce que la musique pouvait lui apporter. Porté par des mots justes et forts de sens, mélangés à ses productions envoûtantes, Precious Nothing marque le grand retour de l’auteure-compositrice. Et ce retour, il fait du bien. Rencontre.
La Vague Parallèle : Alors, tu te sens comment à quelques heures de ton retour sur scène ici au Botanique ?
Anna : C’est assez particulier pour être honnête ! Je suis assez émue et je pense avoir plein d’émotions au fur et à mesure de la journée. La dernière fois que j’étais ici, c’était il y a dix ans pour mon album précédent, aux Nuits Botanique déjà !
LVP : Quand on écoute ta discographie, on peut entendre plein d’influences différentes en fonction des années, elle te vient d’où cette passion pour la musique ?
Anna : En fait il y a 2 choses : je pense que la première c’est que mes parents écoutaient beaucoup de musique ! Avec ma mère par exemple, c’est les souvenirs dans la voiture avec les cassettes de Sade, Police, David Bowie, Leonard Cohen, Paolo Conte. Puis moi, j’étais à l’arrière avec le haut-parleur à côté du siège (rires). Ensuite, ils m’ont inscrite dans une école de musique là où on habitait à l’époque. Ce qui fait que j’ai commencé le piano à 6 ans et ça a duré 12 ans avant que je touche un peu plus à la guitare, mais en autodidacte cette fois. C’est au même moment que j’ai commencé à écouter autre chose aussi, des artistes comme Cat Power, Nirvana, Alanis Morisette ou The Smiths. J’ai eu la chance de développer une autre culture aussi. En Grèce, les artistes ou les groupes mis en avant étaient complètement différents de ce que tu pouvais écouter en France au même moment. Quand j’allais dans un festival en Grèce et dans un festival en France, ça n’avait rien avoir ! À l’âge de 19 ans, j’ai formé mon premier groupe qui a duré 7 ans et puis me voilà !
LVP : Un mélange de cultures qui t’a aussi formée en tant qu’artiste ?
Anna : Si ça ne m’a pas influencée directement, je dirais que ça m’a apporté beaucoup d’enrichissement. Au final, mon introduction à la musique a aussi commencé avec Chopin de par mes cours de piano. En fait, je pense que ça m’a appris une certaine flexibilité musicale, à faire des ponts là où il n’y en avait pas forcément. En musique, s’ouvrir à plein de styles différents est quelque chose de super enrichissant. Je trouvais ça chouette de pouvoir passer de Chopin à Cesária Evora à fond dans la maison avant de partir écouter du Cocteau Twins dans sa chambre (rires). Après c’est quelque chose que tu réalises plus tard. Je pense qu’au plus on est exposé·es à autre chose, au plus on est riche de cet enrichissement. Et ça vaut pour tout en réalité.
LVP : On en parlait, ça fait dix ans que ton dernier album est sorti. C’est une période pendant laquelle tu as fait évoluer ton art et comme tu l’as expliqué « explorer de nouveaux univers sonores et créatifs ».
Anna : Dix ans c’est long mais d’un autre côté, ça passe assez vite ! Je suis un peu ambivalente, j’ai collaboré sur pas mal de projets, je suis traductrice à côté de la musique et aussi membre active de Engagment Arts depuis 2018. Quand la tournée de Romance Floats s’est terminée, j’ai commencé à faire d’autres projets, je suis allée au Japon, etc. Toujours dans un travail d’écriture et vocal, j’ai continué d’explorer d’autres formes sonores. J’ai beaucoup appris à travers ces projets où la musique n’occupait qu’une plus petite partie d’une création comme en danse, en création de podcast, en image aussi. Tout d’un coup, il y a une vague de soulagement et beaucoup de plaisir à ne pouvoir faire qu’une seule chose, sur laquelle on peut se concentrer. Quand t’es un·e artiste indépendant·e, c’est rare. C’est un milieu qui est assez dévalorisé en général – par ailleurs catégorisé « musique légère » par la Sabam. D’un côté, on a une audience et un milieu qui attendent une qualité sans défaut et d’un autre, il existe un manque de ressources financières, informationnelles, etc, pour le milieu de la musique. Il faut savoir que créer tout ça coûte cher, même si les réseaux sociaux ne montre pas cette partie-là. Travailler avec des personnes qui ont une certaine expertise, ça coûte de l’argent. Et donc cette réflexion là aussi a eu son rôle à jouer durant ces dix dernières années. C’est bien de s’investir en tant qu’artiste indépendant·e mais jusqu’où on va être soutenu·e ? C’est là qu’est le problème. J’ai réalisé que mon travail pour des projets en danse ou en cinéma était beaucoup plus valorisé en réalité. Alors que dans mon domaine de prédilection, pas du tout. C’est un constat assez triste mais c’est l’expérience de beaucoup d’artistes en Belgique. Donc oui, quand tu as cette impression d’être réellement reconnue en tant que vocaliste, compositrice ou conseillère sonore, ça fait énormément de bien (rires). Un·e artiste indépendant·e doit tout faire en même temps. La composition et l’écriture ne sont qu’une partie du travail. Le reste du temps c’est trouver des fonds, organiser les concerts, etc. Les différents projets sur lesquels j’ai travaillé ces dix dernières années m’ont apporté beaucoup de force finalement.
LVP : Des années durant lesquelles tu as collaboré avec beaucoup d’artistes différent·es comme tu l’expliques. Est-ce que ces collaborations multiples ont influencé la manière dont sonne et résonne ton nouvel album Precious Nothings ?
Anna : Ça m’a surtout redonné une liberté. Quand tu écris, tu t’imposes certaines règles pas forcément nécessaires, de manière consciente ou non d’ailleurs. Ce qui, inévitablement, vient avec une certaine pression aussi. Je dirais que j’ai pu retrouver le côté ludique de la chose, que j’avais perdu au fil du temps. Retrouver ce nouvel espace mental plus bienveillant finalement, de par tous ces projets différents, t’apporte ce sentiment de fraîcheur. C’est aussi un laps de temps durant lequel je me suis formée aux musiques de films, à la programmation de synthétiseurs, au processus de mastering, de mix aussi. J’avais besoin de me reconnecter à cette matière-là, sans cette pression derrière.
LVP : Tu utilises ce terme de pression. Tu dirais que la complexité de l’industrie musicale belge joue aussi un rôle dans cette spirale que vivent beaucoup d’artistes indépendant·es aujourd’hui ?
Anna : Dans la création, je ne sais pas. Par contre, pour ce qui est de la santé mentale, c’est même certain. Ce qui se passe, c’est que le modèle de l’industrie musicale tel qu’on l’a connu est totalement grisé. Je crois qu’aujourd’hui, les artistes qui arrivent à se démarquer, sont des artistes qui sont devenu·es, malgré elleux, des entrepreneur·euses à temps plein. On en parlait plus tôt mais les journées où tu arrives à faire ne serait-ce que 10% de création, ce sont des bonnes journées (rires). On doit réfléchir à comment s’entourer, payer des bookeur·euses. En déléguant, on s’enlève une partie du travail pour pouvoir se concentrer sur autre chose. Je pense qu’il y a pas mal d’artistes qui doivent se dire qu’iels n’y arriveront jamais vu la complexité de l’industrie, vu la manière dont le streaming fonctionne car en fin de compte, rien ne nous revient réellement. C’est la communauté de l’artiste finalement qui va être sa principale source de soutien en tous genres. Aujourd’hui, le streaming ne rapporte pas, les passages radio ne rapportent pas. Le modèle traditionnel a été bousculé en fait. J’aimerais d’ailleurs que les artistes arrivent à réaliser que ces choses-là ne sont pas de leur responsabilité en réalité. C’est important. La peur ou le doute qu’on peut ressentir en tant qu’artiste face aux autres, ne dépend pas de notre musique en elle-même. C’est beaucoup plus large que ça.
LVP : D’autant plus dans une époque où tout va toujours plus vite, notamment de par les réseaux sociaux. En plus de devoir être entrepreneur·euse, les artistes doivent être de très bon communiquant. De plus en plus d’artistes en parlent, notamment en Angleterre. Est-ce que tu as l’impression qu’on peut être dans une époque de renouveau quant à toutes ces questions ?
Anna : Je pense que le covid a aussi été très révélateur pour les artistes, notamment celleux qui étaient en tournée. En fait, cette crise a fait apparaitre une série de questions quant au support dont les artistes bénéficient dans ce genre de situation. Après, ça reste plus facile pour James Blake de monter le ton et de trouver des solutions par exemple. Il a moins à perdre que d’autres et reste un peu plus privilégié que d’autres artistes qui ont moins de 1000 écoutes par mois. Je crois que ce qui est bénéfique, c’est la manière dont les artistes peuvent aujourd’hui s’approprier leur univers et bien communiquer à travers lui. Parce que ça permet d’éclaircir des positionnements artistiques aussi. D’un autre côté, je me demande vraiment si tout ça ne va pas s’essouffler à un moment. Je suis heureuse de voir et d’entendre que de plus en plus d’initiatives se créées pour soutenir les artistes aujourd’hui. Bon, malheureusement, je n’ai pas eu la chance d’en voir autant en Belgique mais c’est à nous de le faire aussi ! Aujourd’hui les initiatives ne sont prises que par les personnes concernées. Malheureusement.
LVP : On parlait plus tôt de ces dix dernières années durant lesquelles tu as pris un peu de recul. Un laps de temps durant lequel tu t’es aussi concentrée sur ta vie en Grèce – qui occupe aussi une grande place dans ton inspiration artistique.
Anna : On est toujours dans une situation assez compliquée en Grèce en réalité, même si la vision qu’on en a aujourd’hui en Belgique est hyper touristique. La crise qu’a subi la Grèce a été causée par les banques et non par le peuple. Pourtant, c’est devenu un trauma collectif aux images très violentes aussi. Inconsciemment, je n’avais pas le cœur à écrire. Il faut savoir que le salaire minimum en Grèce est aujourd’hui de 700 euros pour un temps-plein. D’un autre côté, les loyers explosent parce que certaines personnes qui adorent la Grèce veulent acheter un appartement pour profiter du soleil et manger des fruits avant de le louer sur Airbnb. Ça, mélangé au reste, ça fait beaucoup. La situation sociale en Grèce est terrible mais elle est invisibilisée de par cette image idyllique. L’hiver, 70% des gens n’ont pas de chauffage. Alors oui, en été, il fait chaud en Grèce mais le pays ne s’arrête pas de vivre le reste de l’année. Les services publics, les hôpitaux sont abandonnés, les transports, les écoles aussi. Tout ça est passé sous silence d’une certaine manière à travers ce filtre. Ça épuise aussi, d’avoir toute cette colère. Après, cette colère, il faut pouvoir la transformer. Il y a un temps pour être en colère, un temps pour la transformer et un temps pour se remettre « à vivre ».
LVP : Sur cet album, tu explores cette quête de sens face à toutes ces choses qui nous entourent, qui se passent à travers le monde aujourd’hui, mais également la notion de désillusion, de doute, d’estime de soi et la manière dont ça nous forge en tant que personne.
Anna : Je crois que pas mal de choses ont influencé l’écriture de l’album. D’une part, des vécus personnels c’est sûr mais aussi mon travail avec Engagment Work qui est une initiative qui travaille autour du harcèlement sexuel, de l’abus de pouvoir et de sexisme dans le milieu de l’art. C’est clair que travailler sur ces questions, aller écouter et soutenir ces personnes sur le terrain, ça apporte pas mal de réflexions. C’est une réalité aujourd’hui, que les réactionnaires le croient ou non, c’est une réalité (rires). Au-delà de mes expériences à moi, je pense que ce sont des réflexions qui ont aussi donné sa substance à l’album d’une certaine manière. J’ai réalisé qu’être activement présente et engagée dans mon écoute pouvait changer la donne pour une personne qui n’a rencontré que des murs lorsqu’elle a voulu se faire entendre. Toutes ces choses, ces réflexions, ont alimenté l’album.
LVP : En parallèle de toutes ces choses, tu abordes aussi ce besoin de solidarité des un·es avec les autres. Sur le premier morceau de l’album, Unafraid, tu écris : « These are unloving times to live / but at the end of fear is a door ». Est-ce que c’est encore possible de garder un peu d’espoir aujourd’hui ?
Anna : Oui, clairement. En même temps, on a pas le choix. Parce que désespérer, ce n’est pas une solution. Je crois que ça n’amène que de la tristesse et énormément de colère, ce qui amène finalement ce sentiment d’impuissance. Mais en réalité, je crois beaucoup au pouvoir qu’on a d’avoir la possibilité de rendre la vie des personnes qui nous entourent, meilleure. C’est un pouvoir puissant. Et ce sentiment d’impuissance par exemple, on doit pouvoir le transformer en quelque chose de positif, de généreux.
LVP : Un morceau qui résonne un peu comme l’élément déclencheur de cet album d’ailleurs.
Anna : Je m’en suis rendue compte par la suite mais oui ! Et ça a également été le morceau le plus compliqué à terminer. Déjà parce que ça parle du doute et de l’estime de soi – phase que je traversais beaucoup à l’époque (rires). C’est quelque chose d’assez paralysant, déjà parce que je suis une femme et que tout ce qu’on dit ou fait peut être jugé, mais surtout parce que le doute apporte une pression folle.
LVP : À l’inverse de ton précédent Romance Floats, où les guitares s’entremêlent de manière très organique, on ressent un retour à quelque chose de plus électronique sur Precious Nothing. C’est quelque chose qui est venu naturellement ou que tu as développé à force de collaborer avec d’autres artistes ?
Anna : Alors je ne sais pas pourquoi, mais j’ai longtemps fait un rejet du piano pendant mon adolescence. J’écoutais du grunge et je voulais faire de la guitare parce que c’était « plus cool » (rires). Et là au final, j’ai eu l’effet inverse. J’ai eu envie de rentrer dans cette sphère sonore que peut apporter le clavier. J’avais déjà cette idée assez claire que je voulais retrouver le réconfort du synthétiseur dans mes futures productions. Je voulais quelque chose de plus abstrait et qui provoque quelque chose de plus visuel aussi. La guitare provoque énormément de choses, mais ça reste quelque chose de concret. Je recherchais ce côté plus abstrait et cinématographique que peut apporter le synthétiseur dans ses explorations.
LVP : Ce titre, Precious Nothing, il t’est venu comment ?
Anna : Je devais bosser sur la musique d’un film, pour le générique. Je me retrouve coincée par des approches très traditionnelles que j’avais, comme un blocage. Puis j’ai eu envie de lâcher prise et d’explorer ce qu’une pédale alliée à ma voix pouvait faire. J’ai commencé à chanter quelques percussions corporelles avant d’y ajouter une basse. C’est à ce moment-là que j’ai réalisé que j’avais un morceau complet. Au même moment, toute l’équipe du film a changé et je me suis retrouvée avec ce morceau dans les mains (rires). J’ai gardé le morceau et j’ai réussi à le développer dans cette idée de lâcher prise. D’être dans l’action plutôt que dans le jugement.
Toujours au premier rang d’un concert par amour mais surtout parce que je suis le plus petit. Je fais de la mélancolie mon principal outil.