Primero nous livre ses fragments
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Auteur·ice : Nicolas Haulotte
13/04/2023

Primero nous livre ses fragments

“Faites du bruit pour la plus belle plume du rap belge”. Le compliment est signé Isha, rien que ça. Nous sommes alors en plein mois de décembre et Bruxelles fait la fête. Les klaxons résonnent, les drapeaux sont de sortie : le Maroc est en demi-finales de la Coupe du Monde. Au-dessus du Jardin Botanique, l’humeur est aussi à la fête. Mais pour une autre raison : Primero chante ses Fragments devant une Orangerie sold-out. Un moment de partage et de célébration qui nous reste en tête, trois mois plus tard, au moment de découvrir Fragments pt.4.

La plus belle plume du rap belge, donc. À entendre les cris du public, Isha ne semble pas être le seul à le penser. Primero a commencé à rapper il y a douze ans, déjà. Que ce soit en solo ou avec ses amis de L’Or Du Commun, le rappeur ne s’est jamais vraiment arrêté. Mais il a pris le temps de s’explorer. Il a fait ses classes avec un rap très old school, il se risque désormais à des refrains chantés. De Premier d’Klass à Primero. Aujourd’hui, le rappeur n’est plus ce jeune mort de faim, c’est un artiste confirmé du rap belge. Et plus que jamais, il a des choses à raconter.

Mon cœur, mon esprit : un subtil assemblage de fragments

Fragments, un projet en quatre parties. 17 titres en tout. Primero y parle un peu des autres et beaucoup de lui. Dès le début, le ton est donné dans Trac : le temps file, il approche de la trentaine, il y a le public à satisfaire et les factures à payer. Et puis, il y a le bonheur à trouver. Alors, son cœur bat de plus en plus fort et dans sa tête c’est la tempête. C’est peut-être cela qui l’a poussé à décomposer son cœur et son esprit en un subtil assemblage de fragments.

Primero, le chercheur d’or

Pour apprécier pleinement l’écriture de Primero, il faut comprendre ce qui l’anime. Et pour cela, un retour en arrière est nécessaire. On est en avril 2015, L’Or Du Commun sort L’Odyssée. C’est leur deuxième projet, un LP de 12 titres. On y retrouve ce qui a fait la spécificité du groupe : une ambiance old school, des sonorités jazzy, des rimes techniques et une attention portée sur les mots. Une track porte le nom du groupe, c’est un solo de Primero. À l’époque, il s’appelle Premier d’Klass. Un titre qui, 8 ans plus tard, garde toute son importance pour comprendre la musique du rappeur.

 

Primero est un chercheur d’or. Pas celui qui rapporte de l’argent mais celui qui « abrite chaque œuvre qu’un individu lambda fait ». S’il s’évertue à remplir des carnets de rimes depuis plus de douze ans, c’est parce qu’il est animé par l’or du commun. Déceler la beauté dans la banalité, extraire le précieux de l’universel, c’est cela le plus grand talent de Primero.

L’or du commun n’a pas de prix, certains le montrent

Beaucoup le dissimulent, moi je l’écris car

C’est l’essence même, le noyau sous nos parois

Comme la dernière des poupées russes

Ou le savoir des centenaires

Que ce soit dans ses projets personnels précédents ou avec l’ODC, c’est ce qui l’a toujours guidé dans son écriture. Primero est un observateur ému devant le quotidien. Il est « assis pieds nus sur la gouttière » et regarde le monde, oscillant entre lucidité et émerveillement. Ainsi, en constatant que ses collocs reprennent les mélodies qu’il chante en boucle, il se dit fasciné par « la faculté des hommes à se montrer qu’ils s’aiment sans jamais se le dire ».

S’il s’intéresse autant à l’autre, c’est peut-être aussi pour se comprendre soi-même. Selon lui, son métier  « c’est de faire semblant de parler des autres pour parler de moi-même ». Avec Fragments, Primero a fini de faire semblant et parle ouvertement de lui : son mode de vie, les difficultés qu’il éprouve à dire je t’aime, la barrière qu’il y a entre sa vie sociale et sa carrière, la peur qu’il ressent de se planter et d’avoir des regrets. Il passe en revue toutes ses idées et ses questionnements.

Si seulement il y avait une machine…

Une machine ou une formule. Pour passer du temps dans la tête des autres ou pour effacer le passé quand il devient trop douloureux. Si seulement il y avait quelque chose. Mais il n’y a ni machine ni formule pour cela. Il n’y a que les mots. Dans Fragments pt.4, Primero les maitrise mieux que jamais.

 

En écoutant Vie de chien, on comprend mieux les mots d’Isha au Botanique. C’est l’illustration de ce que la plume de Primero est capable de transmettre. Avec précision, il y décrit ce sentiment d’éternelle insatisfaction entraînant lassitude et découragement. Forcément, ça touche en plein cœur. Primero a fini d’écrire sur les autres pour parler de lui. Désormais, il écrit sur lui et pourtant, il parle de nous tous·tes.

Je suis venu au monde difficilement, depuis, tout ce que je fais vient au monde difficilement :

 Mes couplets et mes “I love you”, mes interviews, mes coups de gueule et parfois mes virements.

L’évolution de l’artiste est remarquable. Dans Longues heures, en 2020, il écrivait ceci : « ce serait bien que je leur parle de moi je sais, mais il y a encore une part de moi qui s’en empêche ». Ça y est, Primero a réussi à nous parler de lui. Et on ne s’est jamais senti·es aussi concerné·es par ses écrits.

Fragments finit par F&F. La force et la faiblesse de Primero. Il ne précise jamais à quoi il fait référence. Peut-être parle-t-il de sa plume, de ses questionnements incessants ou du spleen qui semble l’accompagner depuis longtemps. Toujours est-il que le titre conclut à merveille l’introspection fragmentée de Primero. Un projet touchant faisant le pont entre singularité et universalité.