private LIFE : une exploration nuancée de la conscience moderne par Virginia Wing
"
Auteur·ice : Marion Fouré
11/03/2021

private LIFE : une exploration nuancée de la conscience moderne par Virginia Wing

Le mois de février aura laissé derrière lui de bien belles sorties, et en particulier un pur joyau alt-pop made in Manchester que l’on aurait tort de passer sous silence. Cela fait maintenant près d’une décennie que Virginia Wing, ce duo devenu trio, opère à l’abri des regards dans son antre secret pour réinventer avec une audace inouïe les codes de la musique pop, en fusionnant avec adresse des sons aux influences éclectiques. Un EP et quatre albums plus tard, Alice Merida Richards, Sam Pillay et leur nouvelle recrue officielle Christopher Duffin, sont bel et bien de retour avec un nouvel opus brillant et atypique tant par ses textures sonores inédites que par ses textes acérés qui interrogent avec lucidité les dérives d’une société moderne au bord de l’effondrement ; un album particulièrement pertinent à l’heure où la pandémie a considérablement accéléré la révolution numérique et bouleversé en profondeur nos relations interpersonnelles. 

On ne saurait vous parler aisément de Virginia Wing sans faire un bref retour sur leur remarquable discographie, dont le rayonnement n’a hélas pas été à la mesure de sa qualité. Au début des années 2010, leurs premiers disques semblent incarner la promesse d’un renouveau de la pop psychédélique avec une guitare prépondérante et des expérimentations sonores et rythmiques directement héritées du krautrock. Dans leur premier album, Measures Of Joy, on retrouve la dimension pop surréaliste de Stereolab mais aussi l’atmosphère méditative et mélancolique de Broadcast avec une voix magnétique digne de la regrettée Trish Keenan. Mais à la surprise générale, voilà qu’en 2016, le duo rebat les cartes et accélère le tempo avec Forward Constant Motion, en s’immergeant désormais dans des vagues synthétiques et autres déferlements électroniques, s’imposant comme les nouveaux marqueurs d’une pop ultra moderne, à la fois sophistiquée et exploratoire. Adieu guitares, bonjour synthés et boîtes à rythmes ! Ce changement de direction aussi imprévisible que jouissif vient révéler publiquement l’étendue de la palette créative d’un projet artistique indubitablement protéiforme. Enfin à l’aise avec son style, Virginia Wing évolue avec aplomb et brio dans cette voie expérimentale sinueuse et signe en 2018 le magistral Ecstatic Arrow, confirmant plus que jamais le potentiel de sa pop d’avant-garde, magnifiée par l’interprétation vocale d’Alice Merida Richards.

En 2021, private LIFE marche clairement dans les pas de son prédécesseur mais baigne davantage dans une agitation ambiante où boîtes à rythmes percutantes, synthés enjoués et saxophone se répondent pour tracer un chemin à la fois chaotique et apaisant. La constante sonore du disque est sans équivoque le sprechgesang joyeux et sinistre de Richards qui alterne au fil des morceaux pour explorer sans vergogne les confins du privé et du public. Musicalement, si un choix doit être fait parmi les 12 tracks du disque, on ne peut que conseiller I’m Holding Out For Something, un titre d’ouverture accessible et qui frappe fort avec sa pop RnB groovy. Le frénétique et chatoyant 99 North est quant à lui un condensé intéressant de ce que peut produire Virginia Wing avec ses arpèges de synthés lancinants et son solo de saxophone jazzy, tout comme les deux pépites downtempo asymétriques OBW Saints et Lucky Coin, qui offrent un brassage d’électro pop jazz digne de Yasuaki Shimizu.

“La musique adoucit les mœurs” écrivait déjà Aristote au IVe siècle av. J.-C, avec cette idée que la musique, au-delà d’apaiser les âmes, a aussi le pouvoir de les éduquer grâce à son pouvoir cathartique. Cette maxime, qui résonne particulièrement aujourd’hui, prend tout son sens dans l’œuvre de Virginia Wing où la musique, en plus d’être un vecteur d’émotions, devient vecteur de protestation envers une société capitaliste et patriarcale qui creuse toujours les inégalités sociales. Alice Merida Richards et sa prose engagée prennent à leur manière la suite de la révolution punk européenne féministe de 70-80 incarnée par plusieurs groupes de talent comme The Slits, The Raincoats ou encore Kleenex (LiliPUT), pour analyser non sans lyrisme les problématiques identitaires résultant des injustices du monde. Sur Moon Turn Tides, Richards se fait le porte-étendard du déséquilibre du pouvoir : “Money in your pocket is a remedy for every crime” sur une ligne instrumentale surprenante et carnavalesque mettant à l’honneur des cuivres qui jaillissent et une basse solide qui apporte de la profondeur à l’ensemble. Sur Soft Fruit, c’est cette fois dans la sphère intime d’une relation que s’illustre ce déséquilibre : “I’m resigned to live in your palm / Longing to receive command / I’m here to be ignored” ; des mots difficiles qui tranchent avec l’atmosphère onirique du morceau. C’est dans cette dualité sonore et textuelle que l’interprète nous invite à prendre place sur le divan pour assister à une thérapie sur la conscience moderne, notamment avec l’introspectif et envoûtant Return to View qui traite du fardeau de nos démons intérieurs – “I’ve got issues to address / And habits to change” – ou St. Francis Fountain, luxuriant et effusif, qui interroge l’authenticité de nos relations dans un monde ultra connecté qui nous scrute en permanence. Des textes, à la fois abstraits et poétiques, qui s’impriment dans nos esprits comme autant de petits mantras.

Tel un aimant, private LIFE nous attire continuellement dans son vortex futuriste grâce à ses constructions instrumentales libres qui prennent le contre-pied de l’ambivalence émotionnelle d’Alice Merida Richards. Un album contrasté et dense, à écouter des deux oreilles pour en apprécier le fond et la forme.

 

@ET-DC@eyJkeW5hbWljIjp0cnVlLCJjb250ZW50IjoiY3VzdG9tX21ldGFfY2hvaXNpcl9sYV9jb3VsZXVyX2RlX3NvdWxpZ25lbWVudCIsInNldHRpbmdzIjp7ImJlZm9yZSI6IiIsImFmdGVyIjoiIiwiZW5hYmxlX2h0bWwiOiJvZmYifX0=@