Quand Billie Eilish et sa pop bulldozer nous chuchotent à l’oreille
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Auteur·ice : Caroline Bertolini
14/08/2021

Quand Billie Eilish et sa pop bulldozer nous chuchotent à l’oreille

Ça y est, Billie Eilish a sorti son très attendu Happier Than Ever. Après un premier album idolâtré par la critique et surtout par les fans, le moment est venu pour la dark queen de passer l’épreuve du deuxième opus. WHEN WE ALL FALL ASLEEP, WHERE DO WE GO? avait lancé une nouvelle ère pour la musique populaire, une ère portée par le plus noir des diamants. Elle a tout cassé sur son passage avec ses chansons décomplexées aux sujets profonds, tantôt légères et fragiles, tantôt lourdes de basses et assertives. Alors, comment impressionner et garder son ADN dans un monde où la recette du succès fluctue et les auditeurices sont à la recherche de surprises pas trop surprenantes ? 

C’est avec délicatesse libératrice et brutalité contrôlée que Billie s’essaye à cet exercice fatidique, toujours entourée de son meilleur allié, FINNEAS. On le voit d’ailleurs dans le premier son, Getting Older, qui nous livre la douceur de sa voix sous une nappe de basses bien dosées. Pour signifier ce qu’on sait déjà toustes ; Billie a bien grandi, et surtout, Billie s’est inspirée. Elle a bien compris que les meilleurs albums ont des influences fines et multiples, empruntant au meilleur de la bibliothèque musicale et visuelle globale. Le visuel est fondamentalement différent cette fois-ci, avec une influence vintage notable et cohérente à travers tout le projet.

 

La première inspiration qui nous fait chaud au cœur, c’est la princesse trop peu connue Julie London. Billie partage plus de choses avec la chanteuse de jazz qu’on ne pourrait le croire aux premiers abords. Naturellement, on pense à la voix douce et langoureuse qu’on leur connaît, bien que fondamentalement différentes sur le timbre. Mais également la pochette de l’album qui fait directement référence à l’album Make Love To Me de Julie, jusqu’à l’épaule découverte. Sur cet album, notre reine de la pop se montre aussi plus adulte dans sa façon d’aborder l’amour, de façon plus sensuelle, qu’on retrouve beaucoup du côté de Julie (sex symbol malgré elle).

Billie Bossa Nova en est le premier exemple. Déjà parce que la bossa nova rendrait même un mur de brique sensuel, mais ensuite dans les paroles qui se dévoilent plus que suggestives. On ajoutera un beau bonus pour la deuxième ligne qui nous fait bien sûr penser au légendaire single de Fred Astaire : The Way You Look Tonight, repris par à peu près toustes les crooner·euses.

I’m not sentimental
But there’s somethin’ ’bout the way you look tonight, mm
Makes me wanna take a picture
Make a movie with you that we’d have to hide

La jeune artiste nous avait énormément teasé·es en révélant que son album allait contenir des sonorités jazz et brésiliennes. Elle se serait d’ailleurs directement inspirée du grand Antônio Carlos Jobim pour cette chanson, qui ne va malheureusement pas assez loin vers ce style pour nous. La rythmique de la guitare est tout ce qu’il reste de la bossa nova et la chanson sert ce qu’elle a promis, sans en faire plus. En même temps, on parle ici d’une simple influence et nous n’oserions pas exiger d’elle un single jazz. Bref, il nous faut tout de même élever Billie Bossa Nova au rang des pépites de l’album.

On passe alors à une sensualité qui s’exprime beaucoup moins dans la finesse pour s’habiller de cuir dans Oxytocin. Billie s’enlève l’image de l’enfant torturée qui s’habille avec des vêtements trop grands pour nous faire découvrir une toute nouvelle image. Celle d’une femme qui définit les termes de sa sexualité et qui fait les règles de sa propre féminité peu importe sa tenue. Elle en fait d’ailleurs une ode complète dans le magnifique spoken word Not My Responsability dont on vous parlait ici. Oxytocin constitue également un des gros bangers de l’album grâce à ses basses presque soniques et ses soupirs érotiques à vous faire suer. Tout y va franco et ça nous extasie de voir une telle libération.

I wanna do bad things to you (To you)
I wanna make you yell (Yell)
I wanna do bad things to you (To you)
Don’t wanna treat you well (Well)

 

Par conséquent, on pourrait parler d’un demi-énervement qui surplombe l’album et qu’on retrouve dans I Didn’t Change My Number. On vit pour ce côté exaspéré trop souvent oublié des chansons d’amour. C’est le moment de décharger sa frustration dans ce son qui prend toute l’intensité qu’il lui faut pour nous donner la confiance d’une bad bitch en plein hot girl summer. Belle surprise dans le climax électro qui nous est servi par une production répétitive et lancinante rappelant le même procédé utilisé dans Why Are Sundays So Depressing du dernier album des Strokes – que Billie porte dans son cœur autant que nous.

Il nous serait possible de décrire chaque son tant il est difficile de donner à l’album un feeling général à expliquer en trois paragraphes top chrono. Mais il est vrai que cet album est bien moins cohérent que le premier qui s’écoutait dans l’ordre du début à la fin sans jamais décrocher. Billie a voulu ce projet versatile, comme elle le dit dans une interview pour VEVO, et c’est chose faite. Ce qui le rend peut-être aussi moins unitaire et unique, mais augmente le potentiel de chaque son comme item à part entière. Le seul fil conducteur qu’on pourrait lui trouver c’est cette confiance/assertivité qui nous avait déjà été présentée avec Therefore I Am, Lost Cause et NDA qui traversent l’album comme un bulldozer. NDA est d’ailleurs passé bien trop inaperçu à notre goût donc on en rajoute une couche : ce son est incroyable.

Cet univers changeant, il prend racine dans le projet, mais également au sein même de certaines chansons. Le single éponyme Happier Than Ever en est l’incarnation. D’un chant de crooneuse sentimentale sous une production qui n’a besoin que d’un ukulélé pour fonctionner, Billie se transforme en Olivia Rodrigo le temps d’une demi-chanson aux guitares saturées. La délicatesse jazz fait place à l’agacement pop punk, en moins de dix secondes. C’est aussi là qu’on reconnaît l’intelligence du duo Billie/FINNEAS, qui ne s’empêche pas de surfer sur la tendance pop actuelle pour se l’approprier complètement et sans en abuser aucunement. Le single produit l’effet escompté : crier la fin du morceau dans sa voiture en pensant à des êtres déchus de leur droit à la tendresse.

 

Cette dualité, bien qu’intelligente en théorie, pose la question de la continuité de la chanson. L’écoute entière en est impactée, car les fans en besoin de crier passeront tout le début de la chanson. Les deux moods sont si différents qu’il nous arrive peu d’écouter le morceau en entier, mais d’écouter l’une ou l’autre partie en fonction de notre humeur. C’est le même sentiment qu’on éprouve pour GOLDWING qui commence très spirituel avec ses magnifiques harmonies en guise d’instrument pour finir dansant et passif-agressif. Peut-être ces premières parties auraient pu faire l’objet d’un son à part entière ou d’un interlude, comme l’industrie les exploite si bien en ce moment (et Billie la première).

Certains titres arborent tout de même cette tristesse déchirante qu’on lui connaît mais paraissent presque anecdotiques face aux autres, ce qui n’était pas le cas du premier opus. Your Power reste la plus impactante grâce à sa guitare acoustique et ses paroles lourdes de sens qu’il faudrait faire tourner dans toute l’industrie musicale et cinématographique comme une leçon de vie aux agresseurs qui ne cessent d’être découverts. Halley’s Comet apaise alors nos cœurs comme il le faut entre les sons ardents de ce projet et c’est Male Fantasy qui finit l’album pour ne rien terminer sur de l’agressivité.

 

Dans l’ensemble, le projet passe haut la main l’épreuve du deuxième album et plus encore. On y retrouve la Billie-tristesse-chuchotée et la Billie-Terminator-hurlée qui n’a pas fini de se découvrir. Depuis le premier album, ce sont des poings américains et non des claques qu’on se prend – surtout en termes de production et de prestations vocales. Billie nous sert toujours l’authenticité qui rend sa musique unique à nos yeux et FINNEAS a un talent céleste pour la mettre en lumière avec ses productions plus ingénieuses les unes que les autres. Iels arrivent ensemble à transmettre de l’intensité dans la douceur comme dans l’ardeur. Billie Eilish fait de sa fragilité la meilleure arme dans un monde qui ne lui a pas assez donné sa place, autant en tant que femme que comme personne à la santé mentale fragile. Un bras de fer dans un gant de velours, c’est comme ça qu’on dit ?


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