Quand les peines se font plurielles : masterclass des DEUIL(S) par Martin Luminet
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Auteur·ice : Joséphine Petit
16/03/2023

Quand les peines se font plurielles : masterclass des DEUIL(S) par Martin Luminet

DEUIL(S), au pluriel ou au singulier, au choix de l’humeur ou de l’intensité de la peine. DEUIL(S), comme un mot-valise qui voudrait contenir tous les maux du monde en ses cinq lettres et demies. Un mot pour plusieurs histoires, émotions et générations, pour un disque qui en onze titres bouleverse, détruit et reconstruit notre part d’humanité la plus fragile. À travers une profonde sincérité dans les textes tout autant que dans une réelle pureté instrumentale, Martin Luminet nous hisse à bord d’un ascenseur de verre émotionnel qui navigue quelque part entre désillusion et espoir, sur fond de colère générationnelle et de vulnérabilité assumée qui donne aussi bien des tempêtes orageuses et des envies de tout casser que des chansons-perles belles à en pleurer.

Au cœur du voyage, ce sont des peines qui se rencontrent, s’entrechoquent et se superposent : celles d’une rupture amoureuse, du décès d’un être cher, et d’incompréhensions sociétales quotidiennes. Lorsqu’un mal peut en guérir un autre, ou du moins l’adoucir, en ce point de convergence où les proportions perdent leur sens, où un combat devient pluriel, et sa victoire un salut. Au-delà des mots, la beauté de la démarche nous remue particulièrement, dans un monde à mille à l’heure où les sources d’émotion se cachent à chaque coin de rue.

Pour approfondir le sujet, nous avons retrouvé son auteur qui, armé d’un grog dans un bar joyeusement bruyant du 10ème arrondissement de Paris, nous a confié ce qui fait de DEUIL(S) un disque à la puissance émotionnelle inouïe. Récit d’une rencontre avec un artiste à la sensibilité contagieuse quelques jours et quelques nuits avant la prise de la Maroquinerie par Martin Luminet en personne.

La Vague Parallèle : Salut Martin, on se retrouve un peu avant la sortie de ton premier album. Comment tu te sens aujourd’hui ?

Martin Luminet : Bien. Il y a une partie de toi qui mystifie un peu le fait de sortir un album, qui te dit que tu dois être bouleversé par ce moment, mais je crois que je m’en suis complètement affranchi, parce que pour moi l’album ne tombe pas du ciel aujourd’hui. Ça fait un an et demi que je l’ai avec moi, dans le ventre. Il est juste en train d’éclore tout doucement. Ça me fait beaucoup de bien car ça me permet de me repencher sur cette période. Je me dis que j’ai fait l’album que je devais faire, si je devais justement parler de cette période de ma vie. Je suis donc hyper heureux qu’il sorte, parce que j’ai réussi à ne pas fuir devant tous les sujets qu’il brasse.

LVP : La dernière fois qu’on s’est parlé, c’était pour la sortie de ton premier EP, Monstre, il y a presque deux ans. Quelle a été la temporalité de ce disque ? Tu l’as construit petit à petit ?

© Anoussa Chea

Martin : Faire un EP ressemble un peu à un court-métrage, et un album se rapproche plus d’un long-métrage. Soit tu joues le jeu, tu te dis que t’as eu vingt-cinq ans pour l’écrire, et que tu peux donc prendre toutes les chansons depuis que tu es né jusqu’à aujourd’hui. Soit je pouvais prendre le risque de me dire que si cet album devait sortir cette année-là, il fallait qu’il puisse parler de cette période-là de ma vie. Je suis donc parti de zéro, avec seulement deux chansons qui existaient déjà avant. Elles ont leur place dans le disque parce qu’elles sont encore présentes en moi et répondent aux choses de l’album. J’essaie de faire une photographie du présent car je pense que c’est intéressant de juger un artiste sur une longue période de sa vie, sur trois ou quatre disques, pour savoir un peu mieux ce qu’il raconte. Je ne pense pas être arrivé au bout de mes peines avec cet album. Je pense qu’il en faut encore plusieurs pour voir ce que je voulais raconter au fond. Mais d’un point de vue temporalité, je voulais que ça raconte cette période de ma vie qui a été marquée par une certaine colère sociale que j’ai en moi, comme une colère générationnelle, par rapport au climat et aux luttes intestines de notre société. D’un point de vue intime, c’est la période où j’ai perdu mon grand-père qui est la personne la plus importante de ma vie jusqu’à présent, en même temps que je perdais quelqu’un d’autre que j’aimais très fort. J’avais un deuil amoureux superposé à un deuil de vie. C’était important d’en parler dans l’album. Le fait d’avoir un album à faire t’oblige de te pencher sur la question et te dire que tu vas essayer de réparer ce qui se passe dans ta vie grâce à la musique. L’album m’a beaucoup aidé.

LVP : Comme de la thérapie ?

Martin : Oui, mais j’essaie de ne pas confondre la thérapie et mes albums. Je suis en train de me détacher de l’idée que la musique guérit. Je pense qu’on a un chemin à faire nous-mêmes. La musique vient consoler quelque chose. Ça vient peut-être réparer un peu, mais surtout appuyer ce travail qu’on fait déjà dans notre vie, à essayer d’être de meilleures personnes, d’être un peu moins lâches et égocentré·es. Ça m’a aidé dans ma vie, c’est bien d’avoir les deux en parallèle.

LVP : L’album se nomme DEUIL(S), qui par définition évoque la mort d’un proche ou la douleur liée à cette perte. Ce disque redéfinit les contours du terme en élargissant ce qu’est un deuil et en le conjuguant au pluriel : il ne s’agit plus simplement de mort physique. Tu mets en parallèle la fin d’un amour et la perte d’un être cher dans BAUDEMONT en écrivant “j’endosse cette blessure pour couvrir la première”. Ce sont ces peines qui ont fait exister ce disque ?

Martin : À la base, j’étais parti pour faire un disque qui parlait de l’époque et de l’intimité collective. C’est la première fois qu’on vit quelque chose à l’échelle planétaire. Il y a eu la crise sanitaire, la crise climatique aussi, et en parallèle on vit des crises sociales dans tous les pays. Il y a une espèce de grande tension globale qu’on vit tous·tes n’importe où et à n’importe quel âge. On sent que quelque chose est en train de bouillonner. Je voulais vraiment parler de ça dans l’album. Sauf que pendant le processus d’écriture, il y a eu cette rupture amoureuse qui a fait que j’ai dû reconsidérer ce que je devais dire dedans. Soit je me forçais à finir mon album en faisant preuve de déni envers ce qui m’arrivait d’un point de vue sentimental, soit je prenais le risque de me plonger vraiment là-dedans pour voir si ça pouvait se relier avec le reste de l’album. Finalement, le fait de parler de ce deuil amoureux m’a éclairé sur le fait que le reste de l’album parlait d’autres deuils. Évidemment il y a le deuil de mon grand-père, mais il y avait aussi ce deuil d’une génération qui se pose des questions sur le climat, sur comment s’affranchir du patriarcat, des différentes formes d’oppressions sociales et morales. J’ai l’impression qu’on est en train de faire des deuils nécessaires. Par exemple, le mouvement Me Too nous permet de faire le deuil, petit à petit j’espère, du patriarcat et de toutes ses oppressions. On est peut-être aussi en train de faire le deuil d’une société équilibrée où on arriverait tous à vivre en harmonie. Il y a également le deuil, climatiquement parlant, d’une certaine vision du monde qu’on avait, et qui ne sera peut-être plus la même à l’avenir parce que on est allé·es trop loin. En fait, le deuil amoureux m’a permis de mettre le doigt sur le mot “deuil”, dont mon album parlait sans que je ne m’en rende trop compte. J’étais dans une phase où je devais laisser partir certains idéaux et certaines personnes de ma vie.

LVP : Dans l’album, tu reviens souvent à la différence entre le regard qu’ont les autres et qu’on a sur soi, et l’indépendance qu’on peut souhaiter développer à ce sujet. De GARÇON à QUELQU’UN, j’ai l’impression qu’il y a une réelle évolution dans la considération de soi, comme s’il avait fallu avaler tous les morceaux qui se trouvent entre les deux pour se sentir plus en phase avec soi-même.

Martin : Bien vu ! GARÇON est la chanson la plus auto-centrée, où je ne sors ni de mon corps, ni de ma condition. C’est un morceau dans lequel je voulais me heurter à mes propres frontières physiques et intimes, en jouant le jeu de ne parler que de ce que j’ai déjà pu ressentir, de travailler avec de la matière vécue, et voir si ça résonnait chez d’autres. QUELQU’UN, c’est vrai que c’est justement un peu la réponse à cette chanson. Il s’agit de se dire qu’une fois qu’on sort de tout ça, à quel moment est-ce qu’on s’arrête et on se dit qu’on a réussi ce qu’on voulait faire ? À quel moment on se dit que tout ça est utile ? Est-ce qu’on fait ça pour soi ? Est-ce qu’on le fait pour quelqu’un d’autre ? Est-ce qu’on le fait pour les deux ensemble et que l’un ne va pas sans l’autre ? Tu as raison de dire que ça doit passer par plein d’étapes au milieu. Je pense que pour aller vers l’autre, ne serait-ce que pour être aimé ou aimer quelqu’un d’autre, il faut se connaître soi intimement et se prouver jusqu’où on est capable d’aller, ce qui nous importe, et quelles sont nos limites intérieures et intimes. Ce cheminement était très important pour moi. Il fallait que je me connaisse avant d’entrer en connexion avec d’autres gens, sinon j’allais leur présenter quelque chose que je ne maîtrisais pas et qui aurait pu être trop abstrait.

LVP : Avec ÉPOQUE ou encore SILENCE, on ressent quelque chose de l’ordre de l’exutoire, de mots retenus jetés d’un coup dans les airs. Est-ce que ça a été un soulagement pour toi d’écrire ces titres ?

Martin : J’aurais préféré ne pas les écrire et que la vie aille très bien. Mais je me rends compte que je suis un peu impulsif face à certaines situations. J’ai du mal à garder mon calme quand je vois des injustices dans la vie, où quand j’en lis dans un média. Quand des personnes qui n’ont rien demandé se retrouvent soit par négligence, soit par les méfaits d’une entreprise, d’un système ou d’une façon de faire notre société qui ne marche plus, malades, contraintes ou appauvries, ça me rend vraiment fou. J’ai du mal à garder mon calme. C’est vrai que ces chansons prennent la forme de quelque chose qui galope en moi et qui me dépasse. Parfois, il y a des choses que j’ai besoin de crier plus que de les dire, des trucs qui me mettent hors de moi. Il y a des chansons où tu as besoin d’avoir du recul dessus pour pouvoir les écrire, et puis il y a des sujets tellement brûlants que tu n’arriveras jamais à avoir le recul nécessaire. Tu sais que si tu prends du recul, tu ne capteras pas bien l’émotion qui te traverse. C’est vrai qu’ÉPOQUE et SILENCE sont des chansons où je n’avais aucune maîtrise de ce que je voulais dire. Il y avait quelque chose qui se déversait en elles. C’étaient des chansons très longues, qu’il a fallu rétrécir petit à petit. J’ai eu besoin de vider le sac, surtout en ce moment où il y a beaucoup de choses à dire sur l’époque qu’on vit. Tu as envie de tout casser autour de toi parce que tu ne comprends pas comment on en est arrivé·es là, comment l’humanité crée des choses qui se retournent contre elle et n’accepte pas de revenir en arrière pour pouvoir mieux réparer. On préfère qu’il y ait des inégalités très fortes. C’est quelque chose qui me dépasse. On est tellement capables de mieux ! J’ai ce sentiment d’insurrection en moi où je sens que je prends feu de l’intérieur. Heureusement qu’il y a la musique, sinon je pense que je me taperais la tête contre les murs.

 

LVP : Qu’il s’agisse de relever la tête avec REVENIR, de vivre à demi dans PIÈGE, de refuser les absurdités de notre temps dans ÉPOQUE, tout en allant vers l’idéalisme de MONDE, il me semble que malgré le thème du deuil, c’est finalement l’espoir qui reste le fil rouge du disque. C’est important pour toi de garder une telle couleur dans tes morceaux ?

Martin : Pour le coup c’est vraiment ma nature. Je crois que j’ai confiance, je ne suis pas du tout pessimiste. Je suis lucide, je me dis qu’il faut regarder les choses en face, sinon on s’expose à de mauvaises surprises. Mais une fois qu’on les a regardées en face, ça ne veut pas dire que c’est perdu. Mine de rien, tout ce qui nous arrive c’est à cause de nous. Ce qui est rassurant ici, c’est que si l’on est responsables de notre chute, on est sans doute aussi capables de se relever par nous-mêmes. Au fond de moi, j’ai l’idée que rien n’est perdu, loin de là. La première étape c’est de voir et se dire “ok, on est tombé si bas ? Très bien.” La deuxième étape c’est de réagir, et la troisième de faire en sorte qu’on ne répète pas ses erreurs, soit en changeant les personnes qui étaient jusque-là aux décisions, soit en éduquant différemment. Je pense que c’est un travail de fond sur plein de sujets. Dire qu’on apprend de nos erreurs n’est pas qu’une expression. On apprend bien sûr de nos victoires, mais on comprend beaucoup avec nos erreurs. Il faut se tromper pour le voir. Il y a des sujets sur lesquels on s’est un peu trop trompé·es, et c’est maintenant qu’il faut rebondir et trouver le moyen de réparer.

LVP : C’est totalement le message de MONDE.

Martin : Oui c’est ça !

LVP : En parlant de MONDE, ce morceau faisait déjà partie de ton premier EP. Mais sa présence ici relève de l’évidence, notamment avec CHEMIN qui l’introduit à merveille. Est-ce que tu avais décidé à l’avance de l’inclure à l’album, ou bien l’idée est venue plus tard ?

Martin : En fait, il y a ÉPOQUE et SILENCE qui font ce constat d’incendie pour dire qu’on est tombé·es très bas. L’espoir, c’est CHEMIN, qui est adressé à quelqu’un qui fera mieux que nous plus tard. MONDE, c’est se dire que tant qu’on est vivant·es, rien ne peut nous arrêter et tout restera possible dans notre tête. MONDE a été la dernière chanson écrite pour l’EP, et je sentais qu’elle était déjà écrite dans une autre démarche. On s’était donc laissés la possibilité de se dire que cette chanson pourrait nous donner un élan et une direction pour l’album. Elle régnait tellement au-dessus de l’album qu’elle y avait sa place, pour bien faire comprendre qu’il y a de l’optimisme au fond de tout ça.

LVP : Et elle donne finalement l’impression que l’album s’est construit autour d’elle.

Martin : C’est vrai que c’est rare aujourd’hui d’écouter un album dans l’ordre, mais j’y pensais réellement en le faisant. Il y a d’abord la chute au début, puis quelque chose qui se relève, et qui appelle à la révolte. Une fois cet instinct passé, il faut aussi de l’acceptation et de la douceur, à se dire qu’il peut se passer de belles choses et qu’on a ça en nous. Ça vient tout doucement vers MONDE, et vers QUELQU’UN, qui est plus une adresse personnelle.

LVP : Dans PIÈGE, tu évoques le milieu de la musique avec une certaine amertume. C’était important pour toi de mettre la lumière sur un monde qui paraît parfois doré à tort ?

Martin : Oui, ce n’est pas parce qu’on est dans le milieu de la musique où on parle de la société que notre milieu est épargné. Le mouvement Me Too a commencé par le milieu de l’art dans le cinéma, puis la musique. Ce milieu n’est pas épargné par les atrocités de l’humain, ni par les dérives du système. Dans la musique, il y a l’axe de l’art, mais aussi celui de l’industrie. Petit à petit, je suis exaspéré de voir que l’axe de l’industrie prend beaucoup de place à côté de l’axe de l’art. Ça me pèse beaucoup. Je ne fais pas de la musique dans l’optique d’être aimé, c’est plus dans l’envie d’être compris et de partager ma vulnérabilité. Ça va au-delà du simple but de vendre des disques. C’est moins le côté divertissant que le côté nécessaire de l’art dans une société. Si on nous retire l’art, tout le monde devient fou. Sauf que le milieu de la musique avance très vite sur certains sujets, mais est aussi un peu retard sur d’autres. Notamment le fait de réduire un geste artistique à un geste commercial. Ça me chagrine un peu, parce que je pense qu’on appauvrit intellectuellement et sensiblement une société. J’ai l’impression que le milieu de la musique s’est un peu crispé et a eu peur après le Covid. Et quand tu as peur, comme aux élections, tu prônes la sécurité. Tu mets donc en avant soit des artistes qui marchent très bien, soit des artistes qui ne feront pas de vagues. Je pense que ce n’est pas la faute des artistes en question, mais des stratèges autour qui vont penser qu’un paysage doit se faire de choses qui ont déjà existé et avec lesquelles on peut se repérer, ou bien de choses dont on est sûr·es de la réussite. On ne laisse pas la chance aux gens de savoir ce qu’ils aiment. Évidemment, si on leur sert tous les jours le même plat, ils vont le consommer sans que ça veuille forcément dire qu’ils l’aiment. J’aimerais que le monde de la musique soit à la hauteur des enjeux de la société d’aujourd’hui. Si l’on veut se dépasser, il faut qu’on arrête de croire que les gens sont bêtes, qu’ils n’ont pas de discernement, qu’ils ne pourront pas décider s’ils aiment quelque chose ou non, et que ça ne veut pas dire que ça ne doit pas exister. L’avenir de la musique et de cette société est de créer de la diversité. Pour moi, il n’y a que ça qui vaut, car c’est elle qui amène du débat et des confrontations de goûts, ce qui par définition crée des goûts.

L’époque est riche en ce moment, même si on est témoins de choses désagréables, graves et profondes. Si les arts ne s’en emparent pas, on sera passé·es à côté de quelque chose de très important. On n’aura pas rempli notre rôle. L’art doit venir apporter un nouvel axe de lecture sur l’Histoire. Je trouve que la musique est en train de manquer son rendez-vous avec l’Histoire présente. C’est comme dans la société, il n’y a plus de classes moyennes. Soit tu es un super gros artiste, soit un tout petit insignifiant. Il n’y a plus de middle class où tu peux vivre de ta musique. Tout les artistes ont tellement peur qu’ils prennent moins de risques et s’appuient sur des valeurs sûres et rentables. Je pense qu’on va dans le mur. On n’entend pas assez les artistes de notre époque qui ont des choses à dire. Le rap a longtemps été une langue de revendication, et il y a moins de chanson engagée aujourd’hui alors que l’époque est engageante. Il y a une insurrection au quotidien dans tous les corps de métiers, sauf la musique. D’un point de vue médiatique, ce qui est représentatif de la musique est aujourd’hui très lisse. C’est probablement le cas depuis la nuit des temps, mais je trouve que l’époque a un temps d’avance sur nous et ce n’est pas normal. C’est mon coup de gueule, voilà ! (rires)

© Anoussa Chea

LVP : La dernière fois qu’on s’est parlé, tu nous a confié que pour toi “l’intime est finalement la chose la plus universelle”. Dans ce disque, le “nous” et le “je” qu’on retrouvait dans ton EP laissent parfois la place au “tu”. Est-ce que ce tutoiement reste universel lui aussi ?

Martin : C’est un “tu” qui est aussi beaucoup adressé vers moi. C’est aussi un pronom de méfiance, pour se dire de ne pas relâcher, de se souvenir qu’il faut continuer d’avancer. Souvent, quand j’essaie de réveiller quelqu’un d’autre, je me dis aussi qu’il ne faut pas que je m’endorme. Petit à petit, j’essaie de sortir du “je”. Je ne me le dis pas naturellement, mais j’essaie de voir où est-ce que ça résonne autour de moi, et s’il y a des personnes qui sont traversées par la vie un peu comme moi. Ça me permettrait de me sentir moins seul face à ces sujets et de me dire que si l’on n’est pas seul à traverser la vie comme ça, c’est peut-être qu’il y a un espoir de changement. Le “je” et le “nous” ont un côté plus “aveux”, alors que dans le “tu”, il y a quelque chose qui ne laisse pas trop le choix à l’écoute. C’est sûr que c’est volontaire, mais pas prémédité. J’étais dans une phase où il fallait peut-être sortir un peu de ses gonds.

LVP : D’ailleurs, l’aspect générationnel de tes textes renvoie lui aussi à un sens universel. Ce qui pourrait parler à une génération aujourd’hui pourrait très bien parler à la prochaine demain.

Martin : Je pense que ce sont des cycles aussi. Je me reconnais dans mon époque avec ses faiblesses et ses incohérences, et je m’inclus dedans. Je n’aime pas la position d’artiste spectateur de son époque et qui ne se mouille pas.

LVP : Tu dis d’ailleurs très bien dans ÉPOQUE que tu lui ressembles.

Martin : Exact. Une génération finit toujours par remplacer l’autre au bout d’un moment. Chaque génération a l’impression d’être au centre du monde à un certain moment, et d’avoir le monde entre ses mains. Là, je pense que c’est notre moment à nous, quand on a entre vingt et trente ans. On se dit que c’est à nous de décider de ce qui va nous arriver ensuite. Ça passe par le vote, sa façon de s’alimenter, de s’habiller, de consommer, de se déplacer. J’ose espérer que ce sera intemporel pour se dire que personne ne s’arrêtera de lutter.

LVP : Chaque génération a sa propre bataille finalement.

Martin : Oui, puis en essayant de sauver la nôtre, on va probablement gâcher une partie de celle d’après qui voudra remplacer ce qu’on a fait. La génération avant nous a déjà voulu détruire ce qui avait été fait avant en faisant mieux, et il faut l’accepter. On fera de notre mieux. Dans notre génération, il y a quand même une prise de conscience plutôt urgente. On sait ce qu’il peut se passer si on ne fait rien. On ne sait pas ce qu’il peut se passer si l’on fait quelque chose, peut-être que ça ne marchera pas, mais si l’on ne fait rien, on sait que tout le monde va brûler.

LVP : Il est là l’espoir ! (rires) Côté musique, l’album propose aussi plus de chant que ton premier EP où le spoken word était plus présent. Dans la même direction, la composition et l’enregistrement sont beaucoup plus organiques grâce à ce nouveau duo basse-batterie. Est-ce que la démarche renvoie à une envie d’authenticité et de sincérité ?

Martin : Carrément ! C’était une vraie envie. Avec Ben qui m’accompagne, on posait vraiment les frontières de notre musique dans l’EP. Et une fois qu’on a posé les délimitations de sa musique, on se dit qu’on peut aller se promener dans cet espace. On peut essayer d’enlever des choses ou d’en rajouter. Je connais mes frontières et jusqu’où je peux aller. Comme j’étais dans cette démarche de parler de l’intime dans l’album, je me suis dit qu’en plus d’avoir un vrai dépouillement sur le texte, ça pourrait être plus intéressant de dépouiller aussi la musique. Je voulais faire confiance au fait que ce ne sont pas seulement des chansons pour la tête, mais aussi des chansons pour le corps. Dans la façon dont on les interprète, on s’empare du côté corporel en chantant un peu plus, et en faisant confiance au silence et au vide. Ça rejoint beaucoup ce thème présent dans les textes, à se dire qu’on peut faire confiance à l’absence aussi. L’idée, c’était de ne pas être dans une démarche de production, mais plutôt de proximité de tout. On a passé beaucoup de temps à enlever des instruments et voir jusqu’où la chanson pouvait tenir. C’est comme lorsqu’on apprend à quelqu’un à nager : au début, on a plein de petits boudins autour du ventre, et on en enlève un, puis deux, jusqu’à se dire qu’on sait nager juste en étant soi. Finalement, c’est à cela que l’EP à servi : à se dire que toutes nos armes étaient là. C’est en enlevant des couches de l’armure qu’on arrive tout doucement à ce qu’est l’album. Je pense que j’aimerais aller encore plus loin après, être sur un vrai fil de sensibilité, et que la puissance ne vienne pas de la superposition d’instruments et de masse sonore, mais justement de la prise de risque.

LVP : Tu réalises tous tes clips, notamment les très jolis REVENIR et ÉTOUFFER, qui ont la même ligne artistique dans la réalisation et les couleurs. À côté, tu as travaillé sur la réalisation du clip de DEUIL avec valerian7000, qui est également derrière la pochette de l’album. Comment s’est passée la collaboration ?

Martin : J’aimais trop ce qu’il avait fait en travaillant avec TERRIER. Il va à la fois puiser sur des choses très proches des corps et des visages, tout en venant garnir autour d’éléments qui me font penser à des compositions d’images d’affiches de films. Sur TERRIER, il est arrivé à faire du relief avec juste une couleur qui vient poper sur une photo en noir et blanc. J’en ai parlé avec David (aka TERRIER), qui m’a dit qu’il fallait qu’on discute ensemble car Valérian lui avait aussi parlé de moi. Et voilà, mariage arrangé ! (rires) On s’est hyper bien entendus humainement. On était raccord sur la façon de travailler, sur le fait de rester très artisanal avec du découpage à la main. C’est quelqu’un de très méticuleux, très soigné et qui prend du temps sur tout. C’est beau. Pour la pochette, j’avais besoin de quelqu’un qui soit très sensible à la texture. Je voulais qu’on puisse ressentir le côté organique, ou du moins s’y préparer en voyant la pochette du disque. Je voulais qu’on puisse se dire qu’il se passait quelque chose au sujet des sensations, quelque chose de déchiré.

 

LVP : La dernière fois qu’on s’est parlé, tu nous avais promis une deuxième saison de ton podcast vidéo Hardcœur, est-ce qu’on peut toujours l’espérer ?

Martin : Oui, promis ! J’ai été très occupé mais j’ai beaucoup cogité, à me demander si je n’allais pas transformer Hardcœur en podcast, parce que ça pourrait permettre d’avoir un format un peu plus lisible pour plein de gens. Mais je suis un peu revenu sur l’idée, car je crois que j’aime beaucoup faire des images et filmer mes invités. J’ai quasiment tout le casting de la saison deux, il faut juste que je trouve le temps de bien le faire. C’est quelque chose que j’adore faire parce que ça me fait une vraie respiration, comme ce n’est pas autocentré. Ça me fait beaucoup de bien. Je propose à des gens qui sont très inspirants et que j’ai la chance d’un peu connaître. Ça me permet d’arriver à installer un rapport intime. Je m’engage devant tous·tes les Français·es que cette deuxième saison aura lieu ! (rires)

LVP : C’est enregistré ! Sinon, tu joues à la Maroquinerie le 21 mars prochain, et tu es désormais accompagné sur scène non plus d’un mais de deux musiciens. Comment abordes-tu cette nouvelle formule live ?

Martin : Justement, une personne de plus permet de donner plus de vie et d’enlever un petit peu les figures imposées. Le métier nous demande d’être très peu sur scène, mais de faire sonner comme si c’était le son de l’album. C’est délicat, parce qu’on fait tout ce qu’on peut pour faire de la musique sur scène, le tout avec un squelette qui impose un tempo et une structure. Avec Ben, on avait très envie de sortir de ça. On savait que si l’on écrivait un album plus organique et qu’on voulait lui rendre vraiment hommage sur scène, il fallait qu’on soit nous-mêmes plus organiques, donc avec moins d’ordinateurs. Aujourd’hui, c’est super, on a viré quasiment tous les ordis. On est tous les trois, avec basse-batterie-chant-claviers, ça fait un bien fou ! Pour moi qui essaie petit à petit de reconquérir mon corps, ça me fait beaucoup de bien. J’entends les chansons sonner et être pleinement libres de leur structure. Je revis la musique très fort. D’ailleurs, je me demande si la démarche première n’était pas d’arriver sur scène avec quelque chose de plus organique, qui nécessitait de faire un album plus organique. C’est un désir d’organique à tous les niveaux, même d’un point de vue personnel. J’ai besoin de reconquérir une forme d’instinct, et de faire confiance à mes intuitions et aux signaux que m’envoie le reste du monde, sans être seulement dans l’analyse dans ma tête.

LVP : Enfin, tu peux nous confier un morceau ou un artiste qui tournait en boucle pendant l’écriture de cet album ?

Martin : Oui ! Weyes Blood, l’album Titanic Rising avec le morceau A Lot’s Gonna Change. Il y a ce côté très organique de la chanson qui tient par tout ce qui est joué par des corps humains. C’est très beau, on entend sa voix, le vide et sa respiration dans les chansons. Ça, c’était plutôt avant l’écriture de l’album. Pendant, ma ligne directrice a été Grace de Kae Tempest qui est une chanson guitare-voix posée sur le texte, où iel raconte comment retrouver la grâce. Un chef d’œuvre, terminé bonsoir ! Il faut l’écouter. C’est une grande chanson, qui par la sensation qu’elle me donne m’a permis de me dire que je devais oser prendre ce risque d’épurer le plus possible.

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