Qu’en restera-t-il ? : Tim Dup et sa valse des mots
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Auteur·ice : Flavio Sillitti
10/01/2020

Qu’en restera-t-il ? : Tim Dup et sa valse des mots

Spoken words is not deadSi la synergie entre poésie, slam et chanson française n’en est pas à son coup d’essai, notamment amorcée avec des artistes tels que Grand Corps Malade, un vent de renouveau souffle sur cet étonnante association depuis 2015. Une brise qui porte le nom de Tim Dup et qui sonne comme de la mélancolie heureuse. Faisant suite à un premier album paru près de 2 ans plus tôt, Qu’en restera-t-il ? se dresse comme la crise existentielle d’un artiste ingénieux qui use des mots pour se jouer de la vie qui file et des émotions qui la rythment. Bouleversant.

Fidèle héritier d’un genre souvent difficile d’accès, Timothée Duperray (de son vrai nom) parvient, à l’instar du collectif FAUVE, à agrémenter ses poèmes chantés d’une couche de modernité, dans l’air de son temps. Débordant de créativité et de talent, il nous chantait avec impudeur la passion amoureuse sur Moïra Gynt ou parvenait à transmettre les moindres sensations d’un trajet ferroviaire sur TER Centre, jusqu’aux odeurs. C’est le fruit d’un travail d’orfèvre qui mêle une maestria du piano vieille de plus de dix-huit années, un regard particulier sur le monde insufflé par des études de sciences sociales et surtout une plume brillante. Un art textuel qui accorde ses vers aux fluctuations des nappes électroniques ou des mélodies célestes qui l’accompagnent. Intergénérationnelle et universelle, la musique de Tim Dup est une catharsis pour quiconque s’y aventure. Vous n’en sortirez pas indemnes. Dans l’élan du succès considérable de son Mélancolie Heureuse et de sa réédition Nouvelle Impression, le penseur garde la même recette et s’amuse à y injecter quelques nouveautés, métaphore d’une évolution tant personnelle que musicale. L’artiste est plus fort qu’avant et sa musique plus charnue que jamais. Manteaux d’électronique, flanelle d’acoustique et cachemire de percussions viennent alors garnir ce nouvel opus, emmitouflant nos petits cœurs désormais prêts à passer l’hiver dans un mélange de frisson et de chaleur. Qu’en restera-t-il ? se profile comme un feu de bois qui crépite et éblouit, réchauffe et rassure.

On repèrera deux allures : l’une soutenue et l’autre traînée, la houle et le calme. Une façon de scinder le disque en deux atmosphères distinctes pour tenter de fragmenter les aléas d’une jeunesse en deux temps, une jeunesse qui a soif de vitesse et faim de quiétude. L’artiste impose la sincérité comme guide des lignes de ces textes toujours plus percutants qui parlent d’amour avec une précision chirurgicale, de tristesse avec une véhémence rare et de vie avec une justesse sans artifices. Dup fait danser des mots sur vos sentiments les plus enfouis et peint des tableaux minutieux à partir d’une palette d’émotions innombrables.

En guise d’introduction, une surprise. C’est le premier temps de l’album : la jeunesse fougueuse et pressée. Après eux se fond dans des nappes électros pour dynamiser le timbre autotuné qui nous conte les débâcles estivales de la fleur de l’âge. Les lignes “Étendus dans l’herbe, ils ne font que fumer. Perdus dans leurs rêves, libres d’être oubliés” nous rapportent forcément à un souvenir, une envie, un songe. Le genre de composition qui induit à la survivance de notre passé, nous rattachant à une collection de moments achevés et ramenés à la vie au rythme de ces mélodies enivrantes. Une atmosphère qui ne va pas sans rappeler la patte d’un certain Flavien Berger, revisitée ici par le slameur le plus inventif du moment. Après ces après-midis ensoleillés à la mer, Tim nous emmène revisiter notre rapport à la séduction pour faire rimer le flirt et la lubie de nos amourettes de jeunesse avec Une autre histoire d’amour. Un morceau qui peut compter sur des sonorités futuristes et sur d’étonnantes notes bouncy pour dynamiser cette ode passionnelle. Histoire de relever d’autant plus l’ensemble, c’est la douce voix de Flore Benguigui (du groupe L’Impératrice, qu’on aime à la folie) qui se pose avec délicatesse sur les notes de piano. La seconde collaboration verra Gaël Faye faire des merveilles sur Porte du soleil. Un délice d’écriture porté par un refrain entraînant et gâté par le mariage de deux voix exquises qui se donnent la réplique pour un échange virevoltant. Infusion de soleil, de voyage, d’exotisme : le morceau fait danser. Mais avec Tim Dup, on ne danse jamais sans une larme à l’œil. Sa façon à lui de titiller nos extrêmes, d’exploiter l’ambivalence de nos pôles sentimentaux qui se rencontrent parfois dans une effusion de mélancolie heureuse. La frontière entre l’allégresse et la mélancolie est fine et cet album semble en avoir fait son terrain de jeu.

C’est ainsi que l’on bascule rapidement dans le second temps de l’album : la jeunesse fleur bleue et philosophe. Difficile de se remettre de la douceur de Pertusato qui, porté par des sections oniriques de vocalises distordues angéliques, nous fait voler trois minutes durant. Je te laisse joue sur la répétition de trois mots lourds de sens qui surviennent plusieurs fois au long de ce spleen mélodieux. Un titre qui se présente comme une lettre ouverte au futur, le mea culpa pour le médiocre héritage à prévoir. La maturité d’écriture est ici époustouflante et résonne en nous, faisant écho à de multiples tristes actualités. Un visuel paraissait en octobre dernier pour intensifier d’autant plus la nostalgie de la composition par des archives de l’enfance précieuse du petit Timothée. Sur L’aventure, l’artiste reprend les codes anaphoriques de Je te laisse et remplace le délaissement par une recherche afin de clamer “Je te cherche“. Sur fond de froides mélodies électroniques qui s’élèvent progressivement, nous voilà entraînés dans la poursuite d’un amour impalpable. Effluves d’alcoolémie et poésie désinhibée sont au rendez-vous sur Rhum Coca, dont les propos francs et brutaux corroborent avec la ténacité d’une mélodie parsemée de vives percussions.

Piano, batteries, trompettes… De tous les instruments qui composent l’univers musical du projet, un en particulier transcende l’écoute : l’intensité. Celle-ci se retrouve par intermittence, avec une parcimonie délicieuse qui fait d’elle une invitée pudique, renforçant toute l’importance de sa présence sur certains passages. C’est le cas sur Refuge, véritable coup de cœur de cette collection. Par série de vagues de puissances différentes, Tim nous chante et nous scande son envie de rire avec des gens qu’il n’a jamais vus, son envie de s’éclipser à minuit pour faire la valse des ellipses qui prennent son coeur en sursis. Son envie de vivre. C’est d’une beauté d’écriture rare. L’intensité se manifeste subtilement par un voile électronique de sonorités brumeuses et par une succession de percussions qui nous ramènent avec nostalgie aux rythmes d’un The Blaze. À tout cela s’ajoute une envolée de cuivres lâchés par les aigus inhabituels et éclatants de la voix d’habitude si épurée du chanteur. Un grand moment. Autre manifestation notable d’intensité, Le visage de la nuit constitue le climax émotif du disque grâce à une maîtrise parfaite du crescendo. Par une fausse indifférence qui fait frémir, Tim ouvre le morceau avec un sobre “Voilà, c’est la fin.” Il n’en faut pas plus pour nous emporter dans cet océan d’émotions qui synchronise les chapitres de cette histoire d’apocalypse à la musicalité la plus pertinente. Le mélange est une réussite et c’est complètement immergés dans ce tourbillon de poésie que Tim Dup nous achève par un “Je t’aime” délicat comme une caresse, percutant comme un uppercut. S’ensuit alors une envolée instrumentale frissonnante fourmillant d’intensité construite à partir de la mélodie Navajo Joe du mythique Ennio Morricone.

Là où la plume de Dup se veut la plus impressionnante, c’est lorsqu’elle s’engage. “Ce monde est schizophrène, et je suis coupable d’impuissance”. Sur Songes, c’est dans un constat vibrant de réalisme que se dessine notre société revisitée ici par la clairvoyance d’un rhapsode aux milles angoisses. Des urgences qui s’inscrivent aussi sur le titre éponyme Qu’en restera-t-il ?. Son nom l’indique, il est ici question d’anxiété du lendemain et de réflexion profonde quant au caractère éphémère de nos existences. Un questionnement qui n’est pas seulement suggéré par l’explicite des paroles mais surtout par l’implicite d’une mélodie prépondérante qui couvre la majorité de l’œuvre. Violons généreux et percussions énergiques viennent alors narrer les doutes et personnifier ce fameux point d’interrogation qui habite l’artiste et sculpte cet album.

C’est finalement par son arme fétiche que Tim Dup nous touche en plein cœur : des piano-voix délicats où s’emmêlent lyre et foucades mélodiques. C’est ainsi qu’il rend un émouvant hommage à la Place de la République dans Place Espoir qui salue tout ce que ce haut lieu de la culture française a pu témoigner : des horreurs aux bonheurs, de la joie aux chagrin, de la vie à la mort. Vendredi soir se voit attribuer la lourde tâche de clôturer l’album. Une prouesse, le retour d’une forme plus pure de spoken words. Le récit anodin d’une soirée hivernale dont le crépuscule mystique et les hasardées d’ivresse se voient dépeints avec poésie. Le tout rehaussé par la minutie d’une œuvre au piano où chaque clé, chaque soupir et chaque silence se voit justifié par l’envie d’approfondir davantage l’émotion portée par cet épilogue.


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