Rencontre avec Dominik Eulberg, le chef d’orchestre de Mère Nature
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Auteur·ice : Paul Mougeot
07/09/2019

Rencontre avec Dominik Eulberg, le chef d’orchestre de Mère Nature

Biologiste et producteur de génie, Dominik Eulberg n’a jamais voulu choisir entre ses deux passions. Près de huit ans après son dernier album, le DJ allemand est de retour avec Mannigfaltig, un disque qui mêle avec brio sonorités naturelles et productions électroniques. À l’heure où l’urgence écologique se fait plus pressante que jamais, on a rencontré celui pour qui la nature est la plus grande des sources d’inspiration.

La Vague Parallèle : Hello Dominik ! Comment te sens-tu à quelques jours de la sortie de ton nouvel album (l’interview a eu lieu à la fin du mois d’août, NDLR) ?

Dominik Eulberg : En ce moment, je me sens un peu épuisé par l’interminable marathon des interviews, mais évidemment, je suis aussi extrêmement reconnaissant de pouvoir envoyer des messages au monde par autant de canaux différents.

C’est à la fois surréaliste et excitant d’enfin sortir un nouvel album. Plus de huit ans et demi se sont écoulés depuis la sortie de Diorama, c’est à peine croyable. Au cours des trois dernières années, j’ai constamment annoncé mon nouvel album, mais il se passait tellement de choses dans ma vie que je ne l’ai sorti que cette année. Je serai très soulagé quand il sera enfin sur le marché. Une telle production d’album ressemble toujours à une petite naissance avec une procréation joyeuse, une croissance soutenue, mais aussi un travail pénible peu de temps avant l’accouchement.

LVP : Tu l’as dit, il s’est donc passé plus de huit ans depuis la sortie de ton dernier album. Qu’est-ce que tu as fait pendant toutes ces années ?

DE : D’abord, je me suis beaucoup amusé, avec plus d’une centaine de concerts joués par an. Ensuite, je me suis également impliqué dans des projets de conservation. J’ai composé la musique d’un film sur le biotope, j’ai créé un jeu sur les oiseaux qui permet de retrouver leurs chants grâce à un QR code, j’ai conçu et installé des hôtels pour insectes ainsi que des nichoirs adaptés à plusieurs espèces d’oiseaux.

En tant qu’expert de la protection des animaux, j’ai également initié et supervisé de nombreuses activités locales de conservation de la nature. J’ai par exemple contribué à la mise en place de clôtures pour protéger des espèces de crapauds, à la signalisation de zones protégées pour les animaux, à la surveillance d’oiseaux nicheurs, et j’ai également effectué un travail éducatif pour les émissions de télévision et les journaux. Je ne me suis jamais ennuyé et je ne m’ennuierai jamais. Je suis naturellement équipé d’un moteur de qui fonctionne à la curiosité, donc je suis toujours en mouvement.

LVP : Entre temps, l’industrie de la musique et le monde en général ont énormément évolué. Quels sont les changements que tu as remarqués ?

DE : Avec la numérisation, le secteur de la musique est tout simplement devenu beaucoup plus rapide. C’est incroyable de voir les milliers de morceaux qui apparaissent chaque semaine sur des plateformes telles que Beatport !

Malheureusement, la substance de la musique elle-même est affectée par cette surproduction, parce que les gens sont submergés par la masse de musique disponible. Aujourd’hui, on consomme la musique comme dans un fast-food. Je trouve que cette tendance est regrettable, car certains artistes ne font des albums que pour promouvoir une tournée, avec seulement trois ou quatre bons morceaux et le reste pour remplir.

Je n’ai pas envie de participer à ça parce que la vie est trop courte pour ça. Tant pis pour moi, je fais toujours les choses à ma manière. Je fais ce que j’aime faire, quand j’ai envie de le faire, je vis ma vie et je suis heureux comme ça. D’ailleurs, je crois que c’est précisément le sens de la vie. Après tout, on n’emporte pas son argent dans la tombe…

LVP : Revenons-en à ton nouveau disque, Mannigfaltig. Que peux-tu nous dire sur les conditions dans lesquelles tu as composé et enregistré cet album ?

DE : La musique est un moyen de communication très archaïque : nous savons aujourd’hui qu’il est même plus ancien que le langage. Lorsque qu’on entend de la musique, c’est la partie la plus ancienne de notre cerveau qui réagit. Alors que lorsqu’on parle, on active un lobe latéral beaucoup plus récent. De la même manière, nous disposons d’un organe qui nous permet d’entendre trois à quatre octaves, mais nous n’avons besoin que d’un seul pour parler. D’ailleurs, les patients victimes d’accidents vasculaires cérébraux ne peuvent souvent plus parler, mais sont encore capables de jouer de la musique. Toutes ces informations indiquent que l’Homme a fait de la musique avant même de développer une forme de langage, c’est donc que la musique n’est rien d’autre qu’un moyen de communication. Je pense d’ailleurs qu’on ne devrait parler que lorsqu’on a quelque chose d’intéressant à dire, sinon, on remplirait inutilement l’espace de nos sens.

Comme je n’ai pas sorti d’album depuis longtemps, j’ai eu le temps de découvrir de nouvelles inspirations, de nouvelles sources sonores que je voulais communiquer aux gens. Mon album a un rôle éducatif très important. Celui de sensibiliser les gens à la beauté de la biodiversité qui se trouve sur le pas de leur porte, d’abord, mais aussi celui de les aider à comprendre que préserver la biodiversité est la seule garantie de survie pour nous et pour les générations futures.

Pour moi, il était urgent de transmettre ce message aux destinataires de l’album : nous, humains, nous dirigeons vers une catastrophe climatique. De nombreuses espèces disparaissent pour toujours de notre planète, comme jamais auparavant. Peu de gens comprennent que chacune de ces espèces est un rouage de plus en plus important d’un écosystème dont nous utilisons les services quotidiennement : l’oxygène, l’élimination des déchets, la pollinisation, le traitement des sols… Briser les engrenages de ce système peut conduire à son effondrement, et il est précisément en train de devenir complètement friable pour nous, les humains.

Dans la production musicale, j’ai toujours recherché l’élan novateur. Je n’ai jamais essayé de copier ni autre chose, ni même moi-même. Les tendances ou les stratégies de vente ne m’intéressent pas car je suis mon propre juge : mon album, il faut que je l’aime avant tout.

J’ai compris très tôt que la nature était le moyen le plus facile, le plus sain et le plus rentable de rechercher le bonheur.

LVP : La tracklist de ton album est principalement composée de noms d’insectes. Qu’est-ce qui t’inspire autant dans le monde de l’infiniment petit ?

DE : Ces animaux ne sont en réalité que des représentations symboliques. Je les ai choisis parce que chacune de ces espèces porte un chiffre en son nom. II y a douze pistes sur mon album, donc pour chaque chiffre de un à douze, j’ai trouvé une espèce indigène. Notre nature, la faune et la flore qui la composent sont extrêmement diversifiées, d’où le titre de l’album. Pour la pochette de l’album, j’ai peint ces animaux selon leur nombre et leur ordre d’apparition, et je les ai placés dans la forme d’un bouton “Play”.

Bien sûr, parmi les douze espèces d’animaux que j’ai choisies au hasard, il y a de nombreux insectes. Mais c’est logique, car nous vivons sur une planète d’insectes. Pendant plus de 400 millions d’années, ils ont peuplé notre planète et ils le feront probablement jusqu’à la fin. Avec plus d’un million d’espèces recensées, plus de 80% de tous les animaux sont des insectes. Environ 90% de la biomasse animale d’origine terrestre est composée d’insectes. Les fourmis représentent à elles seules plus de biomasse que tous les êtres humains réunis. En fait, nous devrions même leur être reconnaissants de bien vouloir partager “leur” planète avec nous. Mais ils ne reçoivent pas le respect et l’attention qu’ils méritent. À la place, nous les tuons avec du poison et nous coupons leur maison en morceaux !

LVP : Aujourd’hui justement, on perçoit beaucoup de peur et d’angoisse lorsqu’on parle de la situation de la planète. Pourtant, ton nouvel album respire l’optimisme et la sérénité. Comment fais-tu pour garder ton calme face à l’enchaînement des mauvaises nouvelles ?

DE : Mon credo, c’est “la conservation de la nature en tant que philosophie positive de vie”. En ce moment, les journaux et les autres médias déversent leurs messages d’horreur les uns après les autres. Mais à un moment donné, les gens tombent dans une sorte de sidération et finissent par s’éteindre. La peur les paralyse tellement qu’ils ne se battent plus et finissent par se résigner.

C’est pour cette raison qu’il est si important de susciter l’intérêt des gens pour raviver la flamme dans leur cœur. Nous devons recommencer à aimer et à apprécier nos amis les animaux. Nous devons aussi leur rendre l’espace dont ils ont besoin. Ils sont une assurance de survie pour nous. Sinon, Homo sapiens deviendra rapidement Homo suicidalis.

LVP : Pour le clip de Goldene Acht, tu as travaillé avec Jan Haft, qui est un réalisateur spécialisé dans les documentaires animaliers. Comment en êtes-vous venus à travailler ensemble ?

DE : Jan Haft est devenu l’un de mes très bons amis. Nous étions sur la même longueur d’onde dès la première seconde, avec les mêmes valeurs et les mêmes croyances sur la vie et la nature. Il est l’un des réalisateurs de documentaires animaliers les plus renommés de notre époque. Je crois qu’aucun autre spécialiste du genre n’a remporté plus de prix que Jan en Allemagne. Pendant des années, j’ai été un fervent admirateur de ses images à couper le souffle, qui témoignent d’un esprit vif et d’une grande sensibilité.

Le plus drôle, c’est que Jan est également fan de ma musique depuis des années, mais qu’il n’avait jamais osé m’écrire. En fait, c’est sa femme qui l’a encouragé à le faire. Depuis, nous avons réalisé un documentaire télévisé sur l’Islande et un film, The Meadow. Il y aura sûrement beaucoup, beaucoup d’autres projets communs, c’est tellement amusant de travailler avec un professionnel aussi brillant !

Le but du clip de Goldene Acht, c’était de montrer la biodiversité de la flore et de la faune indigènes, de montrer la diversité des formes et des couleurs de la nature qui se trouve à notre porte. Il faut être complètement endurci pour ne pas ressentir un émerveillement enfantin face à la beauté de la nature lorsqu’on regarde cette vidéo. Malheureusement, beaucoup de gens pensent encore qu’ils doivent faire un safari en Afrique ou aller jusqu’en Amazonie pour découvrir les merveilles de la nature. En fait, il vous suffit d’ouvrir vos sens et d’aller devant votre propre porte d’entrée : vous pourrez alors faire l’expérience de l’incroyable beauté des merveilles de la vie. Même les plus petites ! Vous devez juste faire attention, ici et maintenant, et ne pas rester coincés dans vos pensées ou sur votre téléphone.

LVP : À l’heure où les médias s’emparent enfin de la question de l’écologie, est-ce que tu penses que la musique a un rôle à jouer dans la préservation de la planète ?

DE : J’ai étudié l’écologie et la protection de l’environnement et j’ai travaillé comme garde forestier dans un parc national après mes études. Quand j’étais enfant, être dans la nature était la plus belle chose pour moi. J’ai grandi sans télévision et sans “contamination médiatique”. La nature était mon propre programme d’animation. J’ai compris très tôt que la nature était le moyen le plus facile, le plus sain et le plus rentable de rechercher le bonheur. Dans le même temps, je me aussi suis rendu compte qu’elle était indispensable à notre vie, que nous avons besoin d’elle comme un bébé a besoin de sa mère. C’est la raison pour laquelle je me pense en tant que défenseur de la nature et surtout “sensibilisateur” à la nature. La sensibilisation est essentielle car c’est le début d’une chaîne de causalité : l’Homme ne protège que ce qu’il apprécie, et il n’apprécie que ce à quoi il a été sensibilisé.

Pour moi, la musique est un excellent outil pour recruter des gens et leur donner quelque chose à faire. Surtout la musique électronique, parce qu’elle est reçue par beaucoup de jeunes, qui représentent l’avenir. C’est pour ça que je construis toujours mes albums avec un méta-niveau, pour essayer d’initier des processus de pensée. Nous produisons également diverses vidéos de sensibilisation autour de la sortie de l’album. Avant mes sets ou pendant certains festivals, je propose également des visites guidées dans la nature que je fais gagner à mes fans. C’est un excellent moyen d’échanger à propos de ces sujets. Les gens écoutent toujours très attentivement et je prends le temps de leur faire comprendre plus clairement qui nous sommes, ce qu’est notre maison, et pourquoi nous avons besoin de la nature.

LVP : Quel regard poses-tu sur la scène électronique française, en particulier sur des artistes comme Molécule, qui intègre également les sonorités de la nature dans sa musique, ou Irène Dresel, qui compose à la campagne ?

DE : Pour être honnête, je ne connaissais pas ces deux artistes. Mais oui, pour moi, la nature est le plus grand de tous les artistes. Son raffinement et la variété de formes et de couleurs qu’on y trouve sont pour moi d’inépuisables sources d’inspiration.

La scène musicale française est merveilleusement ouverte aux nouveaux concepts sonores non conventionnels, ce que je trouve vraiment génial.

LVP : Pour terminer, est-ce que tu peux partager une de tes découvertes musicales récentes avec nous ?

DE : Récemment, j’ai découvert que les corises produisent des stridulations plutôt funky. Ces sons sont destinés à la communication et sont générés par le frottement de leur trompe sur leur appareil sonore, une sorte de sillon transversal qui est situé entre les hanches antérieures.

Micronecta scholtzi est, par rapport à sa taille, l’animal le plus bruyant au monde. La puissance du chant de cette minuscule créature peut monter jusqu’à 99,2 décibels. C’est incroyable mais vrai : elles frottent leur pénis côtelé sur le ventre, comme un violon, et elles attirent leurs partenaires sexuels avec cette chanson. Encore une fois : la nature est incroyable !