SCIVIAS : le mouvement belge qui passe le micro aux femmes
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Auteur·ice : Flavio Sillitti
24/12/2019

SCIVIAS : le mouvement belge qui passe le micro aux femmes

En avril 2019, Wallonie Bruxelles-Musique partageait le mouvement SCIVIAS dans le cadre des Nuits Botanique. Une plateforme importante et nécessaire qui fait écho aux réalités des femmes au sein de l’industrie musicale. Musicienne et activiste, Elise Dutrieux, coordinatrice SCIVIAS, représente la personne idéale pour éclairer les lanternes au vu de la question des inégalités liées au genre dans l’industrie musicale. Elle est également autrice et a rédigé en 2016 une étude sur la place des femmes dans les musiques électroniques. Nous avons eu le plaisir de la rencontrer dans le chahut d’un Café Belga bondé pour discuter Björk, inégalités de genres et espoirs de changement. 

La Vague Parallèle : Petite question toute simple pour commencer : deux mots pour décrire la situation de la femme dans l’industrie de la musique ?

Elise Dutrieux : Invisibilité. Il y a énormément de musiciennes dans le monde de la musique, elles ne sont juste pas visibles. C’est l’une des premières choses qui m’a marquée lorsque j’ai réalisé ma recherche en 2016 sur la place des femmes dans la musique électronique. À l’époque, je me basais sur des constats touts faits du genre “il y en a beaucoup en Flandre et peu en Wallonie”. En réalité, en menant cette étude et en intégrant certains réseaux, j’ai fini par comprendre qu’elles étaient bien là, même en Wallonie, mais qu’elles n’étaient juste pas visibles. Cette observation m’a amenée à repenser certains constats. J’avais notamment tendance à parler de rareté alors qu’en réalité il n’y en a pas du tout : les musiciennes ne sont pas rares, elle ne font juste pas partie des grands circuits musicaux. Alors certes, on pourra citer quelques têtes de proue comme Angèle, par exemple. Mais finalement, selon moi, ce sont peut-être des exceptions qui confirment la règle car, malgré elles, ce sont des femmes qui correspondent aux clichés de la féminité et qui sont, dès lors, “commercialisables”. Ensuite, comme second mot, je dirai pop. C’est aussi l’un des clichés selon lequel on a souvent mis les femmes dans une case de pop music alors que moi j’ai remarqué que la plupart des femmes musiciennes que j’avais eu l’occasion de rencontrer sortaient totalement de ce stéréotype là. Du coup, ce serait même plutôt son contraire, l’anti-pop, que je choisirai.

La Vague Parallèle : Tu es chargée de communication au sein de Wallonie-Bruxelles Musique mais tu as aussi connu une expérience en tant que musicienne électronique sous le nom de Elsie Dx. À travers ces deux différentes casquettes, comment as-tu ressenti l’urgence liée à la discrimination envers les femmes dans le monde de la musique ? 

Elise Dutrieux : Les discriminations dont tu parles, j’en ai surtout pris conscience de manière très indirecte au début. En tant que musicienne surtout, je les vivais d’un point de vue physique plus que d’un point de vue intellectuel : je n’arrivais pas forcément à mettre de mots sur ces expériences. Le déclic a eu lieu lorsqu’une de mes role modelsBjörk, a publiquement dénoncé la situation. À l’époque, j’avais déjà des bribes de féminisme qui me donnaient certaines pistes mais je n’avais pas forcément conscience que le phénomène était aussi présent dans la musique. C’est à partir de là que j’ai pu comprendre d’où venaient mes mal-êtres physiques et émotionnels. Un autre moment clé dans ma prise de conscience face à la situation, c’était lors de l’écriture de mon mémoire sur la place des femmes dans la musique électronique.

La Vague Parallèle : En parlant de ton mémoire, était-ce compliqué d’étudier un sujet qui touchait à ce point à ta réalité en tant qu’artiste ? 

Elise Dutrieux : Pour moi, c’était presque une thérapie. Le moment où tu commences à étudier un sujet qui te touche, ça devient extrêmement thérapeutique car tu dois te replonger dans tout ce qui t’a construit et questionner toutes ces choses. Ça demande d’avoir un égo à la fois très fort mais aussi très malléable. C’est mon mémoire qui m’a donné les clés de compréhension face à la question du sexisme dans le monde de la musique. La possibilité de me distancier, c’était en interrogeant d’autres personnes : en écoutant ces parcours et ces expériences, ça m’obligeait à me remettre en retrait d’une certaine manière. Ceci dit, ça me permettait aussi de dialoguer avec ces personnes, notamment les musiciennes, et ça faisait ressortir des choses chez l’une et chez l’autre. C’est une forme d’enrichissement de dialoguer sur des expériences vécues, et le processus peut rester très scientifique malgré tout. Dans l’histoire des sciences, les women studies, par exemple, ont été largement décrédibilisées sous prétexte que c’était juste un groupe de femmes qui parlaient de leur vécu sans prendre de distance. Alors que, selon moi, c’est une hypocrisie de croire que chacun est objectif. J’estime que c’est très intéressant, dans le cadre d’une recherche, d’avoir cette subjectivité là et de travailler avec, de la décrypter.

La Vague Parallèle : Tu es actuellement coordinatrice de SCIVIAS. Qu’est ce que c’est ?

Elise Dutrieux : C’est une réunion de structures portée par 7 institutions actives dans le secteur musical dans le but de faire respecter une série d’accords qui vont agir pour une meilleure égalité entre les hommes et les femmes de l’industrie musicale en Belgique. Il y a aussi une charte qui est centrale et qui reprend nos principes fondamentaux ainsi que des mises en actions que chaque structure décide d’appliquer en fonction de ses réalités quotidiennes. SCIVIAS compte mettre en place un maximum de choses pour donner de la visibilité aux femmes artistes en Fédération Wallonie-Bruxelles, que ce soit par la création d’un répertoire, par l’utilisation de l’écriture inclusive et par la motivation de candidatures : on travaille beaucoup sur ces trois éléments. Notre mission est aussi de donner des chiffres qui rendraient concrètes ces discriminations et montrer qu’elles existent pour pouvoir les combattre.

La Vague Parallèle : Qui sont les acteur·rices de SCIVIAS ?

Elise Dutrieux : Les septs institutions autour de la table sont Wallonie-Bruxelles MusiqueCourt-Circuit, le Conseil de la Musique, le Service des musiques non-classiques de la Fédération Wallonie-Bruxelles, le Botanique ainsi que la FACIR. Avec ces septs acteurs, SCIVIAS se retrouve à chaque échelon du développement de carrière musicale en Fédération Wallonie-Bruxelles. À côté de ces 7 fondateurs, on peut aussi compter sur nos signataires (Atelier 210 et Luik Music, par exemple) et nos membres adhérents (Fifty PR et This Side Up, par exemple). Les signataires sont financés en partie par le secteur public tandis que les membres adhérents sont des privés. L’idée, c’est que tous ces acteurs respectent autant que possible notre charte et qu’ils nous partagent un maximum de données liées à la problématique de la représentation de la femme dans l’industrie musicale pour dresser un constat qui soit le plus véridique possible.

© Flavio Sillitti / Elise Dutrieux, coordinatrice SCIVIAS – Bruxelles, Décembre 2019

La Vague Parallèle : En septembre dernier, vous présentiez votre Rapport #0. Qu’est-ce que ce premier rapport de SCIVIAS ?

Elise Dutrieux : Quand on a créé la structure en avril, nous avions le projet que SCIVIAS soit ouvert aux personnes qui voulaient nous rejoindre à partir de septembre. sauf qu’à l’époque, on s’est rendu compte qu’on avait déjà de nombreuses demandes de la part de personnes qui voulaient nous rejoindre et qui pouvaient déjà nous fournir des données. Du coup, on a décidé d’avancer un peu la date, ce qui nous a permis de présenter ce premier Rapport #0 qui représentait tant une possibilité de promotions auprès d’autres institutions qui pensaient à nous rejoindre qu’une base solide sur laquelle commencer nos recherches pour le vrai premier rapport officiel de 2020. En bref, ce Rapport #0 réunit toutes les données rassemblées par les différentes structures qui composent SCIVIAS. C’est un ensemble d’informations qui sont déjà très utiles et qui permettent déjà d’agir à ce stade-ci.

La Vague Parallèle : Un élément marquant de ce premier rapport, c’est le fait que les discriminations ne touchent pas seulement l’artiste sur scène mais aussi toutes les femmes du milieu. 

Elise Dutrieux : Exactement ! Quand tu vois la composition des équipes, les métiers accordés aux femmes sont hyper stéréotypés. Ce sont souvent des postes dits “inférieurs”, des postes d’administration, des métiers d’assistance, etc. Alors que les hommes, eux, vont plus vite se retrouver dans des postes de décision, de programmateurs : des postes de prestige, en somme. Il y a un vrai travail à faire là dessus.

La Vague Parallèle : Autre observation frappante du rapport, on s’aperçoit que la parité sexuelle dépend du genre musical. Il existe un certain équilibre hommes-femmes dans le genre pop et RnB/soul tandis que dans tous les autres genres, la majorité masculine est écrasante. Comment expliquer cela ?

Elise Dutrieux : Il n’y a pas forcément d’explication, c’est juste la réalité. Il existe des genres musicaux plus sexistes que d’autres. Ils le sont parfois parce que les femmes s’en excluent elles-mêmes car elles ne se sentent pas autorisées à s’épanouir dans ces genres musicaux là. C’est une double discrimination implicite et explicite qui répond à des réalités sociales, à des socialisations différenciées en fonction du genre musical : le RnB, par exemple, fait appel à la voix et à l’émotion et, du coup, on va directement l’associer à la femme.

La Vague Parallèle : SCIVIAS partageait récemment une interview de Juicy dans le cadre des Red Bull Elektropedia Awards dans laquelle elles affirment que le fait qu’elles soient toujours référencées comme un “duo féminin” est une forme de sexisme. Qu’en penses-tu ?

Elise Dutrieux : On parle de “duo féminin” alors qu’il est rare d’entendre parler de “duo masculin”. C’est toutes ces manières de dire les choses qui sont stigmatisantes et il est nécessaire de retravailler notre propre discours. Parler de deux “musiciennes”, c’est visibiliser leur travail de manière active et en même temps ça leur donne de la visibilité en tant que femme. C’est pour moi un meilleur juste milieu. On est encore dans une période de transition, et l’idéal c’est évidemment de ne plus avoir à évoquer le genre de l’artiste mais son travail, c’est ce qui fait qu’on est dans une étape un peu paradoxale : on aimerait ne pas avoir à distinguer mais on est obligé de le faire pour combler un manque, à l’instant T. C’est le même problème quand on parle de mixité/non-mixité de genre : la mixité a exacerbé un grand nombre d’inégalités, et on se rend compte aujourd’hui que la non-mixité pourrait permettre une mixité plus équilibrée plus tard. 

La Vague Parallèle : SCIVIAS met aussi l’accent sur le langage épicène (ou écriture inclusive) qu’elle compte vulgariser dans le monde de la culture musicale. Pourquoi est-ce primordial ?

Elise Dutrieux : À la base, j’étais moi-même réticente à l’idée d’appliquer l’écriture inclusive car je prônais une certaine neutralité du langage. Mais par après, je me suis rendue compte que j’avais moi-même été influencée en réalisant qu’historiquement, le masculin n’est pas neutre. C’est l’Académie Française qui a masculinisé la langue de manière complètement discriminatoire. Du coup, quand on nous apprend ces choses là en primaire avec des phrases telles que “le masculin l’emporte sur le féminin”, qu’on nous partage cela comme des vérités absolues, ça nous influence indirectement. Sauf que dans ce masculin “neutral”, les femmes sont invisiblisées. L’écriture inclusive, c’est le seul moyen de donner de la visibilité aux femmes dans le milieu. Forcément, c’est une question qui crée des distensions parce que tout le monde n’est pas du même avis et que tout le monde n’est pas informé. Ça demande de la réflexion, de la recherche et beaucoup de distance, surtout.

La Vague Parallèle : Au niveau des programmations en festivals ou en concerts, la majorité masculine est aussi soulignée par le rapport. Pourquoi ne pas tout simplement programmer plus de femmes artistes ?

Elise Dutrieux : Ce n’est pas aussi simple. La plupart des programmateurs, ils programment ce qu’ils voient et ce qu’on les encourage à programmer. Si on te demandais de citer 5 artistes à programmer à un événement, tu penserais certainement aux 5 derniers que tu as vu. Et comme la visibilité est quelque chose qui manque aux femmes du milieu, on ne pense pas forcément à elles et c’est un cercle vicieux. Heureusement, il existe des collectifs qui donnent actuellement de la visibilité aux femmes artistes, notamment dans des milieux musicaux où elle se font moins présentes comme le rap notamment.

La Vague Parallèle : Du coup, comment augmenter cette représentation féminine sur scène ?

Elise Dutrieux : Il faut leur donner la possibilité de s’exercer. Quand Björk parle du fait qu’en tant que femme il faut en faire deux fois plus, c’est parce qu’il y a beaucoup d’artistes qu’on pointe du doigt dès qu’elles tentent leur chance. C’est très compliqué de comprendre le fait qu’on a le droit de faire de la musique et de faire des erreurs, de s’entraîner, de faire peut-être des concerts qui ne sont pas très bien, etc. Et on en attend encore plus des femmes à l’heure actuelle parce que la volonté bienveillante de certains programmateurs à programmer plus de femmes va amener certaines femmes artistes à faire des dates importantes alors que ce n’est que leur deuxième scène. Elles n’ont peut-être pas eu droit à la même expérience qu’ont d’autres hommes. Du coup, il y a plus d’opportunités pour les femmes aujourd’hui mais aussi beaucoup plus de pression. En résumé, pour faire en sorte qu’il y ait plus de femmes sur scène, il faut aider les femmes à s’autoriser à aller sur scène, leur donner de la visibilité et en même temps les soutenir et les encourager.

© Campagne de promotion Primavera Sound Festival – Barcelone, 2019

La Vague Parallèle : L’été dernier, le festival barcelonais Primavera Sound a proposé un line-up respectant la parité sexuelle avec autant d’artistes féminines que masculins. Dans un futur proche, pourrait-on espérer voir la même chose arriver dans un festival belge ? 

Elise Dutrieux : Ah, j’adorerai ! Dans le cas du Primavera Sound, le festival a pris cette décision dans la foulée de la création de Keychange. C’est un projet lancé par PRS, l’équivalent de notre SABAM en Angleterre, et duquel nous nous sommes en grande partie inspirés chez SCIVIAS. Techniquement, c’est une charte à laquelle des festivals s’engagent dans l’optique d’atteindre en 2022 une programmation 50/50 hommes-femmes. Il y en a certains qui ont décidé de s’y  prendre petit à petit alors que d’autres décident de s’atteler dès maintenant, comme le Primavera Sound. Ça a provoqué un coup de tonnerre dans le milieu parce qu’on a découvert que ce n’était pas si compliqué d’obtenir une affiche d’extrêmement bonne qualité avec une parité de genre. Parce que le vrai problème, c’est qu’on entend trop souvent des discours comme “on préfère la qualité à la quantité”, et c’est un exemple de sexisme ordinaire en plein. Du coup, Primavera Sound a brillamment joué le rôle du contre-exemple et j’espère que ça va rester sur le long terme. Il faut garder un cap, ça ne dépend pas que d’une année. Mais pour en revenir à ta question, au niveau de la Belgique, j’espère que des festivals vont prendre le pas.

La Vague Parallèle : De qui cela va-t-il dépendre ?

Elise Dutrieux : C’est difficile à dire. On pourrait remettre la responsabilité sur les épaules des programmateurs mais ce serait extrêmement réducteur. Beaucoup d’entre eux se plaignent d’ailleurs de ne pas voir assez de femmes qu’ils pourraient programmer. Je pense que c’est une question de circuits. Il faut sortir des circuits habituels car beaucoup d’entre elles se trouvent dans des réseaux plus “confidentiels”. Cette recherche demande du travail. Les talents, qu’ils soient féminins ou masculins, se trouvent désormais ailleurs que là où l’on avait l’habitude de les trouver.

La Vague Parallèle : Pour les internautes qui tombent sur le site Internet de SCIVIAS, quelles sont les possibilités pour qu’ils/elles deviennent acteurs/actrices du mouvement ?

Elise Dutrieux : En diffusant, évidemment. Clairement, on a besoin de diffusions et d’aides que ce soit du public ou du milieu médiatique. Je pense que la meilleure façon d’être acteurs et actrices de ce combat c’est en échangeant, en partageant ces éléments là, en rendant le problème visible. Même en débatant, ça nous permet d’approfondir ces questions là et d’aiguiser nos connaissances.


Plus d’informations sur http://scivias.be

 

 

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