Dans une industrie musicale de plus en plus formatée, difficile d’exister sans risquer de mettre en danger son intégrité artistique ou de disparaître pour de bon. Pour Sébastien Delage, le choix était vite fait. Car depuis ses débuts en solo, le jeune artiste dont l’identité queer est chevillée au corps a fait de son parcours musical une quête absolue de la vérité, pour lui comme pour les autres. Son deuxième album, Baise Platine, est un disque d’amour qui n’occulte rien de ses vertiges… quitte à faire voler les cases trop étroites dans lequel on voudrait l’autoriser à exister. Aujourd’hui, Sébastien Delage nous dévoile sans fausse pudeur toute la beauté de sa démarche, unique en son genre, mais aussi les difficultés auxquelles elle l’expose.
La Vague Parallèle : Hello Sébastien, comment ça va ?
Sébastien Delage : Là, pour tout te dire, ça ne va pas trop. L’album ne prend pas et je crains de devoir arrêter mon label. J’ai les boules de devoir jeter un disque entier à la poubelle, d’autant que pour la première fois, tout était tellement fluide, tellement facile ! Je ressentais un vrai sentiment d’accomplissement, je n’avais aucun doute. C’est difficile à accepter parce que je ne recherche pas le succès. Je veux juste bosser, partager ce que j’ai à dire.
Je pense que pour beaucoup, cet album peut être cringe. Certaines personnes ne parviennent pas à aller au-delà du nom de l’album, d’autres ne parviennent pas à dépasser le chant en français… Quand je m’adresse à des médias généralistes, je crois qu’on va déjà trop loin pour eux.
LVP : Pourtant, l’album est vraiment magnifique, il nous a beaucoup plu. Baise Platine est donc sorti au milieu du mois de mai. Comment s’est passée cette sortie, comment tu l’as vécue, sur le moment ?
SD : J’imagine que tu me conseilles d’être parfaitement honnête (rires) ? Bon, on y va alors… J’étais en pleine phase down de ma bipolarité, je venais de me faire quitter dix jours avant et je venais de rater une subvention qui me permettait de financer la sortie de mon album physique, donc autant te dire que je n’étais pas serein. Cela dit, j’ai ressenti quelque chose que j’avais rarement éprouvé à ce point : le sentiment d’avoir terminé quelque chose et d’en être pleinement satisfait. Ça a écrasé tout le reste, j’en ai accouché dans la douleur, mais ça valait vraiment le coup.
J’ai fait une super release party au Hasard Ludique quelques jours après la sortie, j’avais la chance d’avoir mon groupe avec moi, on a complètement réarrangé l’album en live et c’était une vraie satisfaction pour moi. Depuis, c’est le calme plat, j’ai le sentiment que l’album a du mal à trouver son public, qu’on n’en parle pas beaucoup… Sur le premier, beaucoup de choses sont venues naturellement et je m’attendais donc à avoir au moins autant de retours sur celui-ci. On essaye toujours de ne pas avoir d’attentes quand on sort un disque mais je pense que c’est difficile de s’empêcher d’en avoir, surtout quand on y a mis tout son cœur et qu’on est seul·e à bosser dessus.
En même temps, il y a 15 000 morceaux qui sortent par jour sur les plateformes de streaming, les journalistes sont assailli·es de nouveaux projets quotidiennement et on est dans un contexte de fin du monde qui n’aide pas forcément… Ça paraît bien curieux de faire la promo d’un disque alors que le Rassemblement National est aux portes du pouvoir et qu’il y a un génocide à Gaza. C’est un peu lunaire, comme ambiance !
LVP : Est-ce que tu peux nous parler de la conception de cet album, de sa création, de son histoire ?
SD : Au départ, je voulais faire deux EP. Un qui correspondrait à la phase maniaque de la bipolarité, qui soit très sexuel et qui parle d’amour, et l’autre qui soit très différent, plus post-rock, plus névrotique et qui correspondrait à la phase down de la bipolarité. Un EP de chansons tristes, en gros. Je me suis lancé en 2023, c’était l’été, la canicule, j’étais en début de phase maniaque et je me suis dit que j’allais finalement squeezer l’album névrotique pour me lancer dans un disque qui ne parlait que d’amour. J’étais dans un élan très positif, très intense, et j’ai tout bouclé sur une période très courte : entre 8 et 10 jours.
Je commence toujours les premiers jets des morceaux en travaillant seul, de mon côté, mais ça donne souvent quelque chose d’un peu tiède, d’un peu médiocre. Je vais donc voir ma famille choisie dans un second temps pour bosser sur ce que je ne sais pas faire, sur ce que je veux améliorer. On se tire vers le haut tous·tes ensemble et le résultat, c’est une musique qui est toujours très personnelle mais sur laquelle mes ami·es parviennent à intervenir et à transparaître. Il n’y a vraiment que sur l’arrangement où je ne ressens aucune difficulté parce que je sais ce que je veux, j’ai cette contrainte de tout vouloir jouer et de vouloir tout faire sans MAO. Donc si ça sonne bien, tant mieux, et si ça ne sonne pas, je recommence.
LVP : Justement, ce qui marque à l’écoute de cet album, c’est son aspect très brut, très authentique, dans les sonorités comme dans les textes. C’est inhabituel et c’est aussi une grande prise de risque parce qu’en live, tu ne peux compter que sur toi et ta voix…
SD : Quand je jouais avec Hollydays, on dépendait énormément de nos ordinateurs. Ça provoquait chez nous un tel stress technique et technologique qu’on se demandait si allait fonctionner plutôt que de se demander si ça sonnerait bien. L’idée quand on utilise Ableton, c’est que ça sonne partout pareil, quelles que soient les conditions, mais tu es quand même très dépendant de ton ordinateur. C’était une opportunité pour les tourneur·ses et les producteur·ices qui étaient ravi·es de ne pas avoir à payer de cachets pour des musicien·nes et ça a fini par se transformer en piège… Parce que quand ton ordinateur ne marche pas, on te demande de faire ta chanson sans et tu ne sais pas forcément la faire sonner correctement.
Quand j’ai commencé ce projet, je ne savais pas du tout chanter mais tant pis, je voulais le faire. C’était la condition sine qua none pour me sentir un peu légitime : je savais que ce ne serait pas parfait mais je voulais que ça sonne vrai, authentique.
LVP : On retrouve en effet ce côté solitaire, introspectif, sur ton premier album, alors que celui-ci est plutôt tourné vers les autres. Tu y explores tes relations avec tes ami·es, tes amants, ta famille choisie…
SD : Le premier album, je ne le dissocie pas de l’EP précédent, je les ai faits au même moment et je les ai séparés en deux disques. Il y avait effectivement quelque chose de très thérapeutique sur mon premier album, j’étais souvent dans l’oversharing et quand je le réécoute, c’est vrai que parfois, je cringe un peu, je me dis que c’était un peu mon moment Evanescence (rires)… C’était quelque chose de très émo mais de très honnête malgré tout.
Pour mon deuxième album, déjà, j’avais envie que ça aille plus loin musicalement, qu’il y ait davantage de parties instrumentales pour que ça prenne plus de place en live. Je pense que c’est comme ça qu’on crée de la transe en live : en faisant durer les bons moments. Assez naturellement, quand tu penses au live tu penses aux autres, tu as besoin d’être entouré. Ce n’est pas forcément quelque chose de conscient et de réfléchi, ça s’est fait assez naturellement.
LVP : Cette notion d’entourage, de famille choisie, tu l’explores aussi dans le podcast et le fanzine qui accompagnent ce nouvel album. Est-ce que tu peux nous expliquer de quoi il s’agit ?
SD : Quand j’étais chez Polydor, ça me rendait dingue qu’on me demande de faire du contenu promotionnel en me filmant en train de dire que j’ai adoré faire ma chanson ou en faisant cinquante reprises en deux semaines… Ça n’avait rien de spontané ni de naturel. Donc pour cet album, puisque j’ai monté mon propre label, je me suis demandé comment je pouvais aller plus loin sur certains sujets de l’album. Je me doutais que le propos d’un album qui s’appelle Baise Platine ne serait pas forcément pris au sérieux, donc c’était important pour moi de montrer ce qu’il y avait derrière. Inconsciemment, je me demande aussi si je n’essayais pas de convaincre ma mère qui est hyper choquée par ma carrière “érotique” depuis Chanson de Baise (rires)…
J’avais adoré faire un fanzine pour le premier album donc je me suis de nouveau lancé sur un fanzine pour celui-ci avec de nouveaux artistes qui explorent différents médias en lien avec les thématiques de l’album. On y retrouve des photos, des poèmes, des paroles et même des recettes de cuisine. En ce qui concerne le podcast, l’idée est partie du morceau Karaokétamine. J’avais une ébauche de ce morceau et je trouvais ça hypocrite de faire un disque sur la sexualité gay sans évoquer le chemsex. Comme je ne le pratique pas moi-même, je n’avais pas la légitimité pour écrire sur ça et je ne voulais pas risquer d’avoir un point de vue involontairement jugeant ou maladroit sur le sujet. Donc je me suis dit que j’allais faire un podcast pour en discuter avec les personnes concernées et c’est devenu un projet plus global.
LVP : Je trouve cette démarche particulièrement précieuse en ce qu’elle permet de faire émerger de nouveaux roles models, de nouvelles représentations… Est-ce qu’il y avait cette dimension presque pédagogique dans ta démarche ?
SD : Je dirais que c’est surtout une forme de témoignage. Je sais que mon cas est particulier, qu’il n’est pas majoritaire ou représentatif, mais je pense que ça peut montrer qu’il y a d’autres modèles d’amour, de sexualité. Comme mon disque ne transmet que mon point de vue à moi, je me suis dit que le fanzine et le podcast permettraient de visibiliser les témoignages d’autres personnes queers. C’est un sujet tellement polymorphe !
Malgré tout, on a tellement été biberonné·es aux Disney hétéronormés que je pense qu’il est important de donner à voir d’autres représentations. C’est en train de changer pour les nouvelles générations et c’est tant mieux, mais il y a encore beaucoup de résistances quand même. Cette démarche, elle a d’abord une vocation thérapeutique mais j’imagine qu’il y a quand même quelque chose de pédagogique là-dedans malgré tout. Je me destinais à être prof avant, de toute façon, donc j’imagine que ce sera toujours en moi (rires) !
LVP : Cet album est un disque sur l’amour queer qui n’occulte rien de ses différents aspects, des plus durs comme le chemsex à ceux dont les représentations manquent comme la tendresse. Est-ce qu’il y a des sujets que tu t’es interdits ou d’autres qui sont plus difficiles à aborder ?
SD : Des sujets plus difficiles, oui, mais je crois que j’ai réussi à explorer tout ce que je voulais explorer. En bonne personne maniaque, je m’étais fait une liste de thématiques dans mon téléphone et tout était très clair dès le début. Dès que je butais sur un texte ou une mélodie, j’allais voir ma famille choisie et je leur demandais leur idée sur tel passage ou telle tournure de phrase.
LVP : Est-ce qu’au moment où tu écris sur un sujet, tu penses à la manière dont ça va être reçu et perçu par les autres ? Est-ce que c’est quelque chose qui pèse sur ton écriture ?
SD : C’est très juste comme question parce que c’est précisément ce qui m’empêchait d’écrire avant. À partir du moment où j’ai arrêté de penser à ça, tout est devenu plus facile. Alors il y a des rechutes, bien sûr, mais ça va quand même mieux.
Je trouve ça difficile parfois de trouver le juste milieu entre l’oversharing et la posture, mais je crois que maintenant, j’arrive complètement à assumer le fait d’être dans l’oversharing. On se dit parfois que ce qu’on ressent doit être beau ou poétique quand on l’écrit, mais je crois que c’est le meilleur moyen de se planter. À ma manière, j’essaye simplement d’être juste, de toucher une vérité qui me convient.
LVP : Cet album, comme le précédent, sort sur Drama Queen Music, le label que tu as créé au moment de te lancer en solo. Est-ce qu’aujourd’hui, tu penses que c’est la seule manière possible de pouvoir travailler sur un projet de manière aussi libre et sincère ?
SD : Aujourd’hui, je pense que oui. J’imagine que ça dépend aussi des partenaires… C’est sans doute possible de le faire en major ou en indé, de faire la musique qu’on veut en fonction des personnes avec qui on travaille, mais à partir du moment où il y a une société qui a besoin de faire des bénéfices pour payer des gens, je me dis qu’il y aura toujours une part de réalisme un peu cynique qui va prendre le pas sur l’artistique. Tu es sur un fil et si tu te plantes, tu dois arrêter.
Là, en toute transparence, comme mon album ne se vend pas, je vais probablement devoir arrêter mon label. Je vais continuer à faire de la musique mais pas à la même échelle. Il me servira toujours à sortir ma musique mais certainement plus dans les mêmes conditions, sans sortie physique. Mais en tout cas, c’est vraiment de cette manière que j’ai envie de travailler pour pouvoir préserver mon intégrité artistique.
LVP : Cette quête de l’intégrité artistique et de la vérité, on la retrouve aussi dans ton live où tu te mets vraiment à nu…
SD : Oui, et même plus que dans mes clips finalement ! Le live, ça a toujours été compliqué pour moi. J’étais un gamin hyper timide, un peu gros, avec de l’acné, je n’avais pas de copains, ma mère voulait me mettre au sport alors que je voulais faire du dessin et du théâtre… Cette période était compliquée pour moi et c’est vraiment le théâtre qui m’a aidé. J’étais objectivement extrêmement mauvais, j’avais un trac terrible et tous les ans, à chaque représentation, j’avais un trou ou je trébuchais sur scène… J’ai fini par arrêter parce que le spectacle de fin d’année était toujours une souffrance pour moi.
Quand j’ai commencé la musique, je me suis dit que c’était ce que j’aurais pu avoir avec le théâtre. J’ai toujours été sensible à l’écriture, à la lecture du théâtre, mais j’étais tellement mauvais que je passais à côté des mots que je disais, je ne prenais pas de plaisir. Avec la musique, j’ai l’impression qu’il y a quelque chose de physique qui se joue, je ressens quelque chose de tellement puissant que j’ai envie de le partager à l’infini. C’est quelque chose qui a fini par prendre toute la place dans ma vie.
LVP : Pour terminer, qu’est-ce que tu écoutes en ce moment ?
SD : En ce moment, j’écoute en boucle Bnny, je ne sais pas pourquoi je n’ai pas découvert ça avant. Je suis aussi obsédé par Fictional Decision de Drahla, je voudrais que mon troisième album ressemble à ça.
Pratiquant assidu du headbang nonchalant en milieu festif. Je dégaine mon stylo entre deux mouvements de tête.