Après 7 EP d’une grande qualité, Sinaïve propose aujourd’hui un premier album très attendu par la communauté d’aficionados qui s’est formée au fil de leur (encore) jeune carrière. À l’aide de Pop Moderne, le groupe suggère de nous accompagner dans un siècle sans bonté (Dasein – Oder Nie Sein). Avec 11 excellents morceaux, il est certain qu’on va garder très proche de nous ce disque comme antidote à l’esprit qui domine ce siècle. Nous avons pris la liberté de lire la poésie de cet album en tentant de lui donner un sens particulier.
Cet opus s’offre comme une vraie possibilité d’aborder ce qu’est une vie bonne. En écho à la question d’Adorno : « comment mener une vie bonne dans une vie mauvaise ? » : Sinaïve répond par des morceaux aussi profonds qu’Être sans avoir, Providence, Dasein – Oder Nie Sein ou encore Vivre sa vie. Dans un monde qui ne permet pas de vivre une vie morale – parce que notre existence est rendue possible par l’ensemble des actes immoraux d’un système économique qui produit de l’inégalité – la vie bonne est un paradoxe que la critique se doit d’examiner. De ce point de vue, Sinaïve déploie une réflexion poétique sur le sujet en utilisant sa musique et ses paroles comme des armes dans cette entreprise. Calvin Keller, chanteur et parolier du groupe, promet ainsi son aide en tant que start-up dans la guerre contre l’esprit bourgeois. Dans le morceau d’ouverture, Superstructure Superstar, Alicia Lovich, batteuse et chanteuse du groupe, et Calvin, chantent d’ailleurs la désobéissance comme un droit, même un devoir.
La première des désobéissances est celle faite aux cases musicales qui enferment trop souvent les groupes qui tentent d’émerger sans se limiter à un style. Sinaïve, souvent affublé du titre de groupe du renouveau shoegaze, ne peut plus être cantonné à un genre. Les sons plus électroniques de cet album, toujours couplés à ces guitares qui font la marque de fabrique du groupe, rappellent l’éclectisme déjà promis par les autres EP et qui placent Sinaïve dans une catégorie à part : la catégorie des groupes qui synthétisent et inventent. Aux confluences des sonorités andalouses, de l’électro, des guitares stridentes et des ballades de chansons françaises, le trio se réinvente sur chaque morceau. Proposant un hyper-rock, une véritable pop-moderne, Sinaïve lance un pavé dans la marre.
Les textes de Calvin Keller, inspirés autant par Rimbaud que par Lou Reed, oscillent entre histoire d’étreintes amoureuses et rage de tout faire valser. Les guitares assourdissantes qui ouvrent le morceau Vivre sa vie contrastent pleinement avec la guitare acoustique qui prend le relai. La désobéissance ici prend les formes du non-respect du morceau linéaire. Ces changements de rythme et de ton viennent donner chair à une chanson extrêmement sexuelle dont les chœurs ne sont rien d’autre que des simulations (on imagine) d’orgasmes. La proposition d’une vie bonne passe ici par l’abandon à son corps et aux émotions qu’il procure. La piste Convergence creuse le même sillon. La poésie permet de faire émerger des tonnes de récits pour un texte qui dépasse sans doute désormais largement l’intention de son auteur. Mélangeant l’histoire originale d’une nation imaginée à la fin de l’adolescence, le crescendo du morceau offre une nouvelle vision de l’ébat sexuel ou bien la vision d’un monde condamné que l’on peut encore sauver.
Les autres morceaux s’enchaînent alors autour de l’idée d’une possible transformation par la désobéissance politique. La pochette de l’album ne reprend-elle pas le pop art d’un Andy Wahrol pour y faire figurer une guillotine pop ? Sinaïve offre effectivement les linéaments d’une révolution pop que la chanson Elégie vient scander : J’ai fait tant de saisons pour enfin éclore ! Reprenant quelques gimmicks déjà utilisés sur l’EP Trash Mental, Sinaïve réinvente les yéyés pour les découper à la guitare électrique. Le trio ne s’attaque pas qu’à une pop historique, mais reprend aussi l’histoire pour y tracer sa route pleine de larsens, de boîtes à rythmes et d’envolées psychés.
Le magnifique morceau Providence vient poser un autre constat : Le temps n’est plus à la fête chanté ingénument par Alicia Lovich devient un ver d’oreille puissant que nous ne cherchons pas à déloger. La désobéissance consiste ici à envisager l’après alors qu’on tente toujours de nous maintenir dans un éternel présent par l’anesthésie de la pensée qu’engendre l’accélération du temps capitaliste ; Sinaïve implore de se rêver dans l’après-vie. Cette balade extraordinaire laisse place à une autre merveille de cet album : Dasein (oder nie sein). Ce morceau révolté est soutenu par la ligne tranchante du texte de Calvin. Aussi tranchant qu’une guillotine comme programme politique : Dans la cathédrale blindée, Sinaïve y rejouera l’épisode de naguère où l’on découpa le Roi. L’esprit de l’album pourrait se résumer par une phrase de Providence : La Baise ou la Barbarie. Mais la dernière piste offre une troisième voie plus intéressante. Un appel à l’action, à l’organisation, à la révolte. Tant de temps sans rien émettre comment a-t-on fait ? Vous ne saurez jamais haïr comme on vous a haï.
Pour mener une vie bonne il faut déjà mettre fin à la mauvaise vie. Sinaïve avec Pop Moderne offre une rêverie d’un monde d’après. La poésie des textes et l’incroyable force de chaque mélodie vous donneront à réfléchir, à danser, à baiser et à maintenir en vie l’idée que la musique sert surtout à ressentir ce qui se tapît dans nos vies, du bon et du mauvais.
Je soutiens la thèse que Lana Del Rey est la nouvelle Bob Dylan.