Terrenoire : “Ce qui a traversé le disque, c’est un geste vital”
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Auteur·ice : Paul Mougeot
10/09/2020

Terrenoire : “Ce qui a traversé le disque, c’est un geste vital”

Crédit photo : Inès Karma

Autant le dire franchement : le premier album de Terrenoire a bouleversé notre rentrée au point de figurer directement dans le classement de nos disques favoris de cette drôle d’année 2020. Parce qu’une telle œuvre soulève forcément son lot d’interrogations, on est parti à la rencontre de Théo et Raphaël, pour découvrir la genèse des Forces Contraires.

La Vague Parallèle : Hello Raphaël, hello Théo ! Comment s’est passé l’été pour vous ?

Raphaël : Été étrange, parce que pas très reposant. Sortir un album, c’est un peu comme en être au neuvième mois de grossesse : on a envie que ça sorte ! On a cette date du 28 août en tête, ce qui fait qu’on ne peut pas vraiment se relâcher. On est un peu parti en vacances, mais on ne peut pas dire que ce soit vraiment un été chill. Ce sera plutôt pour l’année prochaine.

Théo : … ou dans trois-quatre ans !

R : On a envie de pouvoir savourer la sortie du disque, d’enfin savoir ce que les gens pensent… Ça remettrait du sens, en fait !

LVP : C’est votre première interview pour La Vague Parallèle. Est-ce que vous pouvez vous présenter en quelques mots, pour celles et ceux qui ne vous connaîtraient pas encore ?

T : Salut La Vague Parallèle !

R : On s’appelle Raphaël et Théo, on est deux frères de respectivement 30 et 23 ans et on forme le groupe Terrenoire, qui est aussi un quartier de Saint-Étienne. On fait des chansons en français, qui sont produites de manière un peu électronique. On sort notre premier album et on en est ravi !

LVP : Comme Fils Cara récemment, vous revendiquez des origines populaires, l’appartenance à un quartier de Saint-Étienne et un lien familial très fort. Comment est-ce que ça influe sur votre musique ? Est-ce que vous conservez des liens avec la scène stéphanoise ?

T : La première chose, c’est qu’on vient de ce terreau commun qui s’appelle Saint-Étienne. Je pense que ça pose les bases d’un certain imaginaire ou de valeurs qui sont inhérentes à la ville. Il y a une vraie famille, une vraie communauté artistique qui s’y développe beaucoup en ce moment. On y retrouve La Belle Vie, qui est un groupe qu’on édite, Fils Cara, qui travaille lui-même beaucoup avec Zed Yun Pavarotti

R : Elle est complexe cette question, parce qu’il y a quand même quelque chose qui est lié à la ville. C’est une ville très prolétaire, avec un milieu associatif qui a été florissant. Par exemple, les premiers tiers-lieux sont nés à Saint-Étienne. Tout ça mis bout à bout, c’est déjà beaucoup. Ça fait longtemps que j’aimerais qu’on se réunisse avec les artistes de Saint-Étienne, qu’on fasse une résidence avec des artistes comme Zoé Joubert, une photographe, qui a déjà shooté tout ce beau monde, mais aussi des plasticiens, des comédiens, des cinéastes…

On sent qu’il y a quelque chose qui se passe dans cette ville, mais c’est difficile de dire ce qui a été déclencheur. Qu’est-ce qui relie tous ces projets, notamment à l’endroit du langage et des mots ? Vu que c’est une ville très mélangée, assez pauvre, le langage est peut-être une manière de se sortir de sa situation… On ne vient pas de milieux très aisés, et c’est un peu une revanche de se dire que cette poésie, assez littéraire et verbeuse, puisse finalement venir d’un milieu assez prolo. À son époque, Bernard Lavilliers était considéré comme le poète, même Mickey 3D était parolier pour beaucoup de gens… C’est étonnant qu’il y ait ce truc avec les mots, dans une ville dont on dit que c’est la ville des prolos et des ploucs, à côté de Lyon qui est la riche.

Il y a quand même un truc, qui s’appelle le “beauseigne”, qui est aussi le nom de l’album de Zed Yun Pavarotti, qui est un peu le “miskine”, le “peuchère” de Saint-Étienne. C’est un mot du gaga, le patois de Saint-Étienne, qui veut dire “oh mon pauvre”. Les gens le répètent beaucoup là-bas, on y retrouve cette atmosphère chargée en émotions, cette croyance que la vie est dure, qui est restée dans la culture depuis les mines. C’est devenu un peu humoristique parce que le monde a changé et que l’expression est devenue moins misérabiliste, mais il y a une forme de mélancolie qu’on retrouvait déjà chez Lavilliers, qui fait que chez nous, l’art est une sorte d’échappatoire poétique.

LVP : Dans une interview parue il y a quelques mois, vous évoquiez l’envie de créer un “nouveau langage” pour cet album. Comment est-ce que vous y êtes parvenus ? Quelles sont les influences, les émotions, les événements qui ont nourri la création de ce disque ?

R : Ce qui traverse l’album, c’est évidemment la vie et la mort, la disparition de notre père en 2018. C’est un grand événement à l’intérieur d’une vie, surtout pour une fratrie. C’est venu bouleverser nos existences, donc ça a forcément teinté notre musique.

Ce qui se passe, intimement, c’est qu’au moment d’écrire, on n’a pas envie de fleurir. On n’a pas envie d’être spécialement verbeux. C’est un moment aride, un moment qui assèche, qui prend beaucoup d’énergie. Il s’agissait plutôt de continuer à écrire au milieu d’une forme de désert, et que les mots deviennent des bâtons sur lesquels on s’appuie. Ils sont devenus plus secs, plus osseux, plus squelettiques, mais aussi plus nécessaires. Il fallait que les choses jaillissent. J’ai beaucoup écrit en quantité, comme dans un journal, pour pouvoir être en mesure ensuite de choisir et de conserver des choses qui ont la dimension magique d’un premier jet.

Je pense que chaque album doit venir re-questionner notre rapport au langage et à la création. Il faut être de plus en plus juste, élaguer tout ce qui relève des autres et ne nous appartient pas, pour ne garder que ce qui est hyper intime. En l’occurrence, je crois qu’on a réussi un disque très intime. Pas seulement dans les sujets dont il traite, mais aussi dans son expression. On a conçu cet album comme un atrium avec quatre piliers : la mort, la mer, l’amour, la lumière. Un atrium avec une ouverture de lumière au-dessus, un foyer au milieu et des fresques tout autour. Chacun de ces piliers représente l’une de ces forces contraires qui donnent leur nom au disque. Beaucoup de digressions pour dire qu’en fait, ce qui a traversé le disque, c’est un geste vital.

LVP : Vous avez également révélé avoir écrit énormément de chansons pour cet album. À la fin, vous n’en avez conservé “que” dix. Comment avez-vous choisi les dix titres qui composent ce disque ? Est-ce que les autres sont condamnés à disparaître ?

T : Oui, ils vont disparaître… Ou alors ils vont revenir. C’est la vie des chansons. On a écrit 40 chansons pour cet album, mais dans notre existence, il y en a peut-être 1400. C’est la sélection naturelle des choses.

R : La sélection a été très difficile. On se demande toujours si on fait le bon choix, mais ça s’impose et il faut finir par l’accepter. Tu ne sais jamais si c’est le meilleur choix, mais en tout cas, c’est celui qui fait le plus sens. Ça libère les chansons qui n’ont pas été prises, elles volettent autour de nous, on pourra peut-être les attraper pour leur donner une nouvelle vie. Certaines sont presque prêtes à sortir, d’autres sont encore à l’état de glaise… On verra !

LVP : Que ce soit dans vos clips, dans vos textes, dans la manière dont vous parlez de votre musique ou dans vos visuels, le lien à l’image est toujours très présent, notamment dans la pochette de votre album, qui ressemble autant à un tableau qu’à une affiche de cinéma. Quel rôle joue l’image dans vos inspirations ? Est-ce que ce sont les images qui nourrissent votre musique, ou l’inverse ?

R : Personnellement, j’ai commencé à aimer la musique en la mélangeant aux images. Quand j’étais petit, je faisais des montages, j’adorais faire ça. J’ai toujours apprécié les bandes originales de film, qui donnent une puissance folle aux images. La musique a cette valeur d’apporter quelque chose au réel.

C’est toujours difficile pour nous de faire des clips, c’est assez douloureux de mettre nos musiques en images. On n’aime plus trop ce monde où tout doit être images en permanence.

T : Et puis ça fait chier de mettre 60 000 balles pour trois clips, alors que l’album doit coûter un tiers de tout ça.

R : C’est irrationnel. L’image est si importante qu’elle crée des personnages. Je suis admiratif des projets qui sortent sans clips, sans images, c’est si rare… On se dit que la musique devrait parler pour elle-même, parce que quand on fait notre métier, à la fin, seules les chansons restent !

LVP : La dualité est omniprésente dans votre musique. Entre vous deux, bien sûr, mais aussi entre l’ombre et la lumière, la vie et la mort, l’amour et le sexe. Comment est-ce que vous parvenez à toujours conserver un équilibre dans la création ?

T : On n’a jamais sur-pensé la question de cet équilibre. C’est la magie d’un groupe, celle de notre relation. Les choses arrivent logiquement, au moment où elles le doivent.

R : Le fait d’être frères aide beaucoup quand même.

T : Oui, bien sûr. La personne avec qui tu décides de faire un groupe, tu lui laisses forcément une part de ton intime. Nous, on peut rentrer facilement dans l’intime. Et puis on a vécu des choses plus intimes que celles que vivent un groupe. On a vu notre père mourir ensemble. Il y a des choses qui ont transcendé notre groupe. Faire l’album a été un acte d’intimité, mais ça a été un acte logique, spontané.

R : C’est forcément intime de créer, mais on a tellement l’habitude de mettre de l’intime dans notre relation que ça devient comme un muscle : on peut tirer, tirer, tirer la corde de l’intime, mais ça ne peut pas péter. Ça peut faire peur, mais ça ne peut pas péter.

LVP : Il est difficile de faire une interview en 2020 sans évoquer la crise qui frappe de plein fouet le monde entier, et le secteur de la culture en particulier. Est-ce que le confinement a eu un impact sur cet album et sur votre musique ? Comment êtes-vous parvenus à rester créatifs en cette période difficile ?

R : On a fini de mixer notre disque à New York une semaine avant le début du confinement en France, donc on a eu de la chance. On l’a terminé sur le fil, puis d’un coup le monde a fait “wooop”. Ça a été un moment extraordinaire, plein de slices de pizza et…

T : Du gras. Du graaaaas !

R : Oui, et de vent frais. On était émerveillé comme des petits Stéphanois à New York quoi !

Le confinement est tombé très vite ensuite. J’ai été très peu créatif mais on a quand même sorti quelques morceaux. Je n’ai pas du tout trouvé ce moment inspirant.

T : De mon côté, j’ai fait beaucoup de prod’ et j’ai beaucoup couru pendant le confinement. J’avais l’impression qu’il fallait protéger le collectif donc je suis entré en phase de résilience pendant deux mois et j’en ai profité pour faire des choses que je n’avais plus l’habitude de faire, voilà quoi. Ça a été un moment plutôt agréable pour moi.

LVP : Malgré cette crise, vous avez récemment annoncé une tournée qui vous portera – on l’espère – dans toute la France. Comment est-ce que vous comptez faire vivre cet album sur scène ?

T : On prévoit de faire comme sur l’EP, d’être à deux sur scène, sans musiciens pour nous accompagner. Ce sera comme l’album, c’est-à-dire très intense. Vraiment très intense. Il y aura quelque chose de physiquement différent de l’EP : les tempos y étaient assez lents, alors que sur l’album, ça va être plus brutal, plus violent. Ça va être marquant pour les organismes.

R : Je pense qu’à la fin de chaque concert, on va être déglingué. Ce disque, c’est comme un cérémonial. Il va falloir qu’on rejoue la vie et la mort à chaque concert, qu’on sorte nos entrailles chaque soir. Naturellement, quand on chante ces chansons, on a envie de hurler, il y a quelque chose de l’ordre de la litanie, de la transe. Ça va être incroyable, presque un peu freaky, un peu monstrueux !

LVP : Pour terminer, est-ce que vous pouvez partager avec nous une découverte, un coup de cœur musical récent ?

R : Sufjan Stevens vient de sortir des trucs incroyables, notamment le titre America qui est totalement hors-format. C’est très beau et son disque a l’air hyper intéressant. J’écoute aussi beaucoup Rêvé pour l’hiver de Léo Ferré, que j’écoute tout le temps en ce moment. C’est à tomber par terre, je l’écoute en plus encore plus que Wejdene !

T : De mon côté, je dirais The Word Love de Gigi Masin.

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