Fin mai se tenait le climax de la découverte au Royaume-Uni : The Great Escape Festival. À Brighton, ville lumière animée nuit et jour, l’évènement est depuis dix-huit ans un rendez-vous pour toutes et tous. Qu’on soit musicovore, professionnel·le du milieu, ou simplement en quête de fête dans la ville la plus tolérante et bienveillante du pays, le Great Escape rassemble chaque année une foule de curieux·ses venu·es de tous horizons. On vous raconte nos plus beaux concerts et l’édition particulière que fut celle de 2024 – toute aussi exaltante que gonflée d’espoir.
Sur la côte anglaise, le climat était tendu depuis quelques semaines alors que de nombreux·ses artistes programmé·es appelaient au boycott en demandant la dissolution du partenariat entre le festival et la banque Barclays, accusée de soutenir la vente d’armes en Israël. La programmation, alors riche de 450 noms venus du monde entier, s’est vu perdre 120 artistes au final. Si l’on soutient évidemment ces actes engagés, nous soutenons aussi la découverte et l’émergence musicales dans les espaces où on leur permet d’exister.
Quand l’édition 2024 du festival restera marquée à vif par l’engagement des artistes, qu’il soit exprimé sur scène ou par un retrait, elle aura également su poser les bonnes questions. Quelques jours avant le début de l’évènement, la ville a vu pondre sur toutes ses vitrines des affiches d’un “Fake Escape” tournant en ridicule l’industrie musicale. Une belle touche d’ironie qui nous rappelle avec panache que l’engagement politique et le besoin de créer des espaces d’expression restent la racine de nombreux courants musicaux, historiques ou contemporains et qu’il serait plutôt bon de s’inquiéter si tout ceci n’avait au contraire engendré aucune réaction.
Toujours plus curieux·ses de découvrir ce que les artistes feront de ce contexte – et croyez-nous, peu sont celles et ceux qui n’auront pas adressé un mot ou un geste à la Palestine –, nous troquons volontiers nos après-midis sur la plage de galets pour sillonner la ville du nord au sud et d’est en ouest, en attestent nos quarante-deux kilomètres parcourus en trois jours. Au cœur de nos pérégrinations de pubs en clubs et de plages en salles de concerts, quinze artistes et groupes ont particulièrement retenu notre attention au point de faire leur entrée dans nos playlists dès les premières minutes du retour en Eurostar. Retour sur ces concerts-pépites.
Jeudi : les surprises, l’obsession et la folie
Au rang des premières surprises se glisse notre premier concert : celui de Hiro Ama et de ses plages électroniques expérimentales se superposant à de l’organique (claviers, flûte traversière, percussions) dans une douceur défiant des nuages en coton. Pas étonnant que l’une de ses dernières sorties se nomme Music For Peace and Harmony, l’artiste dégage un sentiment de sagesse et de plénitude incroyables couplé à une timidité touchante. La délicatesse d’Abby Sage prendra la même voie, faisant fleurir ses titres comme Backwards Directions et The Florist à la manière de tournesols en quête de soleil dans la cave de bord de mer où elle est programmée. Là où le hasard réserve des trésors, il a alors placé Uly et le club de jazz Three Wise Cats sur notre chemin ce jour-là. Attiré·es à l’intérieur par la mélodie qui s’en échappe, on entre dans un petit espace nappé de guirlandes lumineuses, et nous voilà entouré·es de spectateur·ices attendri·es souriant·es, et d’un band débordant de bienveillance dont on aura vite fait de faire de sa discographie nos berceuses préférées.
Nous voilà alors devant notre plus grande obsession du week-end, qui n’est autre que les Canadiens de Mock Media. Un premier show dans l’après-midi ne nous ayant pas suffi, nous retournons voir exactement le même quelques heures plus tard au Green Door Store – notre salle favorite de toujours – sans jamais nous lasser du souffle nouveau qui anime le groupe. Une découverte qui se transformera en addiction pour leur dernier disque, Mock Media II, incarné sur scène à la perfection deux fois dans la même journée, de l’énergie insatiable de Madness, aux voix sauvages de Touch the Ground et la respiration insufflée par The Weight is On.
Arrivé·es dans l’impressionnante salle de bal Paganini, MRCY a tôt fait de couper court à notre admiration du lieu pour reporter notre attention sur le génie de ses musiciens. Incarné par chacun d’eux à sa manière, on comprend au fil du show que le projet est porté par son incroyable bassiste, dont la ligne sur le tubesque Lorelei résonne encore dans nos oreilles. On file alors vers le Brighthelm Center – le lieu de repos favori de nos jambes – où le public hésite à se lever pour accueillir Dan Whitlam et son spoken word charismatique. On aurait presque préféré rester assis·es pour rendre l’expérience plus intimiste, mais la joie de partager est telle sur le visage de ses musiciens qu’on se prend au jeu de la danse sur les instants mélodieux.
Passé minuit, il est temps de retrouver Faux Real, le duo le plus fou de notre discothèque, au sous-sol de Komedia. La salle se remplit doucement mais sûrement, même à cette heure tardive. Les deux frères montent sur scène sur Faux Maux déjà chorégraphié à la perfection : le ton est donné. Ils enchaînent alors leurs titres, tous plus bons les uns que les autres, nous faisant danser sur les géniaux Full Circle et Boss Sweat, chanter à tue-tête sur Love On The Ground et lancer nos talons dans les airs sur Waking Away From My Demons, alors encore inédit. Ils termineront de nous rendre fous avec un Kindred Spirit entièrement interprété et chorégraphié en fosse. Bluffant, comme toujours.
Vendredi : le grunge, l’élégance et la frénésie
Pour ouvrir dignement ce deuxième jour de festival, on décide de faire confiance à Canty pour un concert qui se muera en une performance fascinante. Assis sur scène et penché sur sa guitare, il ouvre sa prestation en pressant le haut-parleur de son téléphone contre son micro pour faire résonner un chant palestinien. Un large drapeau a été accroché derrière lui sur scène. Il invite alors le public à le rejoindre et s’asseoir sur scène, défiant les limites habituelles des salles de concert, nous faisant doucement mais sûrement mettre un pied dans l’intimité de sa chambre. On retiendra particulièrement l’intensité de Follower, qui terminera le set avant un dernier chant palestinien coupé violemment par la régie pour des raisons de timing. De quoi nous rappeler une fois encore de l’écart entre art et industrie.
Hasard de lieu et d’heure, nous tombons sur un show sauvage de Dalle Béton à la sortie du Green Door Store. Le groupe français, qui avait décidé de boycotter le festival, est en réalité bien présent à Brighton, pour des “street parties” – pour reprendre leurs termes – de protestation. Devant un grand drapeau étendu sur leur camion où tourne un générateur alimentant leurs amplis, les Bretons enchaînent leurs titres pendant une demi-heure devant une foule toujours plus grande, curieuse du concept et du propos. Le showcase improvisé se terminera en bordel dansant autour de la dalle coulée sur un désormais culte 49.3, qui nous servirait bien de défouloir aujourd’hui encore.
Place à la magie de l’interprétation avec Bnny, tout droit venue de Chicago, dont le guitariste, Adam Schubert, aura tôt fait d’effacer toute présence autre que la sienne. À grands coups de saturation, larsens, solos interminables et chorégraphie désarticulée, les yeux de la foule n’ont d’autre choix que de se tourner vers lui, au grand détriment de Jessica Vicius au chant, qui semble quelque peu exaspérée – mais au grand plaisir de nos yeux et nos oreilles. Enchaîner avec Liz Lawrence semble alors une évidence, lorsqu’elle s’avance sur scène dans son costume large et qu’elle enchaîne sa setlist avec l’élégance et l’aisance des plus grand·es. On accordera une mention spéciale à Strut, qui ne nous aura pas quitté·es durant tout notre séjour.
Vient ce moment où l’on se doit de vous prévenir : si vous n’êtes pas assis·es, accrochez-vous bien. La découverte suivante nous a rendu·es fous – rien que ça. Derrière ce sort jeté, quatre lettres pour une frénésie battant tous les records. YARD. Alors que nous avions dû rester sur le pas de la porte de leur premier showcase au Prince Albert la veille, loin de nous avouer vaincu·es, nous nous glissons dans le studio de Komedia une petite heure avant pour être sûr·es de ne plus passer à côté. Et quelle claque ! De l’electronic noise tout droit venu de Dublin, comme les trois comparses le définissent eux-mêmes, qui frappe bien profond dans les têtes, ce que nous rappelle très fort quelqu’un dans la foule lorsque les basses se réveillent au second morceau : “Wow man, what the fuck is this madness??”. Avec un lightshow aveuglant de tableaux à la fois obscurs et lumineux, le trio ne nous laissera pas d’autre choix que de devoir définir ce concert comme l’un des meilleurs de l’année sans aucune hésitation.
Samedi : la douceur, le punk et le pouvoir aux femmes
En ce dernier jour de festival, deux arrêts sont essentiels. Le premier à Patterns, club branché de la ville réputé pour ses showcases, qui accueille King Hannah en plein après-midi. Si le choix de l’heure du goûter nous a d’abord refroidi·es, on se doit finalement d’avouer qu’elle leur sied à merveille. Mêlant la douceur d’Hannah Merrick au chant et les réponses à cordes de Craig Whittle alternativement douces et tumultueuses, le duo accompagné de musiciens de choix alterne anciens trésors et nouveaux titres culminant avec une interprétation incarnée du merveilleux The Mattress.
Deuxième arrêt : Players, sur le front de mer. Ancien club reconverti en bar à jeux – la Coalition, pour les trentenaires et plus – la cave voutée aux reflets bleus se fait lieu de choix pour accueillir la reine de nos playlists depuis 2021 et son magnifique Montbray. Nous avons nommé : Sylvie Kreusch. Vêtue d’une incroyable tenue comme à chacune de ses apparitions, il lui faut à peine quelques secondes pour attirer tous les regards et lancer la messe. Déroulant une setlist à faire pâlir de jalousie les absent·es, l’artiste nous invite à la balade avec Walk Walk, à l’envoûtement sur Haunted Melody, Shangri-La et Seedy Tricks et au décollage immédiat sur Comic Trip, son dernier exploit en date. Aucun doute, la prêtresse est de retour avec de nouveaux tours dans son sac qu’il nous tarde de découvrir.
Pour finir nos errances en beauté, on se perdra dans l’obscurité punk de Volks en bord de plage, pour un show électrique des Italiens de Leatherette. Arborant des tee-shirts au drapeau palestinien dessiné à la main, les cinq jeunes artistes nous offrent le bordel qu’il nous manquait pour exulter la fin du festival. Entre saxophone fou et guitare jouée à l’archet, décibels dépassant l’entendement et pogos autant sur scène que dans la fosse avec les musiciens, on sortira transi·es et déjà nostalgiques de cette fougue.
Sur ce, on vous laisse avec la fiction – ou la réalité – d’un Fake Escape, qui, on l’espère, aura su secouer assez fort les branches de l’industrie pour nous donner l’espoir et la hâte d’en observer les répercutions sur les prochaines années. En ces temps gris, on ne le dira jamais assez : que vivent la liberté de création et d’expression !
En perpétuelle recherche d’épaules solides sur lesquelles me hisser pour apercevoir la scène, je passe mes concerts à faire les chœurs depuis la foule.