Parfois, un album frappe un chroniqueur par la qualité de sa musique, mais aussi par sa manière qu’il a de rentrer en résonance avec notre intime. Dune de Canine est un album de cette teneur, qui frappe une personne et la change un peu. On avait donc très envie de la rencontrer et c’est la veille de la sortie de son album qu’on s’est posé avec elle pour parler de Dune, mais aussi de l’importance du féminin, de combats intérieurs et d’hypersensibilité. Rencontre avec une artiste vraie, passionnée et toujours dans l’action.
LVP : Salut Canine, comment ça va ?
Canine : Ça va bien. A différents niveaux (rires). Il y a différentes strates de ça va. J’ai passé une journée à défendre mon disque sur lequel je travaille depuis quatre ans donc ça va.
LVP : Justement tu te sens comment par rapport à cette sortie, que l’album ne t’appartienne plus vraiment ?
C : Je me sens plutôt bien dans le sens ou comme les dates arrivent, pour moi le disque est déjà sur scène. Donc je suis heureuse qu’il sorte pour que les gens puissent l’écouter avant de venir me voir en live et aimer encore plus ce qu’ils voient sur scène.
Pour l’instant les gens connaissent pas tous les morceaux donc c’est un feeling différent où tu peux voir les chansons chansons qui touchent les gens, qui les soulèvent … Je suis contente. Après je dis ça, peut être que demain matin, je vais être bouleversée par cette sortie mais pour l’instant je fais tellement de chose que j’ai pas pris le temps de me poser la dessus.
LVP : La première chose qui marque sur cet album c’est la voix qui donne une sensation presque de schizophrénie vocale. Comment en est tu arrivée à ce résultat ?
C : Pour moi c’est pas schizophrénique parce que c’est ce que je vis vraiment. Après c’est peut être que je commence à devenir schizophrène c’est possible (rires). Non mais j’ai la sensation depuis que je suis petite d’avoir plusieurs voix dans ma tête et d’avoir des combats intérieurs comme dans les dessins animés ou tu as un petit diable et un petit ange qui parlent. Je pense pas être schizophrène dans le sens où je ne me fais pas de mal à moi ni aux autres et que j’arrive à voir où est la réalité par contre c’est sur qu’en moi il y a beaucoup de voix qui s’expriment et qui sont pas toujours d’accord, une lutte intérieure.
LVP : C’était important pour toi d’instaurer le dialogue entre les voix ? Car finalement les voix se répondent plus qu’elles ne se succèdent.
C : Exactement. Ça me fait plaisir que tu dises ça car c’est comme ça que je ressens la musique, comme un dialogue. C’est la joie du home studio aussi, tu fais une première piste de voix, tu as envie d’en faire une deuxième qui lui répondent et il y a un truc qui dialogue. Moi je sais que dans la vie j’ai ça tout le temps. Parfois c’est des voix qui se consolent et c’est très positif, parfois des voix qui s’engueulent … c’est ça qu’on entend dans ma musique.
LVP : J’ai beaucoup pensé au dernier album de Childish Gambino dans le traitement de la voix.
C : Ah ouais ? C’est très cool ça.
LVP : Quand tu connais le projet tu sais qu’il y a une seule personne, mais à la première écoute tu te rends pas forcément compte.
C : Ca soulève une question que moi je trouve intéressante, celle du collectif et de l’individu. Je pense qu’on est toujours collectif même quand on est seul, en tout cas en moi c’est collectif (rires).
LVP : Justement ton travail est solitaire, mais l’idée de collectif en transpire complètement du projet. Comment est ce que tu envisages ta musique ?
C : Dans la composition c’est complètement seule et quasiment aussi dans l’exécution, même si il y a des musiciens additionnel qui sont venus participer. Pour moi c’est vraiment un projet solo, je me sens un peu comme le capitaine d’un bateau, on est plusieurs dessus, je donne la direction et tout ce qu’il y a autour s’affaire pour aller dans ce sens. Et le collectif sur projet Canine, je le vois comme ça, je suis un peu la chef de meute du projet.
LVP : Tu peux me parler de cette meute ? J’ai l’impression que c’est primordiale dans l’univers de Canine, que ce soit sur la pochette ou dans les clips …
C : La meute pour moi, pour le moment en tout cas, elle est féminine. Sans doute parce que je suis une femme et que j’ai la sensation d’avoir des femmes en moi. Plus je vieillis et plus je suis intéressée par le féminin, je trouve qu’il y a une vraie force à y trouver. Quand je répète avec mes musiciennes et qu’on est qu’entre femmes uniquement, il y a une force qui selon moi vient aussi du fait qu’on est des femmes. Ça me passionne assez parce que ça reste très mystérieux. Pour moi la meute elle est féminine, elle est animale, elle est instinctive. Si j’ai appelé mon projet Canine c’est parce que je voulais qu’on reparte vers notre propre animalité, ajouté au fait que la cause animale est une cause qui me touche énormément et que je défend beaucoup. Mais en plus de ça, la musique nous permet de faire tomber le masque social et de repartir vers un nous un peu plus instinctif.
LVP : La première fois que j’ai écouté l’album d’une traite, j’ai eu la sensation d’une véritable épopée vers l’acceptation de soi, du chaos vers quelque chose d’idyllique. Tu avais réfléchi à tout ça ?
C : Ça me fait hyper plaisir que tu me dises ça. J’ai pas réfléchi à tout ça. Moi quand je fais de la musique ou de l’art en général, je les fais de manière instinctive et je commence à réfléchir quand c’est là. Une fois que les morceaux sont fait et qu’on pense au tracklisting, on se laisse quand même aller dans la sensation tout en y réfléchissant. Et justement ce tracklisting je le voulais comme tu le dis. Si l’album s’appelle Dune c’est aussi pour ça. La dune c’est un lieu de passage, de la mer à la terre et sur l’album il y a cette chose de se découvrir, de passage en soi. Finir sur Jardin pour moi c’était évident,il fallait absolument que ça se termine sur ce morceau. On revient sur quelque chose d’apaisé et en même temps ça peut repartir je trouve.
LVP : Moi j’écoute de la musique pour trouver des sensations et des émotions. Je me demandais si cet album, ce n’était pas un album sur la résilience ?
C : Je pense que c’est un album sur l’acceptation. J’ai appris récemment que 12 % de la population française était hypersensible, ce qui fait une grosse tranche. Je pense que le monde est très compliqué surtout quand on travaille dans un bureau ou à l’usine en étant hypersensible c’est plus difficile que quand tu fais un métier ou tu peux t’exprimer comme moi avec la musique.
Pour moi cet album parle du combat qu’on mène quand la vie n’est pas facile et que même si on pose un genoux à terre, qu’on se casse la gueule, on lâche pas l’affaire et on se relève.
C’est pour ça me fait très plaisir ce que tu dis, j’ai l’impression que tu as compris mon album. On me dit parfois que mon album est sombre, pour moi c’est pas sombre. Il y a un combat mais il y a toujours de l’espoir, il y a toujours une porte de sortie pour se remettre en selle. C’est pas du tout un album ou on tombe dans les ténèbres, au contraire.
LVP : C’est aussi un album qui dit aux gens : aimez vous.
C : C’est exactement ça. Le projet Canine s’adresse aux gens qui se sentent inadaptés au monde dans lequel on est actuellement. Qui se voient un peu en marge, parce que ça a été mon cas et ça l’est toujours un petit peu. Ca questionne aussi la normalité, ce qui est normal ou ce qui ne l’est pas, sur le fait qu’on peut être minoritaire sans forcément être des monstres. C’est un album qui dit « acceptez vous » et qui est là pour que les hypersensibles se sentent bien.
LVP : Oui parce que finalement, c’est un sentiment dont on ne ressort jamais vraiment. Avec lequel on apprend à vivre.
C : Même si c’est très dur, il faut penser que c’est une chance au bout d’un moment. Tu as une autre vision du monde quand tu es hypersensible, tu prends sans doute des coups plus durs sur la tronche, mais les joies sont aussi plus intenses.
LVP : Et au final, comment tu transformes des sentiments personnels vers quelque chose de plus universel ?
C : En fait moi je pars du ressenti et je pense que ce qui m’a aidé c’est d’avoir la technique, d’avoir beaucoup travaillé le chant et la musique. Et quand on a cette technique, on est moins seul car on a les armes pour pouvoir exprimer les choses. Une fois qu’on a ça, il y a un côté ou il ne faut pas intellectualiser les choses, elles arrivent et il faut les connecter avec ce qu’on est profondément sans avoir d’idées préconçues et se jeter à l’eau j’ai l’impression. Moi je suis pour l’action, même en studio. Tu fais les choses et tu vois ensuite si ça marche ou pas. Si tu réfléchis trop à savoir si tu mets un effet ou pas, tu n’avances pas.
LVP : Tu chantes en anglais et en français. Tu penses que certains sentiments passent mieux dans certaines langues ?
C : Pour moi l’anglais, qui est une langue ouverte, permet une emphase, quelque chose de plus épique. Et ce que j’aime dans le français c’est quelque chose de plus resserré, de plus recentré et plus intimiste. Je me verrais pas chanter Je t’aime comme Lara Fabian, pour moi c’est impossible.
LVP : Il y a peut être quelque chose de plus impudique dans le français non ?
C : Je pense pas, je n’ai pas l’impression de changer les thèmes entre l’anglais et le français. Je pense que je pourrais dire la même chose en français qu’en anglais. Jardin ça parle aussi de sexe, d’amour, c’est un peu venimeux, un peu sorcière. J’ai pas cette sensation de changement par rapport à la langue.
LVP : Ce qui est intéressant c’est que les thèmes que tu utilises, que ça soit le sable ou l’eau, sont à l’image des sentiments. Quelque chose de très mouvant …
C : C’est cool que tu l’aies ressenti. C’est vrai que ce qui m’intéresse c’est l’organique donc dans la musique, dans les arrangements, dans la manière dont j’ai pensé les morceaux, je voulais absolument éviter la sensation de facilité.
Avant je pouvais appuyer sur une note pour faire une basse et j’avais ma basse pour tout le morceau. Alors que là tout doit être mouvant, tout doit danser et créer quelque chose. C’est pour ça que ça a mis du temps à se faire car c’est très très long de toujours penser à atteindre une sorte de magma qui se forme, se déforme puis se reforme et que tous les instruments fassent ça comme un tout.
Je pense que dans la pop, on a beaucoup à apprendre d’autres styles tel que le jazz ou les cassures et la liberté, ce truc un peu bordélique parfois ou on ne sait pas si il va y arriver … Cette prise de risque, qui ressemble un peu à la vie comme tu dis, c’était hyper important pour moi. Qu’on soit pas dans un truc linéaire et facile. Je trouve que c’est bien de se laisser cette liberté de surprendre.
LVP : J’avais une question sur Temps, qui est la chanson qui m’a le plus touché dans l’album. Tu dis dans le titre « maintenant je mens ». J’y ai vu deux choses et je voulais savoir ce que tu entendais par là, avant de te donner ma propre analyse.
C : C’est marrant parce que ma meilleure amie m’a aussi posé cette question. C’est la chanson qui parle de l’hypersensibilité Temps. C’est la chanson qui dit que quand on est enfant on a la sensation que le monde est compliqué où on s’en prend plein la gueule. On se dit que plus on grandit, plus on va devenir fort avant de réaliser que non. Et quand je dis « maintenant, maintenant je mens », il y a deux choses même pour moi : Maintenant je mets un masque social, je ne suis plus un enfant à découvert. Et la deuxième chose qui est plus comme moi je ressens, c’est un côté ou c’est plus de la force et où je donne le change en fait. Je m’en suis pris plein la gueule et j’ai été fragile et maintenant je mens, c’est pas je me mens à moi même mais plus j’ai compris le jeu et je fais ce que je veux de vous.
LVP : Moi je pensais aussi au masque social mais aussi mentir à l’enfant que j’étais pour pas le décevoir.
C : Alors moi je le vois pas comme ça mais c’est vrai que certains peuvent le voir comme ça. Moi c’est plus un « je mens » conquérant, où tu ne peux plus me détruire et me faire du mal.
LVP : Canine me semble un projet total, des vidéos aux visuels en passant par les costumes. Comment tu t’impliques la dedans ?
C : C’est moi qui fait tout désormais. Ça me semblait impossible de le faire autrement. J’ai pu travailler avec des personnes sur certains clips mais je n’arrivais pas à laisser la personne faire ce qu’elle voulait. C’est tellement personnel, j’ai tellement les choses en tête que je réalise mes clips maintenant. J’ai tout dans la tête, quand je compose j’ai des visions, je vois les paysages et je peux pas donner ça à quelqu’un qui fera une chose différente. Et pour le visuel, j’ai la chance d’avoir Polydor qui me donne une liberté totale et c’est super.
LVP : Et pour le live, tu as beaucoup joué dans des lieux atypiques. Comment tu comptes adapter ta musique à des scènes plus classiques ?
C : Écoute je pense que ça va être cool. Tu vois là je sors d’une télé, qui n’est pas du tout mon mondeà la base, et on a réussi à faire les lumières qu’on voulait et c’est Canine au final. Moi n’importe quel endroit où je peux avoir mes lumières, ma fumée, mon estrade sur scène, mes costumes etc … je peux aller n’importe où. Et c’est marrant parce qu’on a joué au théâtre Marigny, un théâtre magnifique à l’italienne et de l’autre côté on a fait des vidéos pour la blogothèque dans un entrepôt. On a fait les mêmes morceaux, je pourrais pas dire le plus lequel est Canine mais ce que j’aime c’est que c’est radical.
LVP : J’ai une question un peu particulière : Comment tu vois la place de la femme dans le monde de la musique ?
C : Ça dépend quelle musique en fait. Par exemple dans le jazz il y a souvent les chanteuses et les instrumentistes. Quand tu es une chanteuse de Jazz, tu as intérêt à bien connaître l’harmonie et le solfège pour que quand tu donnes une tonalité à tes musiciens ce soit avec un langage implacable, qu’on puisse rien te reprocher.
Après moi quand j’ai commencé la musique il y a 10 ans c’était beaucoup plus compliqué que maintenant, je me dis que ça va de mieux en mieux. Dans la musique électronique par exemple si tu vas dans des soirées ou il y a d’autres femmes c’est cool, moi j’ai fait des soirées ou j’étais la seule et ça peut être très compliqué ouais .
Je vais te donner un exemple que m’a raconté ma batteuse récemment : Elle s’est installée sur scène avec ses pédales etc … Et juste avant le live, le régisseur a changé son set-up en lui expliquant qu’elle s’est trompée. Elle était outrée et elle est sûre que si elle avait pas été une femme, on se serait pas permis de toucher à son matériel.
Après moi je suis pour l’action, je me dis qu’il faut faire les choses et après on se bat.
LVP : Mais justement, ton geste est hyper politique de ne partir qu’avec des femmes que ce soit musicienne ou à la technique. Je trouve que c’est un geste très fort.
C : Exactement. Et il y a toujours cette idée de se dire que la gamine de 8 ans qui verra le concert au fin fond de la France se dira « ah ben je peux être batteuse, je veux être batteuse ! ». Et donc bien sûr c’est complètement politique.
LVP : Finalement, est ce que Canine t’a permis de canaliser tes combats intérieur ?
C : C’est une très bonne question (rires). Ouais quand même… En fait ça les canalise quand ça se passe bien. Mais quand il y a des moments de gros doutes c’est plus compliqué. J’ai la chance d’avoir un objet dans lequel en ce moment on est entrain de me donner la parole. Comme je l’ai pas eu pendant longtemps c’est quand même cool.
LVP : Je vais te poser ma question con. Tu en as pas marre des références bucco-dentaires sur ton projet ? (rires)
C : C’est vrai que c’est un truc de ouf, c’est assez hallucinant. Après je comprends que ça soit assez tentant … Est ce que tu en as mis toi ?
LVP : Non.
C : Ben écoute bravo, je pense que tu seras le seul. (rires). Après c’est le jeu moi tant qu’il y a un article je suis contente. Quand tu as été dans le silence pendant un moment et que tu as tout donné, tu pardonnes facilement (rires).
LVP : Pour finir, est ce que tu as des coups de cœur récents ?
C : Je bosse beaucoup la donc j’ai pas trop de temps … En musique, je vais te dire que la deuxième partie de l’album de James Blake est vraiment chan-mé. Au cinéma j’ai vu un film japonais qui s’appelle Asako. Le film est beaucoup plus profond que ce qu’il peut laisser penser de prime abord, il a l’air de rien comme ça et au final quand on est sorti du cinéma, on en a parlé pendant 4 heures. J’ai pas vu une affaire de famille, je voulais trop le voir.
Et sinon il y a un livre que j’ai beaucoup aimé Me Voici de Jonathan Safran Foer qui est une chronique avec une vision de la famille qui est assez particulière. C’est le dernier livre que j’ai lu que j’ai beaucoup aimé, on peut dire que c’est un de mes coups de cœur.
Futur maître du monde en formation.
En attendant, chevalier servant de la pop francophone.