Leurs deux premiers disques nous avaient conquis·es, de la beauté ténébreuse de The Night’s Due à la richesse tentaculaire de Touch the Lock et c’est peu dire que le troisième nous a bouleversé·es. Avec When all you want to do is be the fire part of fire, Émile et Neysa, partenaires à la ville comme à la scène, donnent à voir la spectaculaire affirmation de leur musique autant que les dynamiques qui font vivre leur relation en démontrant avec brio qu’on peut être autrement. Aujourd’hui, iels nous révèlent tout simplement leurs manières d’être vivants.
La Vague Parallèle : Hello Émile, hello Neysa ! La dernière fois qu’on s’est vu·e, c’était à l’occasion de la sortie de votre premier album, Touch the Lock, il y a un peu plus d’un an et demi. Qu’est-ce qu’il s’est passé pour vous depuis ?
Émile : Il s’est passé beaucoup de choses dans ce laps de temps très court. On a beaucoup joué pour la tournée de notre premier album et on a commencé assez rapidement à travailler sur celui-ci. Je me rappelle bien du point de départ de ce nouvel album : on a boycotté les fêtes de fin d’année en famille pour partir faire de la musique à Bruxelles dans le studio d’un ami.
Neysa : On cherche toujours des endroits qu’on peut diviser pour avoir chacun notre propre espace et là, c’était l’endroit idéal pour pouvoir travailler à deux. Il a plu non-stop pendant trois semaines, c’était difficile, on était face à un mur de briques qui nous cachait le ciel. On n’a vu que du rouge pendant trois semaines.
É : Cette session a vraiment été la première étape de la création de ce nouvel album. On n’est pas revenu très satisfait de cette session, comme c’est souvent le cas d’ailleurs. Comme on a beaucoup la tête dans le guidon, c’est souvent au moment de prendre un peu de recul qu’on voit du positif dans ce qu’on a fait. À l’arrivée, on est quand même revenu avec trois morceaux de cette première session. Un qu’on retrouve sur l’album et deux qui sortiront sur un prochain disque.
Après cette première étape, ça s’est fait comme toujours, c’est-à-dire de manière un peu bordélique.
N : Oui, l’album s’est fait de manière entremêlée avec la tournée et avec la construction d’une maison conçue pour faire de la musique dedans. C’est vrai que c’est ce qui nous a accompagnés tout au long de cette aventure, l’album et la maison se sont terminés en même temps. C’est quasiment devenu une métaphore !
Avant que j’écrive Napkin, au moment de construire les fondations de la maison, on travaillait avec un maçon. Quand il fallu couler la dalle, je lui ai demandé si je pouvais y mettre un poème sur la fragilité des choses. Napkin, c’est sur ça : les choses qui sont à la fois durables et permanentes comme de la pierre mais aussi légères et fragiles.
N : En fait, cet album, on savait aussi qu’on allait avoir peu de temps pour le faire. Il y a donc eu cette première session à Bruxelles et ensuite on a travaillé dessus de manière un peu plus diffuse. C’est compliqué pour nous de savoir exactement combien de temps on a passé sur ce disque.
On se souvient du début et de la fin parce que ce sont des périodes plus concentrées mais pour le reste, c’est un peu flou. Émile a réussi à se détendre et à lâcher prise progressivement au fur et à mesure de la conception de cet album parce qu’il avait la construction du studio qui l’occupait en parallèle mais moi, à l’inverse, comme j’étais moins active dans ce processus, je me suis parfois sentie très seule, très angoissée devant cette montagne qui était la conception de l’album.
LVP : Est-ce que vous pensez que l’excellent accueil reçu par votre premier album a pu constituer une pression supplémentaire au moment de se mettre à travailler sur le deuxième ?
N : Je ne pense pas, parce qu’on a vraiment eu conscience d’un succès critique mais on savait aussi qu’on n’avait pas réussi à toucher tout le monde. Notre premier album, on l’aime, mais il est étrange, il est expérimental, il n’est pas forcément hyper accessible.
Pour celui-ci, on pensait depuis longtemps à quelque chose de plus resserré autour d’un ADN précis.
É : Cette sortie, on l’a moins vécue comme un soulagement que celle du premier album parce que tout s’est fait de manière beaucoup plus rapide. Pour le premier album, on a attendu près d’un an avant qu’il sorte ! Là, ça a été beaucoup plus court, beaucoup plus simple à appréhender.
N : Oui, on attendait tellement la sortie du premier album qu’on était paralysé, on n’arrivait pas à travailler sur autre chose. Alors que là, on travaille déjà sur d’autres projets, on avance sur le live…
É : Le timing est mieux adapté, l’entourage du projet s’est stabilisé aussi, donc les conditions de conception de cet album ont été bien meilleures.
LVP : Votre premier album donnait effectivement l’impression de quelque chose d’opulent et de tentaculaire, d’une sorte de manifeste de tout ce que vous saviez faire, tandis que ce deuxième album sonne comme un prolongement plus assuré et plus frontal, plus percutant. Est-ce que c’est comme ça que vous l’avez imaginé ?
N : C’est complètement ça, mais on ne l’a pas conscientisé du tout…
É : Si, totalement ! Je dirais que s’il y a bien une chose qu’on a conscientisée, c’est vraiment ça. C’était un vrai objectif que de faire une musique plus facilement accessible, mais la vraie question était ensuite de savoir comment la faire.
N : Oui, c’est vrai qu’on s’était dit qu’on ne voulait pas être snob, qu’on avait envie de faire la musique qu’on adorait quand on avait 16 ans, sans se brimer.
É : Tu as raison quand tu évoques ce côté tentaculaire du premier album, on en avait bien conscience et même si on en était fier·ère, on ne savait toujours bien quoi en faire. C’était parfois compliqué pour nous de nous y retrouver, de naviguer entre ces différentes directions ou même de pouvoir en parler. C’est toujours difficile pour nous de parler de notre musique, même si ça l’est moins qu’avant. Donc on s’était dit qu’on voulait remédier à ça pour cet album.
Je pense que ça s’est traduit dans le fait que je me suis permis de faire des choses que je ne me serais pas permises avant, de faire de la musique que j’aime vraiment écouter, que je n’assumais pas vraiment avant… Je me suis un peu détaché de ce snobisme qu’évoquait Neysa.
N : Oui, il y avait cette volonté initiale, mais on ne savait pas bien vers quel son on allait aller. C’est à ce moment-là qu’on a trouvé une sorte d’alchimie qui nous a guidée tout au long de la création de l’album et le déclic, ça a vraiment été Zombie. C’est un morceau qu’on a fait en une après-midi, le texte m’est venu en cinq minutes, ça a été une sorte d’évidence.
É : On s’est dit que c’était une nouvelle direction qui nous plaisait vraiment, que ça cochait des cases de choses qu’on s’était dites, qu’on y retrouvait des influences qu’on aimait comme Boards of Canada ou Stereolab… Il a été déterminant dans la définition de la direction artistique de cet album.
LVP : Ce qui est intéressant dans les sonorités explorées mais aussi dans le format et la construction des morceaux, c’est qu’on avait parfois sur Touch the Lock l’impression que vous exploriez la dimension du huis-clos, de l’enfermement, qui peut être mental ou physique, alors qu’ici, on a le sentiment que ces verrous ont sauté, qu’il y a quelque chose de l’ordre de la libération dans les influences que vous mobilisez, un éclatement total des barrières entre les genres que vous avez envie d’explorer, comme si vous vous autorisiez tout pour cette fois. Est-ce que c’est quelque chose de conscient ?
N : Eh oui, on a fait sauter le verrou, la porte s’est ouverte ! C’est quelque chose qu’on a ressenti profondément en nous, comme si tout s’était aligné.
É : Ça fait vraiment du bien. Je ne dirais pas que ça a été facile de faire ce disque mais ça nous a beaucoup moins coûté que pour le disque précédent. On ressent une espèce de libération parce qu’on avait envie de jouer cette musique, de la porter sur scène, là où le premier album était moins facile à jouer sur scène, surtout auprès d’un public qui ne connaît pas forcément notre musique. Là, on a vraiment fait la musique qu’on avait envie de jouer sur scène.
N : On est hyper content·e de jouer ces nouveaux morceaux, on est très attaché·e à leurs versions live.
É : Oui, d’ailleurs, à chaque fois qu’on terminait un morceau de ce disque, on le testait immédiatement en live. On les terminait quasiment en les pratiquant, d’ailleurs, ce qu’on n’avait jamais pu faire auparavant. Ça nous a beaucoup aidés de pouvoir le faire ici.
LVP : Est-ce que les morceaux des vos premiers EP, qui relèvent d’une direction artistique très différente, vont tout de même trouver une place dans votre live et même dans la suite de votre projet ?
É : Pour te répondre très concrètement, aujourd’hui, le seul morceau des deux premiers EP qu’on joue encore c’est That Itch.
N : En fait, de manière très pragmatique, le format des concerts de notre tournée européenne ne nous permettait pas vraiment d’inclure tous ces morceaux dans nos sets, on était forcément contraint de mettre l’accent sur les derniers. Mais on joue à la Gaîté Lyrique à la fin de l’année et on a envie de retravailler ces morceaux à cette occasion, même si on ne sait pas vraiment la direction que ça va prendre.
É : Il y a des morceaux que j’imagine bien sur des formats plus longs : (The) No Song, une nouvelle version de The Beast…
N : On a réécouté Untitled #1 récemment et on a été très touché·e de la réentendre… C’est tellement fragile, tellement vulnérable ! Je me suis dit que j’avais fait des progrès quand même (rires). Mais ça fait partie des morceaux qu’on pourrait rejouer à l’avenir.
É : Là, ma place sur scène a beaucoup changé. Sur le premier album, je chantais pas mal avec Neysa, mais là, il y a beaucoup plus de passages où je chante seul et ce sont mes moments préférés sur scène. Ce n’est pas du tout une question d’égo, c’est juste un vrai plaisir.
N : Et c’est aussi très plaisant pour moi d’être parfois dans une position plus en retrait, dans un rôle d’arrangeuse. Je suis contente que ce soit ça, UTO, nos deux singularités qui coexistent en cassant les codes classiques du mec aux machines et de la fille qui chante. On a la liberté de le faire, de le porter sur scène, et c’est vraiment génial. Ce sont des manières différentes d’être ensemble.
É : C’est un retour qu’on nous a fait et qui touche beaucoup : il y a des moments où on existe ensemble et des moments où on existe indépendamment de l’autre, on navigue entre ces différentes configurations et c’est totalement naturel. C’est notre fonctionnement dans la vie, c’est comme ça qu’on fait de la musique, et on est heureux·se que ça se voie sur scène.
LVP : Je sais que l’album parle également de votre relation, de l’intrication étroite entre votre vie personnelle et votre vie artistique. Ce qui est beau, c’est que ça donne l’impression qu’on vous voit évoluer et qu’on voit évoluer votre relation en même temps que votre musique : on se dit que l’influence que vous amenez chacun·e au projet coexistent désormais totalement, sans compromis alors qu’auparavant, j’ai l’impression que vous parveniez plutôt à une forme de consensus. Est-ce que vous le ressentez comme ça ?
É : Oui, complètement. C’est quelque chose qu’on construit depuis qu’on fait de la musique ensemble et qu’on travaille aussi dans notre couple. C’est un peu paradoxal mais on essaye ensemble d’exister l’un·e sans l’autre. Dans la musique, dans la vie et sur scène.
LVP : Pour autant, les thématiques explorées sur cet album sont sombres, parfois très sombres. Qu’est-ce qui vous a inspiré·e cet imaginaire plus noir ?
É : Ce qu’on peut dire, sans parler de thématique générale, c’est que le moment de l’écriture de ce disque a été un moment de liberté, un endroit où on pouvait se parler différemment Neysa et moi, notamment de choses dont on ne parle pas par ailleurs. Ça a été nécessaire et ça nous a permis d’avancer ensemble.
N : Ce disque, il parle d’un hors temps. D’un moment où on n’est ni vraiment jeune ni vraiment vieux·ieille, d’un moment où tu ressens toute la fougue et la bêtise de ton adolescence et où tu te sens vieux·ieille dans le même temps parce que tu as le mode de vie d’un·e retraité·e, au coin du feu, sous les tilleuls… Tout ça coexiste. C’est ça, l’image du feu qu’on explore dans ce disque. Cet album, c’est une crise métaphysique extrêmement profonde.
LVP : L’évolution de la dynamique qui existe entre vous, c’est quelque chose qu’on a aussi pu remarquer sur scène lors de votre release party à Petit Bain : auparavant, le totem de son qui vous accompagne avait une place centrale, entre vous deux, et il est apparu plus en retrait, presqu’en périphérie, lors de cette date. Sachant l’importance que vous accordez aux détails, j’imagine que ça donne à voir l’évolution que vous souhaitez prendre sur scène ?
N : Bonne question, qu’est-ce que ça raconte ça, pour toi ? En fait, c’est une exclu mais c’était sa dernière sortie ! C’était une manière de lui donner une place différente pour lui dire adieu.
É : Ça peut paraître anecdotique mais c’est hyper important pour nous parce que ce totem nous a beaucoup aidés et accompagnés, c’était presque le troisième membre du groupe, on se reposait beaucoup sur lui. Il était central, on le voyait presque plus que nous. Ça a fini par me gonfler, on ne nous parlait plus du totem que du reste à la fin des concerts !
On s’était tellement habitué·e à sa présence que ça a été difficile d’imaginer autre chose mais on y est parvenu·e avec Adrian Libeyre, qui travaille avec nous sur la conception de notre prochain live. Il fait des choses hyper radicales, hyper belles. Pour le prochain live, l’élément principal sera effectivement notre musique, la manière dont on la joue et les interactions qu’il peut y avoir entre nous.
LVP : Il y a quelques années, vous disiez que vous trouviez ça effrayant d’envisager des collaborations avec d’autres personnes parce que ça revêt quelque chose de l’ordre de l’intime. Mais vous vous êtes construits un bel entourage artistique avec Fortune Collective notamment et vous avez sorti votre première collaboration officielle sur un album avec Bredouille. Est-ce que ça vous ouvre à d’autres perspectives ? Et comment vous avez réussi à faire évoluer votre position sur le sujet ?
É : C’est vrai que Fortune Collective a été très important pour nous, surtout depuis deux ans, depuis qu’on a organisé ce festival itinérant entre Paris, Roubaix et Bruxelles. On a fait des rencontres incroyables artistiquement et humainement, à faire des choses du quotidien, à regarder les créations des uns et des autres et à faire de la musique ensemble.
Construire un lien intime avec quelqu’un·e, pour nous, c’est vraiment un pré-requis pour faire de la musique ensemble. La collaboration la plus importante de ce disque, c’est celle qu’on a menée avec Bilou. Elle a commencé au tout début de la création de l’album et elle s’est poursuivie tout au long.
N : C’est une collaboration très croisée parce qu’iel a travaillé sur toute la direction artistique de l’album et parallèlement à ça, on a fait un morceau ensemble qui n’est pas encore sorti. Émile a fait une grosse partie de la production et les arrangements de son album, moi j’y ai apporté quelques petites touches et je joue dans un de ses clips qui va sortir prochainement. Ça nous a fait œuvrer ensemble pour nos projets respectifs, c’est génial !
É : Ce que Bilou a apporté à notre projet, c’est énorme. Ça nous a énormément nourri·e et c’est la première fois qu’il y avait quelqu’un·e à nos côtés pour apporter une vision sur l’image de notre musique.
LVP : Il y a aussi dans votre musique un lien très fort à la maison, à la sphère domestique : c’est là que vous faites naître votre musique puisque vous venez de construire un studio dans lequel vous avez travaillé, vous y donnez des interviews et vos textes insufflent souvent de la poésie dans les petites choses du quotidien de la sphère domestique. Comment est-ce que vous expliquez ça ?
N : C’est marrant que tu parles de ça parce que je trouve qu’hormis Play House, qui parle du fait d’habiter avec Émile, il n’y a pas tellement d’images domestiques dans notre musique…
É : Et en même temps, c’est tellement vrai ! C’est dingue que tu le voies parce que ce n’est pas toujours présent dans les textes, mais c’est totalement vrai. Je pense que ça vient de ma famille, quand on a commencé à vivre ensemble avec Neysa, on habitait chez ma grand-mère et c’est aussi parce qu’on vivait dans cet endroit qu’on a pu commencer à faire de la musique. Aujourd’hui, c’est parce qu’on habite chez mon père qu’on peut continuer à faire ce qu’on fait mais avec de meilleures conditions.
Ce sont des lieux où on peut exister ensemble et séparément, ils font partie intégrante du projet.
N : En y réfléchissant, c’est vrai que je suis obsédée par les espaces mais je ne pensais pas que ça se ressentait dans ma musique. Je crois que je compose partout, je compose des espaces en permanence. Je suis passionnée par la notion de lieu, je crois que je suis à la recherche du lieu de la paix absolue.
LVP : Pour terminer, est-ce que vous auriez un coup de cœur musical à partager avec nous ?
N : Je dirais Qwerty II de Saya Gray. J’ai aussi beaucoup écouté Clarissa Conelly, son album est absolument sublime.
É : En ce moment, j’écoute pas mal de grosse club music, ça va probablement teinter nos prochains morceaux. J’ai aussi eu un gros coup de cœur pour une suite de musique classique composée par Edvard Grieg pour accompagner une pièce de théâtre qui s’appelle Peer Gynt. Je suis tombé dessus en regardant un documentaire de Bernard Herzog qui s’appelle Leçons de ténèbres, je le recommande vraiment, c’est marquant.
Pratiquant assidu du headbang nonchalant en milieu festif. Je dégaine mon stylo entre deux mouvements de tête.