Victor Solf dévoile aujourd’hui son deuxième album, Tout peut durer, le nouveau chapitre d’une aventure en solitaire débutée il y a maintenant 5 ans et qui s’écrit en français cette fois. Si cette transition inattendue constitue bien évidemment une petite révolution, elle témoigne surtout d’une volonté irrésistible de se réinventer et de toucher ainsi du doigt l’essence même de la musique. Une quête artistique et personnelle qui se trouve au cœur de ce disque dont il nous a révélé les secrets au cours d’un entretien passionnant.
La Vague Parallèle : Hello Victor, comment ça va ?
Victor Solf : Ça va très bien ! Je suis un peu fatigué parce que j’ai choisi un angle très intime et très frontal pour cet album et ça rend tout de suite les choses très intenses. Je suis même assez stressé, en fait.
J’ai aussi ressenti pour la première fois un sentiment dont parlent beaucoup d’artistes : je n’avais pas envie de partager certains titres. Le meilleur de toi, j’aurais presque voulu le garder pour moi. Je sais que les gens n’ont pas toujours le temps d’écouter les titres attentivement et puis il y a tellement de morceaux qui sortent en ce moment… J’ai eu peur que ce titre se retrouve perdu là-dedans alors qu’il compte énormément pour moi. Heureusement, j’ai rapidement reçu des retours qui m’ont beaucoup rassuré et qui ont remis les pendules à l’heure !
LVP : Est-ce que tu as pu ressentir une forme d’appréhension parce que tu as choisi un parti pris artistique très différent de celui de ton premier album ?
VS : Oui, c’est clair. Après, si j’ai choisi ce métier, c’est vraiment pour la liberté qu’il procure. Je trouve ça génial de toujours être stimulé par cette espèce de gymnastique intellectuelle très intense.
Les recettes de Her, je les connais, les recettes de mon premier album aussi. Là, je voulais repartir à zéro. Cette idée de faire une soul moderne chantée en français, avec mes propres codes, je trouve que c’est même plus excitant que le travail que j’ai pu faire avec le piano auparavant.
Je crois que c’est aussi très stressant parce que j’ai un passé. Il y a une partie de mon public qui me suit et qui m’aime pour ce que j’ai déjà fait. J’en suis conscient mais j’ai cette philosophie qui consiste à ne pas me répéter, c’est très important pour moi. J’ai l’impression que je mettrais un pied dans la tombe si je reprenais les mêmes éléments : les synthés, les snaps très forts, les pédales d’overdrive et de reverb’ sur un petit riff de guitare… Je sais que ce n’est pas évident pour les fans, j’ai eu quelques retours de personnes qui me disaient qu’elles ne s’y retrouvaient pas et qu’elles passaient à autre chose pour le moment. Il n’y en a pas eu beaucoup, mais je sais qu’elles existent.
Rick Rubin évoque beaucoup cette question : pour qui, pour quoi tu fais de la musique ? Pour moi, c’est assez clair, je le fais avant tout pour moi. Je le fais pour ressentir des émotions très fortes et j’y inclus les gens ensuite.
LVP : Ce qui frappe d’abord à l’écoute de ce disque, c’est sa production : plus sobre, plus chaleureuse que celle de ton premier album. Le premier mot qui m’est venu en tête en l’écoutant, c’est “populaire”. C’était une volonté de ta part de faire une musique plus accessible ?
VS : Franchement, oui, c’est même le fil rouge de tout ce que j’ai fait : essayer d’allier la pop et une certaine exigence artistique. Parfois, tu peux tomber dans une forme de facilité avec la pop et je trouve ça un peu dommage. À l’inverse, quand tu essayes d’être exigeant·e, tu peux tomber dans une forme d’arrogance : tu vas mettre beaucoup d’égo, tu vas complexifier sans que ce soit nécessaire… Tu finis par t’adresser à une niche donc finalement, tu tries les gens. Alors que la pop, c’est cette idée que ça peut plaire à n’importe qui. La pop exigeante, c’est une idée que je trouve assez fascinante.
Il y a beaucoup d’artistes qui y sont parvenu·es : Radiohead avec Creep, les Beatles… C’est mon rêve ultime depuis le début.
LVP : Lors de notre précédent entretien, tu disais que tu essayais d’adopter des caps clairs pour les morceaux et que tu travaillais beaucoup avec des contraintes. Quel a été le déclic qui a donné sa couleur à cet album ?
VS : Pour moi, les premiers mois d’écriture sont toujours assez chaotiques parce que je ne sais jamais quoi faire. Je découvre ce que j’ai envie de faire au fil des tentatives, des échecs… Là, j’avais commencé en anglais et je trouvais qu’il manquait vraiment quelque chose. Donc j’ai essayé en français, j’ai trouvé le résultat intéressant mais j’avais encore beaucoup de mal à savoir ce que je voulais dire et comment l’écrire.
J’ai travaillé avec beaucoup de personnes différentes : des potes, des parolier·es, des artistes mais c’est une session avec Barbara Pravi qui a tout changé. Elle écrit vraiment bien et c’est une amie, on est très proche donc je me sentais à l’aise avec elle. Je pouvais lui parler de choses très intimes et c’est comme ça qu’on a écrit Figur, qui est un titre sur l’absence du père. Ce titre, ça a été un vrai déclic. Il a libéré quelque chose et c’est devenu soudainement très clair pour moi. J’ai ensuite contacté d’autres parolier·es dont Vincha, qui a fait une bonne partie du disque, et Doriand qui a une autre manière d’écrire qui est très intéressante et qui a travaillé sur trois des titres de l’album.
Une fois que j’ai compris que cet album devait être très intime, très direct, ça a tout changé. C’est comme ça que je me suis rendu compte que même si ce n’était pas moi qui écrivais les mots, je pouvais être très impliqué dans le choix des thèmes et dans la manière d’en parler. J’essayais autant que possible de proposer un thème sur lequel travailler pendant nos sessions d’écriture. Ensuite, c’était beaucoup d’échanges, c’est assez marquant sur Le meilleur de toi où on revenait ensemble sur chaque mot.
LVP : Quels sont les obstacles ou les difficultés que tu as rencontrés pour parvenir à écrire et à chanter en français ?
VS : Je crois qu’un des plus gros challenges de l’album, c’était mon rapport à ma voix, qui est très différent en français. Il y a des tics et des manières de chanter en anglais qui ne fonctionnaient pas du tout en français quand on y pense. On sent que cette langue a une histoire et une musicalité différentes. Je crois que ça nécessite d’être moins démonstratif parce que la langue compense et ça a été un long processus pour le comprendre et l’assimiler.
Je me suis dit que j’avais trois albums en anglais derrière moi, que c’était sans doute osé de faire celui-ci en français, mais que si je le faisais, il fallait le faire à fond. Je m’imaginais déjà sur scène à chanter du Bertrand Belin, du Bashung ou du Feu! Chatterton et à me sentir un peu con. Ce sont des artistes que j’adore et que j’admire énormément mais je serais senti ridicule parce que ça ne me ressemble pas. Je voulais que ce soit plus direct, plus frontal, donc j’ai été assez extrême sur les textes, c’est la voie que j’ai choisie.
LVP : Depuis quelque temps, tu postes des reprises de morceaux en français comme Le Collectionneur de Yoa ou Ensemble d’Aliocha Schneider. Est-ce que ces exercices ont aussi pu contribuer à te redonner goût au français, à t’approprier les sonorités et les mots en chantant ?
VS : Eh bien écoute, je te jure que non (rires) ! C’est assez fou mais je crois que c’est parce que naturellement, je ne penche pas du tout vers le français. C’est toujours le cas aujourd’hui. Alors bien sûr, il y a des exceptions mais tu vois, mes obsessions du moment, c’est plutôt Mk.gee, Adrianne Lenker ou le dernier Kendrick Lamar. Globalement, c’est ça que j’écoute.
C’est ce qui rendait le travail encore plus difficile pour moi en français. Mais après avoir fini l’album, je me suis quand même beaucoup décomplexé avec ça, notamment avec ces reprises. Et puis j’avais cette envie de me dire que je pouvais faire partie d’une famille artistique. C’est quelque chose que j’ai toujours eu du mal à éprouver, même avec Her. On se demandait qui étaient nos pair·es et nos collègues. Là, c’est vrai qu’avec des artistes comme Yoa, son rapport au français et à la production, j’ai le sentiment qu’elle va dépoussiérer quelque chose et ça me plaît. Je retrouve ça chez des artistes comme Claude, Terrenoire, Iliona… J’ai quand même creusé le truc.
LVP : Il y a aussi une grande spontanéité qu’on ressent à l’écoute de cet album Notamment sur un titre : Des pays pas sages qui donne le sentiment d’avoir été pris sur le vif, enregistré avec un téléphone au moment où il t’est venu en tête.
VS : C’est exactement ça. Ce morceau, je l’ai enregistré à l’iPhone. La première fois que j’ai entendu un·e artiste faire ça, je pense que c’était Kanye West quand il avait posé la voix de Rihanna et de Frank Ocean sur Life of Pablo. En tant que créateur, je trouvais ça génial d’avoir cette impression de pouvoir assister au processus de création avec lui. C’est pour ça qu’on mettait beaucoup d’intros et d’interludes avec Her et c’est quelque chose que je continue à faire aujourd’hui.
De toute façon, je ne suis pas sûr que Des pays pas sages aurait pu exister autrement. Il n’y a que cette forme-là qui pouvait préserver l’émotion que j’y avais mise au début.
LVP : Ton processus de travail semble extrêmement rigoureux, entre les prises, les arrangements, le mixage qui te permettent de choisir la version la plus juste de chaque morceau. Comment est-ce que tu parviens à conserver l’âme de chaque titre tout en le retravaillant de manière aussi pointue ?
VS : C’est parce que c’est une équation avec plein d’inconnues. En ce qui concerne la production, je crois qu’il y a aujourd’hui pas mal de manières d’être malin·igne et c’est ce que j’essaye de faire, de trouver des choses originales, qui vont surprendre.
Ensuite, le grand travail qu’on a fait sur cet album, c’est de toujours revenir au piano. Il y avait cette idée que toutes les chansons de l’album devaient se tenir et être très lisibles au piano. C’est un exercice que je n’avais jamais fait à ce point et qu’intellectuellement j’ai trouvé génial. En plus, j’étais en train de terminer The Beatles: Get Back le documentaire de Peter Jackson sur les Beatles et j’étais un peu mindfuck (rires) !
Tous les jours, je faisais des heures de piano et j’envoyais des trucs à Sylvain Taillet, le directeur artistique de chez Glory Box, mon label. Il était très friand de ce travail de dictaphone/piano-voix. Je pense que de voir les Beatles bosser comme ça m’a beaucoup inspiré. Il y a d’ailleurs une chanson de l’album, Emilie, que j’ai faite en mettant au piano après avoir regardé une heure de ce documentaire.
LVP : Tu évoques les travaux de Rick Rubin, le documentaire de Peter Jackson sur les Beatles… Tu sembles très nourri intellectuellement par toute cette réflexion autour du travail créatif, c’est une partie importante de ton propre processus ?
VS : Oui, j’écoute tout le temps de la musique, je me suis constitué des playlists pour tout : la production, le songwriting… Adrianne Lenker, par exemple, je l’écoute beaucoup pour ça. Je trouve qu’elle parvient à un équilibre d’une très grande justesse entre les textes, sa ligne des voix, les accords qu’elle utilise…
C’est une quête incroyable, la chanson pop ultime. Elle doit être hyper exigeante et en même temps faire tomber tout le monde par terre. Dans le cinéma aussi, c’est passionnant. Denis Villeneuve et Christopher Nolan, c’est un peu leur obsession aussi : quand j’ai vu le succès qu’a rencontré Oppenheimer, j’étais hyper admiratif parce que c’est d’un niveau d’exigence très élevé. Il y a aussi des artistes qui ont touché ça malgré elleux comme Kurt Cobain. Je crois qu’il avait moyennement envie que son travail sonne si pop. D’ailleurs, l’exigence, elle ne passe pas seulement par un côté hyper technique ou savant, elle peut passer par un son, une émotion… C’est aussi la recherche de l’authenticité absolue. Nirvana, pour moi, c’est ça. Et je crois que Kurt Cobain aurait voulu tendre vers encore plus d’authenticité. Pour moi, c’est ce qu’arrive à faire Mk.gee aujourd’hui, par exemple.
LVP : Tu parles de quête et justement, j’ai le sentiment que ton album aborde des thématiques quasiment métaphysiques avecune manière très simple les exprimer pourtant. Comme si tu allais chercher l’essence de l’existence en l’expliquant avec des sensations qui parlent à tout le monde. Est-ce que c’est comme ça que tu l’as pensé ?
VS : Ma ligne de conduite c’était de parler soit de sujets très intimes, soit de valeurs très profondes que je partage. J’ai quitté l’onirisme pour aller vers quelque chose de beaucoup plus direct, de beaucoup plus terre à terre. Je l’avais déjà un peu touché du doigt avec Her, sur des morceaux comme Union, qui est clairement sur le mariage, sur mes valeurs autour de ça, mais sinon, c’est vrai que je me protégeais beaucoup plus. D’abord par la langue et ensuite par les thèmes que j’abordais.
Et le fil rouge de tout ça, c’était de toujours y mettre de la lumière, du positif, de la douceur. Quand j’évoque la mort, le deuil, l’absence du père, il n’y a jamais d’agressivité ou de ressentiment dans tout ça. En tout cas, j’ai fait de mon mieux pour que ce ne soit pas le cas. J’ai peut-être trop regardé Star Wars quand j’étais ado, mais j’ai été très marqué par le côté obscur, le fait de garder un cœur pur…
C’est une dimension qui revient dans beaucoup de disciplines artistiques : il y a quelque chose de l’ordre de l’innocence, de la pureté qu’on recherche à tout prix. Je suis un peu parano par rapport à la créativité, j’en prends vraiment soin, je l’entretiens, parce que je me dis que si je deviens cynique, agressif, ça va m’abîmer et ça va abîmer les moments où je vais créer de la musique.
LVP : Est-ce que c’est ça, la thématique de Colère ?
VS : Oui, Colère, c’est ça. Ce morceau, on bloquait dessus avec Doriand. Le piano était terminé, la mélodie de voix aussi, mais on bloquait sur le texte. Dans ce sens-là, c’est ce qu’il y a de plus dur pour un·e parolier·e, surtout qu’on coinçait sur le thème.
Finalement, il me parle de quelqu’un·e dont il est très proche et qui a des excès de colère incontrôlables. Il m’explique que cette personne reproduit le comportement de sa mère, qui était elle-même comme ça et c’est quelque chose qui me touche beaucoup. Elle est dans une forme de reproduction inconsciente, qu’elle ne contrôle pas mais qui lui a été transmise. J’ai su qu’on tenait le thème du morceau, ça l’a beaucoup ému et moi aussi.
Les sentiments très négatifs me font rapidement culpabiliser mais je ne suis pas un robot donc ça m’arrive de les ressentir. La colère, j’en éprouve parfois, y compris envers des êtres qui me sont proches et je ressens un grand sentiment de culpabilité après. Je crois que c’est un de mes titres préférés de l’album, c’est peut-être l’un des plus connectés à Her dans son approche.
LVP : Tous ces morceaux peuvent vivre dans des formules très épurées, quasiment a capella à plusieurs voix, ou avec des arrangements et des orchestrations plus poussées. Comment tu t’imagines les faire vivre en live ?
VS : On sera quatre sur scène. Pour moi, les deux repères sonores de l’album sont les voix : la mienne, les chœurs et les cuivres. Il fallait que je fasse un choix et je me suis concentré sur les voix, donc il y aura un batteur, un bassiste, une pianiste et tout le monde va chanter. J’ai imaginé cette configuration pour qu’il puisse aussi y avoir des moments a capella ou autour du piano.
Je crois qu’un de mes grands combats, c’est la musique live : montrer à quel point la musique live, quand elle ne dépend pas d’Ableton ou d’un autotune, offre des possibilités infinies d’évolution et de progression. En termes de transmission d’émotion, ça surpasse tout. C’est sûr que c’est un gros pari : ça coûte plus cher, c’est plus contraignant et pour que ça marche, il faut avoir une vraie réflexion collective sur la manière de porter un morceau. Mais on en a tellement besoin et ça vaut tellement le coup !
LVP : Pour terminer, est-ce que tu peux partager avec nous un coup de cœur musical récent ?
VS : Je suis un peu groupie donc je vais dire Mk.gee. C’est le patron. C’est une vraie bouffée d’air frais dans l’approche, la radicalité, le songwriting… Quand je l’écoute, j’ai l’impression d’être de nouveau un ado qui découvre Skinny Love de Bon Iver. Ça faisait longtemps que je n’avais pas ressenti ça.
Récemment, Liv Oddman m’a beaucoup touché, j’aime beaucoup ce qu’il fait. Et sinon, il y a un mec qui s’appelle Sean Trelford qui a vraiment percé sur les réseaux sociaux avec un titre original. C’est un titre qui parle de l’anorexie, c’est hyper bien écrit et je trouve que c’est très fort d’arriver à faire ça.
Pratiquant assidu du headbang nonchalant en milieu festif. Je dégaine mon stylo entre deux mouvements de tête.