| Photos : Laura Collard pour La Vague Parallèle
Entre rap, soul et jazz, Wallace Cleaver livre une performance qui brouille les frontières entre la scène et le public. Dans l’atmosphère intimiste du Botanique, ses textes interrogent la place qui nous est laissée pour habiter le monde. Au sein d’une spirale, une foule composite prête à s’allier pour résister entonne les paroles : au bord du précipice et en équilibre, c’est à une expérience de vie imminente que nous vous convions.
Il fait noir dans la salle. Nous devons être une centaine, peut-être moins, peut-être plus. Salle, est-ce vraiment le mot ? Peut-être grand salon ou grande chambre… En tout cas, c’est un lieu aux accents privés et intimes : un espace où l’on se sent invité·e, presque chez un·e ami·e. Ici, on partage bien plus que l’air que l’on respire. Oui, il y a une scène, ne l’oublions pas, c’est un concert après tout. Mais très vite, elle disparaît. Les lampes, la porte, les canapés, le piano, même les cendriers… Tout ici rappelle l’atmosphère d’un endroit familier. Ce·tte pote qui t’a invité·e parce qu’iel avait quelque chose à te dire, et toi tu es venu, parce que tu savais que ce qu’iel allait dire te parlerait aussi.
Wallace Cleaver entre en scène. Artiste hybride, il tisse une atmosphère singulière, presque flottante, accompagné de PR (entendez Pierre), compositeur et de Japhet Boristhene, musicien. Héritier d’un rap qui met en avant la vulnérabilité, il tente une expérience à cœur ouvert. Entre la performance chantée, parlée, déclamée : le masque est brisé, les faux-semblants assumés. Ses textes puisent dans des failles autant que dans les moments de joie. Une cigarette ou un xénon pend à ses lèvres. Et il débute :
Dix ans qu’j’retourne la première clope du paquet, et c’est que maintenant qu’ça paye
Enfant, j’jouais au milieu de rien, entre l’silence du cœur de papa et l’bruit du vent d’la veille
Et depuis longtemps, j’suis plus comme avant car aucun rêve n’est à la hauteur d’la haine
La force de Wallace, c’est de parler d’un quotidien facilement identifiable par une large part de son public. Celui d’un jeune prodige du rap, certes, mais qui dans le fond, ne diffère pas tellement de celui de ses auditeur·ices. Oui, il se tient sur scène, devant une centaine de personnes, mais son objectif ne semble pas être la célébrité. Plutôt une quête de sens, une tentative de comprendre le monde et de faire avec, comme il peut. Ce soir-là plus que tout, il cherchait des échos, des frères et des sœurs qui se reconnaîtraient dans les expériences qu’il traversait.
Dans la salle, les gens connaissent ses paroles. Ils et elles les vivent, quotidiennement. Ce quotidien, où l’on pourrait croire que plus rien n’est grave, mais où tout, au contraire, est profondément sérieux. Face à cette gravité, bien souvent parler avec ses démons s’impose. Parfois, pour rendre le processus plus doux, allumer un phare ou un xénon, ça peut aider. On vit, on pense et avant de crever on enquête en haut de la falaise sans savoir si on dansait au bord. Ça aussi, c’est familier. Le sentiment d’avoir la respiration coupée et qu’au lieu d’avancer, on reste sur place à faire de l’apnée.
Dans un entretien de 1985, Félix Guattari évoquait l’usage des drogues (du sucre à l’héroïne en passant par la TV ou un achat compulsif), notamment celle du xénon, comme un moyen “de se couper d’un certain type de rapport au temps, d’un certain type de rapport à l’autre et de pouvoir se saisir soi-même…” Les substances opèreraient un réarrangement temporaire, un isolement choisi face à l’intensité d’un monde saturé, où les connexions humaines sont souvent fragiles. Mais, dans cet isolement, une finalité demeure : la reconnexion. Loin de prôner une simple fuite, ces réarrangements pourraient être des pauses nécessaires, des respirations dans un contexte où la vitesse et l’individualisme pousse à l’isolement.
Pour des personnes perdues dans un monde qui valorise la performance, la compétition et l’apparence, l’usage symbolique ou réel d’un « xénon » peut apparaître comme un geste de survie. Le xénon, ou la cigarette dans les mains de Wallace Cleaver, devient alors un outil pour ralentir, un phare dans un brouillard qui semble parfois impénétrable. Un concert et une foule qui se meut en chantant est un ralentissement par l’instauration d’un autre espace-temps. Ce n’est pas tant une recherche de la désorientation qu’un effort pour trouver une manière de s’orienter autrement.
Par ses mots, Wallace nous place face à ces instants où tout semble s’effondrer, où la société réduit chaque individu à une lutte solitaire de toustes contre toustes. Mais il propose aussi une alternative. Ses paroles deviennent un espace de lien, où la douleur individuelle trouve des échos collectifs. Ce soir-là, la salle n’était plus une centaine d’âmes dispersées, mais bien un chœur fait de rage et d’anxiété, de lutte et d’espoir réuni dans une expérience partagée.
Alors que parler avec ses démons s’impose souvent comme un passage obligé, Wallace nous invite à le faire ensemble pour ne pas se perdre dans la tempête, mais pour mieux la traverser. Mais ce qui rend sa performance si puissante, c’est sa capacité à transformer les mots en actes. Ses paroles ne sont pas seulement un exutoire personnel : elles opèrent comme un miroir tendu à un public qui s’y reconnaît profondément.
« C’est quand qu’on I’vit ? », on m’a répondu : « Dans pas longtemps »
« J’parle au plafond, maman dit qu’j’réfléchis »
À mesure que les textes se déroulent, ce ne sont plus seulement les expériences de Wallace qui se jouent sur scène, mais celles de chacun·e dans la salle. La répétition des refrains, la façon dont les spectateur·ices chantent avec lui, presque à l’unisson, témoignent de cette identification collective. Les mots de Wallace deviennent des outils, non pour imposer une vérité, mais pour ouvrir un espace où chacun·e peut projeter ses propres luttes, ses propres espoirs et aspirations.
Ce processus d’identification dépasse le simple plaisir d’écouter un·e artiste qu’on admire. Il devient une forme d’activation : les récits de solitude, de dépassement ou de fragilité que Wallace livre sur scène encouragent le public à s’approprier ces émotions, à les réinterpréter pour elles-mêmes. Au-delà de la dimension auto-centrée, ses textes déclenchent une énergie commune, presque cathartique, où chaque spectateur·ice trouve une forme de validation dans son propre vécu.
Dans la salle, un “nous” émerge, un “nous” que nous qualifions à la suite de Starhawk comme puissant et fragile à la fois. Ce “nous” n’est pas une foule homogène, mais une multitude d’individus reliés par des fils invisibles : ceux des expériences partagées, des peines communes et des rêves trop souvent tus ou écourtés en cours de route. Les mots de Wallace agissent comme des catalyseurs, brisant les barrières de l’isolement pour tisser une toile collective. Spirale et force concentrique. Quand il déclame, “j’pleure souvent quand ils m’disent : ‘t’es vivant'”, ce n’est plus seulement sa voix que l’on entend, mais celle de tout un public. Ce “nous” devient palpable dans les murmures, les regards échangés, et les corps qui vibrent ensemble sous la résonance des basses et des mots. Ce n’est pas une unité imposée, mais une résonance choisie, où chacun·e trouve sa place et contribue à amplifier cette énergie commune.
Les yeux vers le plafond,
J’me demande si je ne suis pas juste en train de vivre celle d’un autre…
Peut-être bien que si ! Mais n’est-ce pas là l’une des puissances de la musique ? Nous faire vivre la vie d’un autre, pour nous rendre compte qu’elle ressemble bien plus à la nôtre que ce qu’on ne pensait. Et peut-être que lui aussi vit la vie de quelqu’un·e d’autre, mais la musique possède cette étrange faculté de nous toucher profondément, là où ça compte. Après cette soirée au Botanique, on espère que tu t’es rendu·e compte que la vie d’un·e autre n’est pas si différente de la tienne. Et que la tienne, finalement, résonne peut-être plus avec la nôtre que tu ne le crois. Et puis après tu es parti comme tu es venu, par la porte. Non sans y avoir écrit : ” 17.01.25 Bruxelles <3 <3 <3 “.
Moins seul·e, c’est le sentiment avec lequel nous en sommes ressorti·es après t’avoir écouté. Spécialement lorsque la voix de ton grand-père Marcel, cet homme fier de son petit-fils, à retenti à travers un message vocal. Ce message, il te l’avait laissé et tu l’as partagé. Ses mots résonnent avec une telle force qu’ils semblent nous appartenir aussi. Marcel s’adressait à toi, mais aussi à nous à travers toi. Ton grand-père à un peu pris la place des nôtres, juste le temps de savourer un sentiment de fierté à jamais im-prononcé.
Oui mon p’tit-fils chéri, j’viens d’avoir ta grand-mère, en gros, elle m’a dit… ils s’en doutent parce qu’elle m’en avait parlé y a un p’tit moment, que t’as un concert, au mois d’novembre à Paris. Et j’voulais t’embrasser très fort comme sur la photo qu’j’ai en face de moi dans ma chambre, où j’te fais un gros bisou, avec mes bras autour de ton cou parce que j’suis très ému d’savoir ça, voilà. En plus de la fierté qu’je ressens, que mon p’tit-fils en soit là, j’aurai voulu qu’tu m’expliques un p’tit peu comment ça s’est passé, pour qu’t’en arrives là. Voilà, j’suis très fier de toi mon grand, bisou
Alors … Merci Marcel. Et encore une fois… Merci Wallace !
Artiste – chercheur pluridisciplinaire. J’essaye de parler à partir de plein de choses….