Yaeji se libère de sa rage avec une fascinante quiétude dans son premier album With A Hammer
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Auteur·ice : Rafael Dufour
12/04/2023

Yaeji se libère de sa rage avec une fascinante quiétude dans son premier album With A Hammer

| Photo : Dasom Han

La pandémie de Covid-19 a révélé le racisme anti-asiatique sous-jacent qui sévissait en société. Quand il est question d’oppression, plusieurs émotions s’offrent aux concerné·es : la tristesse, la culpabilité et le repli sur soi sont sûrement les plus évidentes. Mais la colère peut également faire surface. C’est celle qu’a décidé d’exprimer avec ambition la productrice coréo-américaine Yaeji dans son tant attendu premier album With A Hammer, sorti le 7 avril 2023, trois ans après sa mixtape hip-house What We Drew, qui a confirmé son habileté à peindre d’hypnotisants paysages sonores électroniques. Avec With A Hammer, Yaeji abandonne son attitude de peintre et s’incarne en super-héroïne prête à tout détruire sur son passage. 

En tant que jeune femme asiatique aux États-Unis, Yaeji a souvent été confrontée à la remise en question de sa place accordée en société. Lors de ses déménagements à New York, Atlanta puis Séoul, elle a subi le poids du regard social en étant en tout lieu étiquetée comme “l’étrangère”. Finalement, la période de confinement en 2020, durant laquelle se sont développées les manifestations “Black Lives Matter” et “Asian Stop Hate”, a déclenché un enchaînement de prises de conscience chez l’artiste. De ces révélations personnelles et universelles naît la colère créatrice de Yaeji qui devient alors empowerment. La figure du marteau, mentionnée notamment dans le titre du projet, est présentée comme une métaphore de sa détermination à porter le coup de grâce aux normes sociales rigides, parfois auto-infligées, qui freinent la pleine expression de soi. With A Hammer sonne l’heure de son soulèvement intérieur et de son passage à l’action. 

© Photos : Dasom Han

Le disque propose ses chansons les plus abouties et les mieux articulées jusqu’à ce jour, tout en serpentant entre les genres – electronica, rap, jazz, hip-hop, indie rock coréen, trip-hop, drum’n’bass. Alternant entre le coréen et l’anglais, Yaeji délivre son mémorable phrasé minimaliste avec assurance sur fond d’une production tout droit sortie d’un jeu de Nintendo 64. Toujours experte des boucles rebondies, Yaeji les met cette fois moins au service d’une atmosphère que d’un univers pop expérimental escarpé. 

Tandis que Yaeji se complait habituellement dans une esthétique de la suggestion, elle n’a cette fois jamais été aussi droite et frontale dans son songwriting. “Even if you can’t hear it, you can trust with your heart and show with your actions”, scande en coréen avec une belle assurance la productrice dans l’introduction Submerge FM. Avec plus de sérieux, elle interroge l’expérience de l’oppression systémique sur l’anxieux Fever, telle une porte-parole des marginaux (“Would they know what it’s like to suppress, suppressed, be suppressed”). Elle utilise de façon successive le “je” et “nous” afin de rendre égales expérience personnelle et collective. Le disque puise constamment son énergie dans cette foi en la solidarité communautaire, que l’on retrouve à son apogée dans le happant I’ll Remember For Me, I’Il Remember For You. Ce morceau-interlude du milieu d’album s’ouvre sur de solennels airs de trompettes et quelques harmonies vaporeuses jusqu’à ce que Yaeji apparaisse comme la représentante de l’expérience commune de la marginalisation. Son écriture est à la fois conversationnelle et multidimensionnelle, à la manière d’une vieille tante de famille qui partage ses derniers engagements avec sagesse dans une lettre destinée à être lue par les prochaines générations. Le morceau le plus court de l’album s’avère ainsi faire partie des plus profonds. Comme elle le dit explicitement dans le morceau, c’est un sentiment qui n’a pas de mots.

Yaeji semble alors défendre la thèse que les plus fortes émotions s’articulent par elles-mêmes, sans l’usage superficiel des mots. Afin de laisser son “moi intérieur” s’exprimer sans limites, Yaeji s’est lancé dans ce disque le défi du lâcher prise, que le single For Granted symbolise exquisément. La chanson consiste d’abord en ce que la chanteuse sait faire de mieux : des boucles ludiques et catchy sur lesquelles surfe sa voix espiègle. Puis Yaeji chantonne “Let it flow” avec de moins en moins de clarté jusqu’à ce que la chanson se métamorphose en une explosion drum’n’bass. Durant cette partie, le clip pour cette chanson met en scène Yaeji balançant de tous les côtés son marteau dans une pièce qui finit alors détruite. Plus la productrice devient spontanée, plus l’auditeur a envie de la suivre. Le rap menaçant de Michin (feat. Enayet) montre encore Yaeji se laisser transporter par le flow. Ses formules charismatiques et accrocheuses délivrées avec attitude sur une déferlante de beats trap lourds à la CUUUUuuuuuute de Rosalia font leur effet immédiat. 

Bien que l’album ait ses moments d’ardeur, il ne coïncide pas avec l’idée commune d’un “album de la colère”. Alors qu’on attendrait une prédominance de productions étouffantes, les instrumentales laissent davantage la place à la création de nouveaux espaces sonores qui ouvrent la voie aux moments plus méditatifs. Le rêve est une notion importante dans la musique de Yaeji. Celle-ci a toujours porté attention à la nostalgie et à la puissance du souvenir. Dans With A Hammer, le rêve est perçu comme un moyen d’émancipation et de liberté. Comme le symbole du marteau, il représente une réponse aux injonctions sociales contraignantes. Dans une interview donnée pour NME ce 4 avril 2023, Yaeji définit le rêve comme “une forme de résistance si puissante” et même “un pouvoir”. Dans le personnel Passed Me By, elle infuse un trip hop planant qui rappelle le travail de la Japonaise POiSON GiRL FRiEND dans les années 1990 et d’épais synthés résonnants que l’on retrouve dans les productions baroques ésotériques de sa consœur de label Arca

Avec With A Hammer, Yaeji entérine sa position de grand espoir de la musique électronique. Elle utilise sa colère comme pont vers un monde dans lequel l’expression de soi est sans frontière. Pendant 44 minutes, le disque invite à nous faire grand, à l’image de la vivacité créative de l’artiste. Les amateurs d’hymnes d’une quelconque exoplanète trouveront leur bonheur dans ce disque multicolore, preuve des portes qu’ouvre la musique lorsque la société veut toutes les fermer. 

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