À toutes celles et ceux qui avaient misé une pièce sur Yves Tumor : vous aviez vu juste. Le mot expérimental ne s’est jamais aussi bien porté qu’en 2020, et la contribution d’un album comme celui-ci y est forcément pour quelque chose. Caractérisée par un esprit béotien dépossédé de toute règle réductrice, l’entité artistique du serpent se dresse comme une anamorphose de différents styles musicaux : parfois rock, parfois punk, parfois grunge, parfois noise. Impossible de la capter. Près de deux ans après son époustouflant Safe in the Hands of Love, l’inégalable verve créatrice de Tumor revient faire des merveilles sur Heaven For a Tortured Mind. Alerte au chef-d’oeuvre.
En voguant sur des choix artistiques audacieux marqués par une certaine forme de répugnance fascinante, l’artiste originaire du Tennessee fait mouche depuis ses débuts. Si ses précédents opus avaient brillé silencieusement par leurs expérimentations toujours plus périlleuses (à leur avantage), ce nouveau projet se veut un brin plus accessible et concis. La vocation de diffuser son art au delà d’une caste réservée de mélomanes aventureux·euses, certainement. Articulé autour de l’héritage rock, Heaven To a Tortured Mind est en réalité un trope métaphorique qui s’approprie les codes du genre pour les élever vers quelque chose de supérieur. On y retrouve ainsi Yves Tumor en véritable rockstar horrifique, des éclats d’instruments à cordes foudroyants et d’autres artifices propres à l’atmosphère viscérale d’une dark wave gothico-flamboyante remise au goût du jour.
Mais plutôt que de s’épuiser à tenter de définir son nouveau terrain de jeu, c’est via le single Gospel For A New Century que Sean Bowie (de son vrai nom) décida d’introduire ce prochain chapitre. Le clip accompagnant le single nous exhibait ainsi les traits esthétiques de cette naissante vague tumorienne colorée par la fantasmagorie de protagonistes aux allures belzébuthiennes et démoniaques, lointain·es cousin·es de l’homme pâle du cultissime Labyrinthe de Pan. Le ton est donné. Rien ne crie plus fort “écoutez-moi !” que la myriade de cuivres qui débute le morceau et l’album par la même occasion. Ce gospel pour un nouveau siècle chamboule ainsi les sens par une cacophonie instrumentale qui prend aux tripes et force l’écoute active d’un album tout sauf innocent. Gutturale et libidineuse, la voix de Tumor trouve aisément sa place au coeur de cette riflette auditive détonante. Le même phénomène s’observe sur Medicine Burn et Identity Trade qui démontrent la capacité de ce timbre pourtant calibré à s’imposer face aux ramdams fiévreux qui scandent les oeuvres. La facette embrasée de sa discographie se charge donc d’ouvrir les hostilités par une kyrielle criarde et cuivrée semblable à une irrésistible fanfare funeste régie par un glam rock galvanisant.
L’esprit plus simplifié, et inéluctablement plus accessible, se présente sous les traits de morceaux tels que Romanticist ou Dream Palette. Mais ne vous méprenez pas : accessible rime toujours bien avec hautement alternatif dans l’univers d’Yves Tumor. Les deux extraits n’en forment en réalité qu’un seul, avec une première partie plus docile où les paroles se font vaporeuses et légères sur les couplets et plus soutenues dans une enfilade de mots composant le refrain. La voix de la cantatrice Kelsey Lu s’invite ici pour contrebalancer les percussions et autres sonorités stridentes de son timbre éthéré.
I wanna give you every piece of me, you know you are my everything
I wanna dance into your hurricane, blinded by your glare again
La transition est divine. Au coeur d’un tumulte dissonant, le producteur de génie fait crier des feux d’artifices et sonner les premières notes de Dream Palette. La puissance de Julia Cumming, chanteuse et bassiste du collectif rock Sunflower Bean, vient ici électriser une ode à l’amour. Un morceau qui se rapproche d’un esprit neo-psychedelia délicieux qui colle parfaitement aux questionnements sentimentaux abordés sur l’album. L’amour, notion si éclatante et mielleuse, prend donc sous les mains de Tumor des traits vils et obscurs.
Se dévoile alors le côté plus soul de l’album avec le vaporeux Hasdellen Lights, rythmé par une série d’interrogations : What are you running from? What do you miss? Tell me, what do you crave? How do you feel? L’écho désespéré du poète résonne sur des nappes électroniques et délicates enveloppant le morceau d’un certain esprit de rêverie. Des divagations enivrantes que l’on retrouve aussi sur Strawberry Privilege dont les choeurs féminins viennent adoucir l’ensemble, nuancés par des basses charnues et délicieuses.
A Greater Love suit la même lignée et nous invite à ralentir le temps d’un instant. Un moment légué au survolté Hirakish dont la trap énervée se voit ici troquée contre une prestation voluptueuse et passionnelle. L’outro, elle, est cotonnée par la finesse de la productrice bedroom Clara La San. Des morceaux plus doux, donc, qui nous invitent à poser un regard différent sur l’univers de l’Italien (né en Floride, il vit aujourd’hui en Italie NDLR), pas seulement là pour s’exalter sur des percussions virulentes et du rock impitoyable.
Finalement, les morceaux qui représentent le mieux l’univers de Heaven For a Tortured Mind ne sont ni ceux qui baignent complètement dans une rage pugnace ni ceux qui se voient capturés par une légèreté confortable. Les plus représentatifs sont logés dans un entre-deux brillant qui fait coïncider le meilleur des deux mondes. On pense notamment à Folie Imposée qui fluctue entre des lignes franches de guitare électrique et des sections évasives sur lesquelles la voix du chanteur se fond gentiment. La dualité se retrouve aussi sur Super Stars, divisé entre une pluie métallique de cordes et les aigus transcendants de Tumor pour un voyage soul-rock imparable et magnifiant une déclaration d’amour vibrante.
Le clou du spectacle reste sans aucun doute ce merveilleux Kerosene! partagé avec la gracieuse Diana Gordon et le coffre vocal qui va avec. Jouant sur des ritournelles instrumentales instaurant de faux airs de redondance, le morceau glisse rapidement vers un registre plus acide par la hargne d’un interlude électrisant. Une fois la fureur de ce charivari passée, on se retrouve gâté·es par les vocalises virginales de Gordon qui brûlent en harmonie avec la chaleur du timbre de Tumor pour constituer un sublime brasier sonore. De la grande musique.
La douzaine de morceaux offre ainsi un disque spectacle sans entracte. Fulgurance et délicatesse se relaient à un rythme effréné pour assurer un show mystique et captivant à l’image de son créateur. Ce dernier prouve ici que son esthétique léchée et sa bizarrerie identitaire ne suffisent pas à le définir. Yves Tumor est bien plus qu’une sensation fugace de la culture pop. Yves Tumor est l’avenir de la musique alternative. Un point c’est tout.
Somme toute, le titre de chef-d’oeuvre attribué précipitamment à l’album par les médias du monde entier s’avère justifié. Audacieux en tout point, Heaven For a Tortured Mind aura su sublimer cette ambivalence que l’on retrouve dans le titre-même : une soul paradisiaque et innocente foudroyée par les travers alambiqués d’un esprit torturé. Piétinant les codes homogénéisés de l’industrie musicale, le serpent délivre un hommage palpitant à toute la culture rock en y infusant son avant-gardisme ingénieux et profane.
- 20 Mai : Festival Villette Sonique (Paris)
- 30 Mai : Vooruit (Gand – BE)
- 17 Juillet : Dour Festival (Dour – BE)
- 21 Août : Cabaret Vert (Charlevilles-Mézières)
Caméléon musical aux allures de mafieux sicilien.