On connaît Yoann Lemoine et son alter ego musical Woodkid comme des faiseurs de grandiosité musicale. Dompteur des sonorités taillées pour un film de Nolan, le producteur, artiste et chanteur maîtrise l’aura de ses morceaux à merveille. Mais, si mettre Goliath dans vos oreilles quand vous sortez dans la rue vous donne la sensation d’être un Avengers, caractériser Woodkid de musique cinématographique serait réducteur. Cette empreinte cinématographique fait partie de l’univers du Français, mais pas que. Présentations avec S16, le deuxième album de Woodkid, sorti vendredi passé – sept ans après The Golden Age, le premier long format de l’artiste.
Dans la tête de Woodkid : entre imaginaire, calques et échelles
Lors de notre entrevue dans son studio parisien pour parler de S16, Woodkid nous déclarait que S16 est « un album assez impressionniste », qui parle finalement de l’époque à laquelle il l’a écrit et produit, comme un témoignage de ces cinq dernières années. La senteur et les sonorités de l’album relèvent beaucoup d’un contexte industriel, notamment dans ses champs lexicaux. « C’est un univers qui m’inspirait et que j’avais envie de développer car il évoque plein d’autres choses pour moi. Il évoque les notions d’échelle, ce qui est une espèce de sujet constant dans mon travail. Spécialement sur cet album, les échelles de l’intime et les échelles du monde. » Il dit l’album assez déstructuré, chaotique, dans le sens où il ne s’est jamais senti aussi libre dans son processus de création.
Comparé à The Golden Age, son prédécesseur, S16 a une douceur supplémentaire. Une tendresse que Woodkid attribue à un aveu de faiblesse, « en quelque sorte ». Si les sons sont toujours aussi sensationnels, S16 est moins un album de puissance et de colère que The Golden Age. Il s’inscrit plutôt dans l’introspection, l’intimité. Il pourrait être curieux de parler de douceur et de tendresse pour un album incluant des bruits industriels, tantôt anxiogènes, tantôt dérangeants, présents dès les premières notes de Goliath. Cette « tendresse » se traduit par une approche voulue moins en force, davantage en observation du monde qui entoure et émeut Woodkid.
Pale Yellow est l’étendard le plus indiqué pour représenter S16 dans sa globalité. Selon l’artiste, le morceau « résume assez bien le reste de l’album, car il a cette partie low tempo au début du morceau, assez envoûtante ou mélancolique ». En contrepartie, comme pour appuyer la thèse selon laquelle l’album n’est pas réellement mélancolique, le morceau connaît « une espèce de climat assez fort sur la première partie du morceau, et après les parties rythmiques sont assez représentatives du reste de l’album, qui sont des rythmes souvent samplés à partir de sons plus alternatifs, de machinerie, de métal ou de textures qui ont cet aspect un peu industriel, voire pétro-chimique ». Ces textures apportent un aspect désiré à la couleur de l’album. « J’avais envie de faire un album comme s’il était passé à l’acide. Comme s’il y avait un voile de corrosion sur l’album, et Pale Yellow représente bien ça. »
J’avais envie de faire un album comme s’il était passé à l’acide. Comme s’il y avait un voile de corrosion sur l’album.
Woodkid fait définitivement partie de ces artistes à l’imaginaire ultra développé et ultra défini. Il travaille aussi beaucoup sur cet album avec l’idée d’une force intérieure paradoxale, fascinante et dégoûtante à la fois (comme il a voulu le mettre en scène avec le chien métallique présent dans la session Colors de Pale Yellow, un emotional support un peu repoussant à ses yeux). L’album joue avec la dualité, les contrastes. « Le contraste, dans les images du contemporain, c’est très présent. Ça s’aligne avec ma musique parce que je travaille beaucoup avec les contrastes d’échelle, les contrastes sonores. Les contrastes de rupture aussi, la déconstruction. »
L’intime et le monde
Ses multiples lunettes et casquettes, entre chanteur, réalisateur et producteur, lui permettent de travailler par calques, un processus qui l’a aidé, dans S16, « à parler à la fois de l’intime, de sentiments très intérieurs à l’échelle du microscopique, dans les textes, paroles ou champs lexicaux ; tout en imposant un deuxième degré de lecture au niveau de la réalisation, en imposant un calque agrandissant l’échelle, avec une résonance plus macro sur des questions environnementales, sociales ».
Dès la sortie de Goliath, la double vision était revendiquée. Une vision micro donc, attachée aux plus profonds des rouages de l’être et de l’intime. Une vision macro, ouvrant le regard de l’artiste sur les problèmes les plus profonds du monde et de la société. Comme si les deux lectures, l’une à la focale très restreinte, l’autre à la focale bien plus large, s’entremêlaient tout au long de l’album, le tout saupoudré de soufre.
Les morceaux plus intimes (In Your Likeness, Pale Yellow, Enemy, Drawn To You, So Handsome Hello), c’est l’infiniment petit avec l’addiction (dans Pale Yellow), la souffrance (“This self-destruction draws patterns in me” dans Enemy), l’envie (“Come on big boy, take control. You are my demise, you are my downfall” dans So Handsome Hello) et les questionnements intérieurs, surtout (“I don’t know how my heart can survive without affection” dans Enemy, “Will I ever love another the way I used to love you?” dans Drawn To You).
Les morceaux décortiquant les problématiques du monde (Goliath, Highway 27, Horizons Into Battlegrounds), ce sont les responsabilités individuelle et collective face à des enjeux de société, comme le capitalisme et le système productiviste. La crainte aussi, telle que perçue dans Horizons Into Battlegrounds. Dans ces deux couches, la résonance des bruits industriels et l’univers de la pétrochimie s’appliquent à merveille. Minus Sixty One semble être l’entre-couche, celle qui relie les deux. Comme une note de synthèse, aussi bien personnelle que collective. Une note s’inspirant du point de vue d’un homme d’affaires aisé qui, après avoir joué l’ignorant pendant longtemps, se rend compte du problème sur lequel il a fermé les yeux pendant des années et développe soudainement une conscience dirigée par la panique de voir son petit paradis confortable partir en fumée. Un questionnement qui résonne dans les voix japonaises du morceau, qui posent une question à répétition : “Uchū tengoku ka” (Univers ou paradis ?).
L’utilisation des voix
On a tendance, lorsque l’on parle de Woodkid, à concentrer notre attention sur le génie du producteur. Parfois au détriment du chanteur en tant que tel, de la façon dont il utilise sa voix, ou choisit les voix présentes sur ses morceaux. Sur S16, on parle encore très peu de la voix beaucoup plus exposée, utilisée et fébrile de Woodkid. Libérée de tout artifice, plus présente, pleine et naturelle, la voix du Français résonne de manière beaucoup plus perceptible sur S16. Comme si le besoin de vérité, tout comme celui de liberté, recherché dans l’album se transmettait aussi par une utilisation revue de la voix du chanteur. Plus pure.
Sur Enemy d’abord, où l’intro laisse la voix du chanteur presque a cappella et où l’on profite de sa voix dénudée sans encombres, jusqu’à des envolées aiguës presque célestes. Sur Drawn To You ensuite, où la voix de Woodkid se mélange avec des lamentations pouvant s’apparenter à celles de sirènes aquatiques. Puis surtout, et enfin, dans Shift, où l’on distingue la tessiture du chanteur au bord de la rupture, fébrile à souhait dans l’intro (“What have you done? The sun is gone”).
Outre la propre voix du Français, les chœurs de voix japonaises apportent leur lot de sérénité et de réflexivité, sur des morceaux comme Reactor et Minus Sixty One notamment. Une addition intelligente et parcimonieuse, venant apporter une touche aérienne qui relève le côté brut, lourd et mécanique des sonorités industrielles présentes tout au long de l’album.
Les morceaux “révélations”
S16 contient son lot de morceaux plus rythmés, et d’autres plus adoucis. Le nouvel album de l’artiste est un univers à part entière, complètement imaginé par son esprit, et influencé par ses ruminations mentales, tant personnelles que sur le monde. Un univers que l’on pourra parcourir dans plusieurs directions, sous plusieurs angles, inlassablement. Nos trois portes d’entrée préférées pour le découvrir sont Highway 27 (pour l’instru entêtante), Reactor (pour l’apaisement procuré), et Shift (pour la mise à nu vocale).
Se nourrit essentiellement de musiques électroniques, de pop et R&B indé et de houmous.