En attendant Ana : bonnes ondes gravitationnelles
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Auteur·ice : Mathias Valverde
24/02/2023

En attendant Ana : bonnes ondes gravitationnelles

Le groupe français En Attendant Ana sort son troisième album le vendredi 24 février chez Trouble In Mind. Véritable force de gravité dans un paysage musical pop qui s’éloigne des guitares, Principia s’affirme comme une valeur refuge du rock indépendant. S’il existe une lassitude générale face à des groupes qui se copient dans le courant rock indé/post-punk, on est ici devant un album tellement bien ficelé que les variations sur ce thème soulignent l’impossible tarissement d’une musique qui nous fait du bien et qui charrie tant de souvenirs. En Attendant Ana a su capter ce zeitgeist et le transcender en s’inspirant des lois de Newton. 

Quelle incroyable réussite que cet album ! La manière de jouer d’En Attendant Ana, toujours avec un demi-temps d’avance de la mélodie sur la voix, vous met dans une tension presque érotique. Vous sentez vos muscles se tendre, vous avez envie de remuer, de danser, de courir. C’est rare pour une musique indie pop de procurer ce sentiment étrange d’être toujours mû par l’avancée du morceau. On a plutôt l’habitude de ressentir cela avec des groupes de prog rock, de free jazz, ou de punk. En Attendant Ana réussit la prouesse de contenir cette intense nécessité dans des mélodies suaves, avec la voix entêtante de Margaux Bouchaudon agissant comme la traînée vaporeuse que vous essayez de saisir sans jamais pouvoir l’attraper. Principia est un album que vous écouterez sur la pointe des pieds, prêts à tournoyer dans votre chambre les bras écartés, la tête renversée sur le côté.

Vous ne risquez pas de vous envoler puisque le titre dont l’album prend le nom, Principia, se réfère sans doute aux travaux de Newton sur la gravité. On entend sur le premier morceau : “Gravity will bring us back / Down to earth”. Sans doute aurait-il fallu placer ce titre en fin d’album tellement les mélodies et les voix nous font léviter durant l’écoute de l’opus. La première loi de Newton stipule que : « Tout corps persévère dans l’état de repos ou de mouvement uniforme en ligne droite dans lequel il se trouve, à moins que quelque force n’agisse sur lui, et ne le contraigne à changer d’état ». Lancer Principia sur votre platine ou dans vos écouteurs risque effectivement d’influer sur vos émotions et vos mouvements. La musique d’En attendant Ana entre en révolution autour de vous, appliquant sa force musicale sur vos envies pour vous attirer toujours vers le même point où vous réécouterez l’album entièrement. C’est une musique cinématique, projetant autour de vous des images que vous pensez maitriser, mais qui émanent en réalité de l’assemblage génial des morceaux et des paroles.

 

Contrairement aux premiers albums, Lost And Found (2018) et Juillet (2020), aux influences garage, Principia se déploie autour de sonorités rock des années 1990 et des influences sixties, un pied de part et d’autre de la manche avec des hommages aux Beatles, aux Kinks ou à Françoise Hardy. Pourtant le groupe ne fait pas de revival, et s’inscrit même dans une modernité musicale résolue. Exit l’effet saturé d’instruments jouant tous en même temps sur les précédents disques. La possibilité pour Vincent Hivert (bassiste et anciennement ingénieur du son du groupe) de produire, à partir des démos composées par Margaux Bouchaudon, les morceaux dès la conception permet l’émergence d’un son beaucoup plus travaillé. La guitare de Maxence Tomasso est précise. Elle ramène le son vers les années 1990, avec ses riffs bien sentis, amenant aussi de la noirceur. Ses interventions impressionnistes propulsent la musique dans une autre dimension. On se retrouve dans un rade cradingue que les harmonies vocales viennent tout de suite agrémenter de lumières agréables. Les cuivres de Camille Fréchou ont alors plus d’espace pour s’exprimer. Ils entrent en dialogue avec la voix sur les morceaux comme Anita, et le saxophone, qui fait florès désormais dans la musique indé, donne ce surplus d’âme à un album aux multiples facettes.

Émilie du Châtelet, la philosophe française du XVIIIe siècle, a traduit les Principia de Newton du latin au français. Elle a permis au newtonisme de se développer en France et d’y être compris. Margaux Bouchaudon ferait-elle la même chose avec ce zeitgeist post-punk et indie-pop ? Comme Emilie du Châtelet, nous n’avons pas ici affaire qu’à une traduction de ce qui se fait de mieux dans le monde anglophone, on assiste à une véritable transcendance de ces influences au profit de l’invention d’un son particulier. L’exemple qui me vient à l’esprit est mon coup de cœur de l’album : le titre Wonder. Placée en début de face B, la chanson s’offre une courte respiration. Le titre commence à la manière d’une douce ritournelle dream-pop mais bascule au bout d’une minute vingt pour s’entourer de sonorités plus tendues, plus rock. Le riff de guitare et l’accélération de la batterie font chavirer l’album à nouveau dans cette course effrénée, ridicule, et si belle. On retrouve ce mouvement caractéristique de Principia : la courbe. Alors que l’accélération semble à son paroxysme, on prend un autre virage, la chanson s’adoucit, la voix de Margaux s’élève et on croit entendre Elisabeth Fraser de Cocteau Twins, puis redescend avant d’exploser en un son garage sur la répétition de ces paroles : « I am a good human being, my mama says / and I hope she’s right / Who am I fooling / where is the tape to rewind ».

Si le groupe garde une vraie cohérence sur l’ensemble de l’album, chaque piste apporte une touche spéciale. L’entrée du saxophone sur Ada Mary Diane bouleverse un morceau très liquide tenu sur un fil par la voix émouvante de Margaux. La superposition des instruments procure cette sensation de balancement qu’on connaît lors d’un voyage en train où votre esprit divague et les images devant vous se brouillent. Chaque touche de cuivre, ou les riffs de guitares, projettent des émotions différentes. La tête contre la fenêtre, tous les détours de la voix, les apparitions et disparitions des instruments, dessinent un paysage en perpétuelle transformation.

Ce qui se dessine avec Black Morning, c’est surtout une belle après-midi de printemps, à courir les rues de Brighton, en écoutant les Kinks. C’est sans doute vrai de beaucoup de musiques de dire qu’elles procurent autant un plaisir visuel qu’auditif. Avec En Attendant Ana, c’est tout un film qui se déroule devant nous. Les harmonies sur Black Morning sonnent comme des moments suspendus dans la course effrénée menée par la batterie. On continue de courir et de s’ébrouer. Tout explose avec Same Old Story au milieu de l’album. On retrouve l’énergie garage, la nécessité de l’indépendance tant de fois revendiquée par le groupe. Le saxophone donne énormément de puissance à ce morceau et l’entoure d’un halo noir, planant au-dessus des agréments de guitare. L’atterrissage de l’album sur The Fears, The Urge se fait à la douceur des cuivres. On nous a baladé dans toutes ces ambiances, on a entendu tellement de choses sur notre monde et nos émotions dans ce disque que cette dernière chanson est d’une beauté pure. Un vrai sentiment de bonheur, celui d’arriver quelque part, de se souvenir du voyage et de se laisser aller.

Il faut écouter et réécouter cet album pour en visiter tous les recoins. En Attendant Ana a réussi un disque qui agira sur vous de toute la force de ces astres gravitant dans nos souvenirs mélomanes.


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