Jeannine : la folie des grandeurs de Lomepal
"
Auteur·ice : Flavio Sillitti
12/12/2018

Jeannine : la folie des grandeurs de Lomepal

C’est beau la folie. Encore plus quand elle est abordée par le rappeur le plus puissant de France. Antoine Valentinelli est de retour avec un nouvel album qui tombe presque 17 mois après son premier succès Flip, acclamé par le monde du rap français et belge. 17 mois d’écriture, de nuits de production entre potes et d’expériences diverses qui font que celui qu’on surnommait “Jo Pump” a mué en Lomepal, en celui qui non seulement a su gérer le jeu mais qui en plus a réussi à changer les règles. La semaine passée il soufflait ses 27 bougies et trois jours plus tard c’était un vent de talent et de prouesse artistique qui soufflait sur nous. Rencontre avec l’incroyable Jeannine

Les projets du rappeur sont facilement divisibles en trois. Trois moments, trois périodes, trois points de vue du jeune parisien par rapport à ses espoirs et ses projets. Seigneur et Majesté, les premiers EP de Lomepal, c’était les pensées d’un jeune homme ambitieux, la tête pleine de rêves de percée, de carrière et habitée par l’angoisse d’une chute indigérable. “Le paradis m’attend, alors dis moi qui va m’empêcher d’y mettre les pieds” Il y avait déjà dans cette version 2014 du rappeur une voracité sans borne, un certain réalisme par rapport à là où il en était tout en sachant précisément là où il voulait finir : au sommet comme King Kong. Le deuxième grand moment de sa carrière est surement le grand moment de sa vie : Flip, son monument. C’est ici que Palpal ne regarde plus ses rêves obsessifs tant convoités d’en-bas mais plutôt droit dans les yeux. Juste en face, aussi proche de lui que les foules qui se bousculent désormais à chacune de ses performances pour célébrer celui qui brille comme l’or après avoir passé sa vie invisible comme l’air. S’élevant sans cesse depuis, c’est aujourd’hui d’en haut qu’il admire avec une certaine nostalgie trop rapide l’achèvement de ses envies les plus folles. Jeannine cristallise un peu cette troisième phase, celle d’un artiste accompli qui prend le temps de faire le point sur le parcours incroyable qui l’a amené jusque-là.

C’est aussi pour lui l’occasion de changer de vitesse, voire de voiture ou carrément de route si l’on veut pousser la métaphore. Car ce nouvel album est tellement plus qu’un Flip 2.0. Ces derniers mois, une certaine volonté d’émancipation de l’artiste s’était déjà faite ressentir. En effet, ses divagations en équipe avec les légendaires Alt-J ou encore son duo surprenant avec la sensation L’Impératrice affirmaient son envie d’être un musicien plus qu’un simple rappeur. Et c’est plutôt convaincant. Au chant, voilà que les graves de son grain de voix particulier font autant frémir que la virulence de ses punchlines d’égotrip. En mai, Deux et son clip original pour la marque Apple venaient confirmer les soupçons : la nouvelle musique de Lomepal sera issue de ce nouveau rap chanté dans lequel il s’épanouit tant et qui ne cesse d’exploiter ses meilleurs atouts. C’est donc habité de cette folle envie d’exploration que le jeune Pal s’enferme en janvier dernier entre les murs d’un appartement de Rome, entouré d’une équipe cinq étoiles, pour produire Jeannine. Sobrement. Et croyez nous, lorsqu’on dit “cinq étoiles” on pèse nos mots. En effet, décorant ses textes de mélodies diverses, il a notamment pu compter sur la finesse du musicien Pierrick Devin, les chill vibes moelleuses des géniaux Stwo et Superpoze, les beats incandescents de VM The Don et du mystérieux Vladimir Cauchemar ainsi que sur l’électro évasive de son fidèle Mohave, déjà très présent sur FlipSept cerveaux en ébullition à se les casser comme la voix de Janis. Telle fût la genèse d’une vingtaine de maquettes comptant les 15 produits finis, véritables joyaux de la couronne Jeannine qui viennent nimber le jeune poète du titre de rappeur français le plus prometteur de son domaine. Une quinzaine de titres donc parmi d’autres finalement abandonnés sur la route mais dont la qualité est sans doute indiscutable. Son apparition sur la brillante chaîne Colors Studios nous a permis d’ailleurs de faire une rencontre anticipée avec les miracles produits sous la chaleur du ciel romain au travers du titre Tout Lâcher, balade planante aux senteurs de rose et de lulibérine. Plus tard dans l’année, c’est accompagné de son fidèle ami Roméo Elvis qu’il levait le voile sur 1000°C. Sur ce titre, les deux enfants terribles du rap francophone s’en donnent à coeur joie et l’alchimie entre eux brille plus que jamais. Fort du succès de cette première sortie et des errances musicales de l’artiste, c’est donc dans un mélange d’impatience et de curiosité que l’album était tant attendu.

Jeanninec’est non seulement les deux yeux de la très esthétique pochette de l’album mais c’est surtout l’esprit, la ligne de pensée de cet exutoire artistique empreint d’une troublante sensibilité. Une sensibilité qui devient peu à peu la marque de fabrique de Lomepal. Ici, c’est loin de la légère superficialité des sujets de son ancien album qu’il évolue. Prenant comme fil conducteur la condition mentale de sa grand-mère maternelle, il explore la folie et la glorifie sous toutes ses formes. Entre souvenirs compliqués, frustrations acides et une certaine philosophie de rester un grand enfant toute sa vie, c’est impudique qu’il raconte les chansons et chante les histoires de son super pouvoir hérité de cette femme incomprise qui semble habiter la créativité actuelle de l’artiste. Alors que la grande tendance du rap français “éveillé” gagne nos coeurs, Lomepal livre un rap conscient traitant l’inconscience et c’est beau.

“Ma grand-mère s’appelait Jeannine Rose Pambrun, elle est morte en 2000, juste après la séparation de mes parents, je l’ai très peu connue mais je crois qu’on avait une bonne complicité. J’ai passé mon enfance à écouter ma mère me raconter les aventures de Jeannine, il aura fallu attendre que j’aie 26 ans pour que je pense à les enregistrer.”

Abordée sous différents angles, la folie siège donc en reine sur Jeannine à travers différents symptômes. Le premier : la dépression. Ne me ramène pas dresse le portrait du chanteur finalement en paix avec ses troubles, ayant trouvé sa place aux milieux des extrêmes qui l’entourent. C’est une façon de se présenter sous une nouvelle forme, la mue d’un homme qui a su dompter les noirceurs du passé pour s’en servir à bon escient lors de ses concerts. L’acceptation finalement de cette personnalité schizophrénique qui l’effraie mais qui lui plaît, qui électrise la bête de scène qui sommeille en lui. Un morceau calme et intense dans le même esprit que Plus de larmes, plus vibrant sur la forme mais tout aussi sombre sur le fond. La dépression est ici mise à nue, les rimes reflètent les désillusions du jeune penseur et offre un tableau sinistre que Vladimir Cauchemar garnit de beats percutants. À l’instar de Camélia Jordana sur Danse, c’est ici la voix féminine de Clara Cappagli, déjà entendue aux côtés du malin Myth Syzer, qui vient intensifier les quelques lignes profondes du titre. Une morosité qui semble cependant moins violente que celle abordée dans EvidemmentSur ce somptueux hommage à celui qu’il était avant, Antoine se confie sur ces nuits noires, rongé par un manque de confiance en soi destructeur et étouffant. “Je veux un Oscar pour chaque film que je me suis fait dans la tête.” A coup de parallèles avec son succès actuel, il se rappelle ses nombreuses déceptions et ses creux sentimentaux avec une plume remarquable et une intelligence d’écriture qui impressionne et fait voler les mots avec brio.

Second symptôme : l’enfance éternelle. C’est avec rythme et des mélodies plus solaires que Mômes tranche avec la mélancolie d’une bonne partie du recueil. Tout est un jeu pour Lomepal et il compte bien le faire comprendre avec cette ode aux 400 coups entre potes. Ces frères si chers auxquels il dédie l’improbable balade partagée avec Philippe Katerine. Vous lisez bien. Les deux rêveurs sont en effet devenus meilleurs amis le temps des quatre minutes qui composent Cinq doigts. Entraîné par son refrain et ses sonorités psychédéliques, c’est l’ovni de l’album qui fait plaisir. On retiendra avec amour l’intro et l’outro totalement what de fuck de Katerine qui fait ce qu’il fait de mieux : n’importe quoi. Ma cousinvéritable tube à pogo, est dédicacé aux détracteurs et aux jaloux dont la haine est un moteur de jet. Une énergie communicative et des refrains entêtants : la recette est bonne et ce n’est qu’une question de jours avant que ces sons ne tournent en boucle dans les têtes.

Troisième symptôme : la haine. Cette haine pour les pseudos-rappeurs qui se la pètent, voilà le sujet léger de sa première collaboration avec l’ascendant Orelsan. Le duo est introduit par Skit Romanle premier des deux interludes de l’album, dans lequel l’humoriste Roman Frayssinet raconte les bienfaits de l’honnêteté entre potes. C’est donc armés de second degré et de punchlines dévastatrices que les deux collègues font trembler La vérité avec force et ferveur, s’attaquant à tous ces wannabe trop prétentieux se décuplant à vue d’oeil et polluant la planète rap. Plus sérieusement, Le lendemain de l’orage semble venir cracher avec virulence sur ceux qui ont causé les maux du rappeur. Notamment, en lien avec sa grand-mère, ceux qui ont causé sa mort. C’est donc plus énervé qu’il vient raconter une vérité qui ne rend pas vraiment heureux mais qui défoule.

Dernière manifestation de la folie et sûrement la plus corrosive : l’amour. Ce n’est un secret pour personne, le jeune homme est un romantique et les femmes le fascinent passionnément. Esclave de ses propres pulsions, son amour des courbes et la température de son entrejambe sont d’ailleurs des thèmes récurrents dans ses oeuvres. Mais alors que sur Flip les connotations sexuelles et salaces venaient protéger le bad boy d’une surexposition sentimentale, c’est sans filtre qu’il assume ici sa vulnérabilité et son coeur d’artichaut. We’re only human, after all. C’est d’abord épaulé par le talentueux Jeanjass qu’il fait part de ses faiblesses en amour sur X-Men, brillant échange “entre deux connards : un qui parle et l’autre qui pleure”. Trop beau et Le vrai de moi brisent à leur tour une carapace parfois trop épaisse pour mettre le rap entre parenthèse et offrir de véritables chansons d’amour, terres jusque là inconnues pour le rappeur. Alors certes, le public visé est peut-être plus restreint. Mais ce qui intéresse ici c’est cette faculté assez naturelle de redéfinir certaines conceptions d’un monde aussi stéréotypé et cliché que celui du rap. Sur Flip déjà il chamboulait les codes en revisitant la notion si complexe de la virilité et c’est plus intensément ici qu’elle est déconstruite au travers de titres aussi doux. Un virage périlleux changé en pari réussi.

Sur l’album je retourne le truc : je fais passer ça pour un pouvoir, comme si c’était un don. Alors qu’en réalité, il y a bien sûr un côté très sombre et même énormément de souffrance dans la tête de ma grand-mère, je ne le cache pas. C’est juste que ça ne m’intéressait pas d’en parler dans cet album, ce n’était pas le sujet, je voulais vraiment récupérer ce qu’il y avait de plus poétique et de plus libre dans sa folie car ce côté-là est très inspirant.

Mais si on ne devait retenir qu’une chose de Jeannine, c’est Beau la folie. Simple phrase lancée à cette foule qu’il admire tant et qui l’admire sans relâche, l’expression l’a inspiré depuis pour écrire ce précieux morceau. Véritable point d’orgue de l’album, il y’a dans les lignes de ce bijou de poésie une manière d’aborder un sujet si personnel avec une fragilité universelle. Imparable, la manière qu’a Antoine de parler de la condition de sa grand-mère laisse béa. Cette façon de ne jamais user de termes péjoratifs lorsqu’il se réfère à elle, de ne jamais laisser sous-entendre un quelconque handicap. Cette façon de rendre hommage à ces mots magiques qu’elle criait en marchant nueaux vies nouvelles pleines de soleil. Cette façon de rendre hommage à la folie. Touchant. Complémentaires au titre, les interventions de sa maman Pascale Valentinelli peignent le portrait coloré de la source d’inspiration du disque et dénoncent la société schizophrénique qui nous entoure, notamment avec le second interlude Skit MamazDu coup, moi, j’ai le même statut que ma mère. Simplement parce que je l’acceptais, j’étais donc comme elle. Quelqu’un qui accepte la folie de quelqu’un est nécessairement fou. C’est étrange dans cette société hein ?”

Un second album plus que réussi, un chef-d’oeuvre qui concilie le rap et la chanson et qui permet à Lomepal de s’affirmer comme artiste à part entière. Une vague de textes sincères, introspectifs et percutants qui font pleurer parfois, sourire souvent mais vibrer toujours. En y déversant le meilleur mais aussi le pire de lui même, le jeune Antoine nous offre la folie des grandeurs en parcourant les grandeurs de la folie. Jeannine, à la folie et plus que tout.


 

@ET-DC@eyJkeW5hbWljIjp0cnVlLCJjb250ZW50IjoiY3VzdG9tX21ldGFfY2hvaXNpcl9sYV9jb3VsZXVyX2RlX3NvdWxpZ25lbWVudCIsInNldHRpbmdzIjp7ImJlZm9yZSI6IiIsImFmdGVyIjoiIiwiZW5hYmxlX2h0bWwiOiJvZmYifX0=@