| Photo : Léonie Guyot
Il y a des peines de cœur qui nous rendent tristes, puis il y a celles qui nous mettent en colère. Celles qui font monter le sang aux tempes, qui nous font rejouer les mêmes scénarios en boucle, marmonnant des insultes tout bas. Cet amour qui nous met en rogne, Asinine l’illustre parfaitement dans son dernier EP La jetée, sorti le 14 mars dernier.
Assise sur une jetée, le regard dans le vide, Asinine nous chuchote ses blessures sur des compos qui nous envahissent dès les premières notes. Artiste d’origine française, elle passe sa jeunesse à collectionner disques après disques. Partie à Marseille pour ses études, elle se fait embarquer dans une colocation de jeunes rappeurs. S’ensuit un premier trois-titres en 2022 intitulé C’est les autres. Lui succèdent alors XIII et Demi Moore / Vivement quoi en 2023 pour laisser ensuite place à un premier EP, Brûler la maison, où l’artiste nous embarque dans sa demeure un peu cassée, un peu triste. La maison, lieu phare de conflits où Asinine nous apprend que la colère “elle change jamais d’adresse, elle t’écrase sous son doigt”.
L’artiste nous dévoile maintenant son cinquième projet, reprenant ses codes signatures : paroles presque inintelligibles, prods expérimentales, textes à l’imaginaire vif et percutant. Le ton est donné : quand ça fait mal on écrit pour se soigner, à défaut de savoir en parler.
Tout l’art de la métaphore
Dès le premier titre de l’EP, Comme des pierres, la rappeuse nous rappelle que c’est elle la reine des métaphores. Souvent utilisée, plus rarement maîtrisée, cette figure de style donne toute sa profondeur aux thèmes abordés dans ce projet. “Par égo, j’ai pleuré devant des portes fermées, pourtant derrière la pièce était vide”. Asinine aborde l’isolement qu’on peut ressentir quand on s’efforce d’aimer quelqu’un·e qui ne sait pas nous le donner en retour. Elle joue avec l’univers de la maison, métaphore centrale dans ses textes, déjà omniprésente dans son EP Brûler la maison, sorti en 2024. S’y ajoute, cette fois-ci, l’imaginaire de l’eau, glissé au fil des textes.
La maison, Asinine s’en sert pour illustrer le foyer qui bouillonne, le centre névralgique de nos sentiments contradictoires. Par contre dans l’eau, on se noie et on devient minuscule. “Mais bon, t’sais à quoi ça ressemble un tout petit sanglot dans les vagues”. Les deux métaphores se répondent, amenant une dimension encore plus mélancolique à ce nouvel EP. Le corps comme maison, le cœur comme pièce dans laquelle naviguent nos relations, non sans y laisser des traces.
Cette nostalgie amère, on la retrouve dans les titres Lalaland et Cage thoracique. Assise sur son banc, Asinine nous partage le fait que la vie c’est pas tout rose. Elle nous parle de la solitude qu’on a déjà tous·tes pu ressentir quand les souvenirs sont encore trop vifs pour ne pas être incisifs. Amour amical, familial ou passionnel, on n’est jamais sûr·es au vu des textes à la fois imagés et pourtant évasifs.
La colère comme exutoire
La tension monte avec Meute de loups. Dans sa solitude, Asinine nous avoue laisser ses pensées prendre le dessus. La référence à l’eau prend ici toute son ampleur.
Je t’offrirais le soleil, t’irais chercher de l’ombre
Moi, j’veux plus m’noyer j’voudrais être de l’eau
Quand t’es pas là, j’crois c’est moi j’suis absente
Cette plage enneigée sans toi, ça a pas de sens
La mer, élément de la nostalgie par excellence, nous ramène à la tristesse de voir l’autre s’éloigner. Elle nous engouffre, nous coule, nous engourdit. Ici, l’ambiance est froide, l’artiste semble errer dans ses propres souvenirs qu’elle craint voir un jour disparaître.
Dans Anchorage, l’autrice nous rappelle qu’elle est juste une meuf un peu perdue, comme tout le monde. “Apprends-moi comment on parle des choses” dit-elle sur un ton mi-honteux, mi-timide. Car même quand ça va à mille à l’heure dans la tête, même quand on se montre fort·e, personne ne nous apprend vraiment à exprimer nos émotions. Les basses prennent le dessus vers le milieu du morceau, comme une colère sourde qu’on n’a pas vraiment vu venir. On remercie hellyes! qui signe cette compo, ainsi que celle de Cage thoracique. Ce dernier fait partie des compositeur·ices en herbe dont Asinine aime s’entourer sur ses différents projets.
“Les promesses brisées, elles te brisent
Moi, j’ai promis la lune et le monde
Pour l’instant, j’ai même pas les mots
J’suis pas sûre que ça cicatrise”
Ça bouillonne à l’intérieur, le regard se fait noir, et pourtant, à la fin de la journée, on se retrouve seul·e face à nos pensées. Avec Le ciel est sourd, la colère d’Asinine nous frappe de plein fouet. Dans son univers musical déjà qualifié d’horrorcore, sous-genre du rap inspiré de la culture des films d’horreur, il n’y a “que du rouge et du noir”. Deux couleurs que l’on retrouve un peu partout dans ses projets à la DA ultra léchée, mêlant photo et graphisme toujours plus pointu.
La douceur comme remède
Heureusement, il nous reste le calme après la tempête. Dans 100 ans, Asinine nous surprend avec une douceur qu’on lui connaît moins, pour nous parler de sa sœur. Une déclaration d’amour aux sœurs de sang mais aussi de cœur, souvent premières témoins de nos colères et de nos mental breakdowns. Dans son faussement joyeux Si le soleil existe, l’artiste nous livre un de ses textes les plus spontanés et pourtant des plus sincères.
“J’ai reconnu le bonheur au bruit qu’il a fait en se brisant par terre
C’est la vie
Quand un oiseau l’éclate, c’est qu’il l’avait pas vue
Pas qu’il pensait qu’il pourrait traverser la vitre
Et chaque fois que la nuit tombe j’me demande si le soleil reviendra
Ou pire, si le soleil existe
J’suis née désolée, si j’meurs désolée
J’aurai raté le seul et l’unique exercice”
À travers cet outro, le projet se teinte à la fois d’espoir et de désillusion. On s’imagine Asinine, sourire désabusé aux lèvres, le regard empreint de défi. Aux vénèr·es, aux pensif·ves, aux têtes un peu désolé·es, un seul et même impératif : s’asseoir devant l’horizon, La jetée dans les oreilles.
plus d’heures d’écoute Spotify que d’heures de sommeil accumulées