ÂA, néoromantique sentimental des temps modernes
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Auteur·ice : Flavio Sillitti
13/05/2020

ÂA, néoromantique sentimental des temps modernes

À l’occasion de la Five Oh Food organisée par l’agence bruxelloise Five Oh, nous avons eu l’occasion de rencontrer Âtlaï Abdallah, mystérieux alter ego d’un jeune esprit libre, à la coupe rosée et aux idées claires. Bercé d’abord au coeur d’une Kinshasa vibrante puis par la chaleur d’une cité ardente riche de culture, ÂA mêle les influences de ses origines à celles qui l’ont fait grandir, pour proposer une musique singulière, mélange de riffs solaires aux saveurs de n’dombolo traditionnel et de textes vibrants. On a arrêté le temps quelques minutes avec lui pour refaire le monde autour des valeurs essentielles de liberté et de bonheur. On en a aussi profité pour comparer nos accents liégeois.

© Photo : Téta Blémont

La Vague Parallèle : Lorsque l’on tente de définir ton univers, on parle beaucoup d’hybridation de plusieurs styles. Comment définirais-tu la musique de ÂA ?

ÂA : C’est de la chanson néoromantique. C’est une manière bien particulière de voir le monde, la politique, l’amour et la spiritualité, qui s’apparente parfois à une sorte de rêverie. Mais une rêverie qui reste tout de même très concrète. J’ai conscience que ça peut paraître naïf d’imaginer un monde où il n’y a pas de racisme, d’homophobie ou d’islamophobie, mais c’est ma vision du monde et je tente de l’exprimer en musique, d’où cette notion de néoromantisme (mouvement qui cherche à mettre un accent sur les sentiments et la vie intérieure de l’artiste, ndlr.)

LVP : Tu partages donc tes sentiments sur tes morceaux, notamment l’amour. Est-ce facile pour toi de t’ouvrir et te dévoiler par tes textes ?

ÂA : Je me dis que les choses dont je parle sont des choses assez universelles. J’y mets beaucoup de ma personne, mais cela reste une façon pour moi de parler de la nature humaine, plus généralement. Donc je ne me livre pas vraiment à 100%. Certes, j’utilise des bribes d’événements que j’ai pu vivre et expérimenter, mais c’est surtout dans la vocation de parler de choses plus générales.

LVP : Petit à petit ton premier projet se dessine, avec déjà trois titres partagés, dont le premier s’appelait Marée Basse. Pourquoi avoir choisi ce morceau en particulier pour présenter ÂA au public ?

ÂA : Parce que Marée Basse aborde le thème d’une relation dans laquelle on ne se sent plus forcément heureux·se. Pendant tout un moment de ma vie, j’enchaînais les situations sentimentales et professionnelles dans lesquelles je ne me sentais pas complètement heureux ou libre. Ce titre, c’était une façon pour moi de clarifier les choses et d’expliquer pourquoi j’avais décidé de me consacrer à 100% à ma passion, qui est la musique. Le “chéri·e” fait donc allusion à ces choses qui ne me rendaient pas heureux par le passé.

LVP : Et du coup, aujourd’hui, tu te sens heureux et libre ?

ÂA : C’est chaud, ça (rires) ! En vérité, oui, je me sens libre car j’essaie de cultiver ma liberté au mieux. Est-ce qu’on est libre en permanence ? Je ne pense pas, car il faut toujours faire des concessions de temps à autre. Est-ce que je suis heureux ? J’essaie de l’être, aussi.

LVP : Sur scène, on ressent une véritable volonté de transmettre un esprit et un univers, notamment par ton costume de scène (ensemble noir incrusté de petites pierres scintillantes, ndlr.) C’est quoi l’histoire derrière cette tenue ?

ÂA : Chaque pierre représente tous ces petits moments que j’aborde dans mes morceaux. Chacun de ces souvenirs génère une espèce d’étincelle et je regroupe tous ces éclats sur ma tenue de scène. C’est une histoire de résilience, cette idée d’utiliser tous ces moments un peu difficiles pour en faire quelque chose de beau et de plus grand que ce que l’on est. ÂA, Âtlaï Abdallah, c’est un personnage que j’utilise pour transcender tout ce que je suis et cet habit fait partie de lui. C’est une armure que j’utilise pour me sentir plus libre et plus heureux sur scène.

LVP : Tu le dis toi-même, ÂA, c’est un personnage que tu utilises. À quel point cette entité fictive a-t-elle été proche de toi, au-delà de la musique ?

ÂA : C’est variable, ça dépend des situations. Je dirai que ce personnage, c’est moi à 50%. Le reste, c’est simplement un être humain libre qui essaie de partager son expérience. Et ce qui nourrit ÂA, ce sont les choses qui m’entourent, notamment mes amis, ma famille ou ma culture.

LVP : Dans ta musique, on retrouve aussi beaucoup de constats face à la société actuelle, et notamment ses défauts. C’est important pour toi d’en parler ?

ÂA : Selon moi, l’expression artistique, c’est l’expression de ma culture et de mon manque de culture. C’est une espèce de remise en question. Lorsque j’écris une chanson, je n’ai pas l’intention d’amener une réponse à pourquoi le monde se comporte de telle ou telle façon, l’important c’est la réflexion qu’il y a derrière. Je n’aime pas trop être moralisateur.

LVP : Tu viens de la scène liégeoise, une scène qui ne cesse de voir ses talents se multiplier. Tu dirais que la cité ardente est un terreau fertile pour la musique de demain ?

ÂA : Il y a beaucoup de choses qui se passent à Liège, en ce moment. La ville a toujours abrité un milieu plutôt rock et ça ne fait pas longtemps que le hip-hop commence à s’imposer, et cette transition donne lieu à des événements intéressants. Mais il est vrai qu’on ressent beaucoup cette culture des festivals, cette culture qui pousse à consommer de la musique live, que je ne retrouve pas toujours dans les autres villes. Les artistes aussi ont tendance à être plus libres, à revendiquer une certaine forme de liberté à travers la musique. On nous taquine notamment beaucoup par rapport à notre accent, et le fait qu’on n’ait pas peur de l’affirmer reflète cette notion de liberté, j’imagine. Après, ce n’est pas le truc le plus glamour qui soit, on va dire (rires).

LVP : Tu en es au début de ta carrière et l’exercice de la scène est tout nouveau pour toi. Tu y as déjà pris tes marques ?

ÂA : Je pense que je serai toujours extrêmement angoissé avant de monter sur scène, mais c’est l’endroit où je me sens le mieux pour parler. C’est là que je me sens vivant. Pour le dire poétiquement, j’ai envie de mourir avant de monter sur scène, mais j’ai aussi envie de mourir avant de la quitter. Une fois que je suis sur scène, je me mets dans la peau de ce conteur qui raconte ses histoires, ou d’un artiste contemporain qui doit faire ce qu’il a à faire et n’en avoir rien à foutre de ce que les gens vont penser.

LVP : Tu abordes ce rôle de conteur et on le ressent beaucoup sur Le fou du village, l’un des morceaux que tu n’as pas encore partagés. Tu peux nous en dire plus sur cette composition ?

ÂA : Le “fou du village”, c’est un personnage qui ne correspond pas forcément à ce que les gens attendent de lui. Je me retrouve beaucoup dans ce personnage. Par exemple, en tant qu’homme noir, certaines personnes attendent que je me comporte d’une certaine façon et que je réponde à leurs attentes, alors que la seule chose à laquelle je dois répondre, c’est ma vérité. Si ma vérité c’est d’avoir les cheveux roses, de porter des costumes à paillettes ou d’avoir des mouvements un peu trop excentriques, je le fais à 100%. Quitte à être traité de fou, au moins je l’aurai fait et je me sentirai heureux et libre.

LVP : En parlant de tes cheveux, il paraît que tu changes de couleur comme d’humeur. C’est quoi ton humeur aujourd’hui ?

ÂA : Aujourd’hui c’est rose (rires) ! En vérité, ces colorations font tellement partie de moi que le jour où je me présenterai sur scène avec les cheveux naturels, ça relèvera vraiment de l’audace. Pour l’anecdote, récemment j’étais en transition de couleur et je n’avais donc pas les cheveux teintés, et mes potes ont vraiment été choqué·es (rires). J’ai tellement présenté ces couleurs comme un trait de ma personnalité que s’il fallait définir ma couleur naturelle, ce serait mon rose.

LVP : Avec L’Ignorance et la peur, tu avais d’ailleurs accordé tes cheveux aux tons mauves et oranges de l’identité visuelle du morceau. C’est important pour toi de t’appliquer sur l’esthétique de ton univers ?

ÂA : Oui, énormément. J’ai fait des études d’Arts Plastiques et de Publicité, et toute ma jeunesse je voulais devenir peintre ou réalisateur. Du coup, l’image a toujours représenté quelque chose d’important pour moi. D’ailleurs, à chaque fois que m’apparaît une idée ou que je ressens une émotion, j’ai envie de la retranscrire. Et ça passe souvent par une image avant les mots.

LVP : Le morceau est beaucoup plus engagé que les deux autres, qui sont plus sentimentaux. Cette musique qui défend des causes et mène des combats, c’est la musique que tu as envie de partager ? 

ÂA : Je crois que lorsque l’on vit à notre époque, c’est compliqué de ne pas être engagé·e. Il y a beaucoup de luttes qui sont trop importantes pour que l’on passe à côté d’elles. Pendant longtemps, je n’ai pas forcément assumé ce côté engagé, car je pensais que pour l’être je devais forcément être militant. Du moins, j’avais une idée erronée de comment être militant·e. Aujourd’hui, je pense que mon militantisme repose sur ma façon d’écrire des chansons qui ne paraissent pas engagées, comme Toi l’amour, mais qui le sont. Ce morceau, c’est l’idée d’être un homme et de mettre ses sentiments en avant, ce qui ne reste acceptable que dans un certain milieu. C’est une forme de militantisme, selon moi.

LVP : Il est vrai qu’il est encore trop rare de voir des artistes masculins parler d’amour et de sentiments. On relève tout de même des exceptions, comme James Blake par exemple, qui transmet une forme de sensibilité décomplexée. C’est le genre d’artiste qui t’inspire ? 

ÂA : Oui, beaucoup. Mais je dirai que les artistes qui m’inspirent le plus restent Prince ou Frank Ocean. Indirectement, j’ai été influencé par leur culture de la liberté, le fait de ne pas avoir honte ou peur de faire un morceau ou un visuel qui sorte de l’ordinaire. Malgré le fait que tout le monde prône une certaine créativité, lorsque l’on se confronte à quelque chose de nouveau, on peut facilement être refroidi·e par le côté complexe ou peu familier. Moi, justement, j’essaie d’aller doucement, tout en prenant quelques petits risques çà et là.

LVP : Et pour la suite, tu serais prêt à prendre plus de risques et à cultiver davantage cette excentricité ?

ÂA : J’espère ! Mais ne me demande pas ce que je vais faire, car c’est une surprise.

LVP : OK, pas de spoiler ! 

LVP : Tu es très proche de ta communauté, notamment via les réseaux sociaux. Tu y partages d’ailleurs la saga JOURNÂAL INTIME. Tu peux nous en dire plus ?

ÂA : Pour comprendre et digérer certains morceaux, il faut savoir d’où je viens et pourquoi je les ai écrits. Dans les JOURNÂAL INTIME que j’ai déjà partagés, on retrouve plusieurs indices sur les morceaux qu’il me reste à partager. Après, j’aime beaucoup quand les gens s’approprient les titres et génèrent leur propre interprétation, donc la vocation de ces capsules n’est pas d’imposer une explication aux différents morceaux. C’est juste que lorsque l’on prend certaines positions, on ne peut pas juste dire : voilà, j’ai parlé de ce sujet-là juste parce que j’en avais envie. Je préfère passer par la phase “Voilà, je suis cette personne-là, et voilà pourquoi j’ai décidé d’aborder ceci et cela”.

LVP : Tu vas continuer de développer ces formats ? Comment vont-ils évoluer ?

ÂA : Oui, bien sûr ! Là, je réfléchis à ceux à venir et j’aimerais faire quelque chose de spécial pour le dixième. J’ai envie de continuer à faire participer les gens, comme je l’ai fait pour la sortie de Toi l’amour, pour lequel j’avais demandé à celles et ceux qui le désiraient de me partager leur définition de l’amour. Et ça me rassure, parce que parfois je me dis que peut-être j’en fais trop, que les gens n’ont pas forcément envie de connaitre ma vie. Et le fait de recevoir des retours sur une chose aussi intime que ce rapport que l’on a avec l’amour, c’était très enrichissant. C’était un vrai partage et je pense que cela m’a lié à toutes ces personnes. C’est vers cela que je veux diriger ce projet de JOURNÂAL INTIME.

LVP : Tu as eu des coups de coeur musicaux récemment ?

ÂA : Frank Ocean et Rosalìa m’ont beaucoup inspiré ces derniers temps. Sinon, je pense aussi à Fally Ipupa, qui a des mélodies et une voix de malade. Il mélange à la fois la vieille rumba congolaise et une sonorité plus contemporaine. Le dernier album de Tame Impala m’a aussi beaucoup marqué.

LVP : Tu parles des influences congolaises, et on en retrouve beaucoup dans ta musique. C’était important pour toi de les mêler à ton univers ?

ÂA : Je ne me pose pas vraiment trop de questions. Ça vient assez naturellement : mes mélodies ont toujours cette influence congolaise sans que je ne le décide. Mes premiers contacts avec la musique se sont passés au Congo, à travers la rumba traditionnelle ou le ndombolo, et des artistes comme Papa Wemba. Ces influences font partie de moi, et du coup j’essaie de ne pas trop intellectualiser la façon dont elles s’intègrent à mes morceaux.

LVP : Si tu devais décrire ta musique en un seul plat, ce serait lequel ? 

ÂA : En un plat ? J’ai un peu envie de faire le malin, du coup je vais te répondre que ce ne serait pas un plat, mais plutôt un banquet. Pourquoi pas le banquet de Platon (rires) ? Il faut qu’il y ait beaucoup de choses différentes, que tout le monde puisse se servir et boire. Qu’on puisse partager et rigoler. Ce n’est certainement pas un plat gastronomique, en tout cas. Il faut que ce soit généreux et convivial.

LVP : À quoi doit-on s’attendre pour la suite ?

ÂA : Beaucoup de JOURNÂAL INTIMEJe vais aussi essayer de mettre en avant les prochains morceaux de mon album qui me tiennent à coeur. Je vais aussi beaucoup travailler mon show, j’ai envie de proposer un véritable voyage aux personnes qui viennent me voir en live.




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