Comme le dit l’adage, « qui sème en pleurs, recueille en bonheur ». Suspendus entre émotion et ravissement, c’est sans doute dans cette maxime populaire que se cache le paradoxe addictif de leurs concerts. D’ici-Demain au Week-end des Curiosités, Aghiad n’aura eu de cesse de collecter notre ferveur. Sans hésitation, nous avons ainsi profiter de leur passage au Printemps de Bourges pour les rencontrer. Lumière sur un groupe dont le mystère ne sera qu’éphémère.
Si le projet porte le prénom d’Aghiad Ghanem, il s’agit en réalité d’un récit collectif auquel s’ajoutent Billy Sueiro et Tom Hachez. Développant un répertoire entre pop et chanson, le trio s’évertue de conjuguer leurs sensibilités et leurs affinités musicales pour tisser une musique aux influences européennes et moyen-orientales. À la confluence du turc, du français et de l’arabe, les textes d’Aghiad convoquent les souvenirs de l’enfance, les déboires amoureux et les épines du deuil pour mieux les conjurer. Évoquant des thèmes aussi complexes que celui de l’exil, le groupe invite à la réflexion sans pour autant revêtir le panache d’un franc militantisme. Par touches subtiles et sensibles, ils ravivent notre empathie. Halo poétique pour panser le souvenir douloureux d’un pays meurtri, les chansons d’Aghiad parviennent ainsi à travers leur agencement mélodique et littéraire à établir un refuge dans lequel eux comme nous aimons nous abriter. Un secret largement partagé puisqu’ils ont été auréolés au terme du festival du Prix Public RIFFX des iNOUïS du Printemps de Bourges 2023.
La Vague Parallèle : Salut Aghiad ! On se retrouve après votre concert au Printemps de Bourges Crédit Mutuel. Comment ça va ?
Aghiad : Ça va super bien ! On a pris beaucoup de plaisir sur scène. Plusieurs personnes qui nous avaient déjà vus nous ont dit que ce live était chouette et qu’il les avait vraiment touché·es. D’ailleurs nous-mêmes étions un peu submergés par l’émotion pendant le concert.
LVP : C’est la première fois qu’on se rencontre avec La Vague Parallèle. Est-ce que vous pouvez vous présenter, nous parler de votre projet ?
Aghiad : Je m’appelle Aghiad. Je suis avec mon ami Tom. On travaille également avec Billy. C’est un projet pop et chanson avec des influences du Moyen-Orient, qui viennent de mes origines syriennes. C’est aussi un projet qui repose sur notre rencontre et celle de toutes nos influences : Radiohead et Alt-J d’un côté, des inspirations de pop syrienne et de rock anatolien de l’autre.
LVP : Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Tom : Sur Facebook (rires).
Aghiad : Oui, on voulait peut-être travailler sur un autre projet mais finalement on ne l’a pas fait.
Tom : Et tant mieux ! On n’a pas de regrets.
Aghiad : On s’est rencontrés comme ça, par l’intermédiaire de Florian Bertonnier (alias Thx4Crying) qui nous a mis en contact.
LVP : Vous vous produisez cette année au Printemps de Bourges dans le cadre des iNOUïS du Printemps de Bourges Crédit Mutuel. Qu’est-ce que ça représente pour vous ?
Tom : C’est un peu particulier parce que d’un côté c’est quelque chose dont on entend parler depuis longtemps, en tout cas pour ma part, donc on est très contents. Et en même temps, il faut avoir la sagesse de se dire que ce n’est pas parce que tu fais ça que c’est le feu, que ça y est ça va partir. C’est une chose cool qui nous arrive. Ça va beaucoup nous aider, ça nous permet de rencontrer plein de gens et surtout c’est une super expérience. On a passé une semaine géniale ! On était justement en train de se dire que c’était une des meilleures semaines de notre vie pour l’instant.
LVP : Ça ressemble à quoi cette semaine orchestrée par les iNOUïS ?
Aghiad : Ce sont des formations qui sont mises en place par l’équipe des iNOUïS et par Trempo, un dispositif de formation d’artistes. C’est assez chouette, complet et exigeant. On commence à 9h30 jusqu’à 18h30, 19h. Mais ça crée des liens et on a eu accès à beaucoup d’informations. On va avoir besoin de temps pour les digérer d’ailleurs, mais c’est très complet : on voit vraiment tous les aspects du métier, des accompagnements, on fait même un peu de yoga donc c’est assez cool (rires).
LVP : Vous avez une proposition scénique déjà très définie. Comment abordez-vous la scène ? Vous avez préparé votre set à FGO-Barbara, c’est ça ?
Aghiad : Oui, on participe aussi au dispositif Variation(s) donc on a pu faire pas mal de coaching et de résidences. Pour nous, le live est super important. On a voulu développer le projet autour de ça, ce qui explique qu’on ait sorti très peu de morceaux pour l’instant. La proposition de départ était de retrouver un peu cette influence du Moyen-Orient, de sa musique qui est très performée et dans le partage. Notre enjeu est donc d’arriver à être là sur scène. Quand c’est le cas, qu’on ressent pleinement les émotions et qu’il y a cette connexion avec le public, on estime qu’on a fait un bon concert.
Tom : Outre ça, au début c’était un projet où on était beaucoup derrière notre ordinateur et on a ressenti une frustration. Aussi par rapport au côté oriental qui est comme tu l’as dit une musique très vivante, ou par rapport à ce qu’on aime, on trouvait qu’on ne rendait pas réellement hommage à la musique qu’on voulait faire. On s’est donc dit qu’il fallait d’abord qu’on investisse ce pan-là pour comprendre l’endroit où on voulait aller.
LVP : C’est quoi justement la musique que vous voulez faire ? Est-ce que vous aviez des sons en tête, des éléments que vous vouliez incorporer à votre musique ?
Aghiad : Je pense que ça vient vraiment des tréfonds de notre enfance et de notre adolescence, qui sont différentes. Durant mon enfance, j’ai beaucoup écouté Fairuz par exemple, des grands chanteurs et des grandes chanteuses auxquel·les je ne me compare pas du tout mais dont le rapport à la scène et au public m’inspire. La musique au Moyen-Orient est une musique qu’on enregistre peu et qui est vraiment jouée sur scène, encore et encore. Donc d’un côté, il y avait ça : la pop syro-libanaise qui est très nostalgique et la musique turque que j’ai rencontrée en habitant là-bas (j’ai aussi un lien un peu particulier avec la Turquie), et de l’autre, notre adolescence un peu commune avec Radiohead et ces influences-là, qui sont aussi authentiques et importantes dans notre construction.
Tom : Au-delà de l’esthétique, mon rapport avec ces chansons qu’Aghiad a commencé à me faire écouter passe surtout par l’émotion. On y découvre également beaucoup le concept de refuge dans lequel je me retrouve et l’idée de créer un cocon, quelque chose de rassurant. C’est toujours le pan de cette musique que j’ai voulu développer au maximum. En concert, on est là pour partager un moment et se libérer de ces émotions.
Aghiad : Exactement.
LVP : Pendant votre concert, on a été particulièrement marqués par ces moments d’émotions, notamment celui où toi Aghiad tu es seul sur scène en piano – voix et interprètes une chanson que tu chantais avec ton grand-père. Peux-tu nous en parler ?
Aghiad : C’est une chanson que mon grand-père chantait beaucoup dans sa jeunesse, quand il traversait les montagnes de la côte syrienne en essayant de parler un peu à tout le monde et de faire le tour de la région. C’est une dalouna, une forme de chanson que les Syrien·nes, les Libanais·es et les Palestinien·nes connaissent très bien. Celle que je chante est assez connue dans toute cette bande géographique située sur la côte du Moyen-Orient. C’est un morceau important, une chanson d’amour un peu villageoise. Ce moment-là est assez fort pour moi.
LVP : Nous avons remarqué pendant le set que tu faisais souvent le même geste avec tes mains. Est-ce que ce geste a une signification particulière ?
Aghiad : Je le fais un peu naturellement. Je pense que c’est un mimétisme un peu maladroit justement de ces chanteur·ses dont je parle depuis tout à l’heure qui eux·elles ont des gestes beaucoup plus amples avec leurs mains. J’aimerais faire ces grandes gestuelles et en même temps non. J’ai envie d’incarner sur scène un crooner un peu raté, sur la fin, sur la retenue, qui ne sait pas trop ce qu’il fait là. C’est quelque chose qui me ressemble assez je pense.
LVP : Vous composez et écrivez à trois ? Comment se passe la création de vos chansons ?
Aghiad : C’est un processus assez collectif et discontinu. J’écris les textes en arabe et en turc. Pour ceux en français, mon ami et auteur Vincent L’Anthoën en écrit certains et on écrit les autres à deux. Pour la musique généralement j’ai des bouts de mélodie, d’accords, un début de structure de chansons et très vite le processus à trois commence, on se lance dans la composition, la production et tout ce qui se fait à ce moment-là.
Tom : C’est vraiment le process d’un groupe. Aghiad chante, arrive avec ses chansons et on se demande ce qu’on en fait. Et en même temps, c’est très collectif malgré le fait qu’Aghiad soit réellement l’initiateur et que ce soit ses chansons. On a mis du temps à arriver à ça parce qu’on était un peu novices dans la musique orientale, il nous a fallut du temps pour la maîtriser.
LVP : Est-ce que justement le fait d’être novice dans la pratique de ces musiques a été source de pression pour toi ?
Tom : Non, j’ai adoré ! Je viens du rock mais c’est quelque chose qui m’a beaucoup plu.
Aghiad : Ça c’est l’une des dimensions que je préfère dans ce projet : ce moment où je partage tout ça avec eux et qu’il y a ce répondant de leur part, cette envie d’explorer ces musiques pour lesquelles j’ai une passion geek depuis que j’ai dix ans. C’est super réconfortant.
LVP : Dans tes textes, tu mélanges trois langues que sont le français, le turc et l’arabe. C’est important pour toi ?
Aghiad : Je pense que c’est très naturel pour moi de chanter dans plusieurs langues parce que j’ai grandi dans une famille bilingue. J’ai l’impression de m’exprimer pleinement quand je fais ça. À vrai dire, ce n’est pas du tout délibéré, il y a des chansons qui me viennent en arabe parce que c’est dans cette langue que j’avais envie de les exprimer. Le turc est une langue que j’ai apprise plus tard quand j’habitais à Istanbul. J’ai aussi de la famille en Turquie, on a une histoire particulière avec la région. Bizarrement, alors que c’est une langue que j’ai apprise assez tard, il y a aussi des choses très intimes qui me viennent très vite en turc. Le français, au contraire, j’aurais beaucoup de mal à l’écrire seul. C’est pour ça que c’est super d’avoir un ami et co-auteur avec moi, parce que ce sont des thématiques que j’ai également envie de faire entendre et j’aime bien qu’on comprenne ce que je dis de temps en temps. C’est cool parce que c’est un ami qui est très proche depuis le lycée et donc quand on écrit ou quand il écrit un texte, ça vient d’heures et d’heures de discussions qu’on a eues ensemble et qui nous ont amenées à l’idée ou au message de la chanson.
LVP : Tu abordes certains sujets qui sont forts. Est-ce qu’ils te viennent spontanément ou sont le fruit d’une volonté particulière d’en parler ?
Aghiad : Effectivement, il y a des thèmes assez lourds dans le set. Il y a des choses autour des relations amoureuses ou autour du deuil, même si ce n’est pas toujours dit de manière très claire et très franche. Il y a aussi l’expérience de ces dix dernières années avec la Syrie, qui a été évidemment très forte et marquante pour moi. Tom parlait de la thématique du refuge, on a une chanson qui s’appelle Liman, ce qui peut vouloir dire le refuge en turc. C’est un thème, un message qui est très important pour moi et qui m’anime vraiment depuis très longtemps. C’est complètement en rapport avec la guerre en Syrie bien sûr. Je le porte en musique mais aussi dans mes recherches puisqu’à côté je suis enseignant-chercheur en sciences politiques. Le projet s’articule vraiment autour de ces thèmes.
LVP : Tu parles également de l’exil, qui est lié à la question du refuge dont tu parlais à l’instant. Dans Karagül, tu chantes : « Et la rose noire a grandi. Quand on n’a pas de terre, on cultive celle des autres ». Chanter l’exil est-il un moyen de le conjurer et de se rappeler et donc se rapprocher de la terre quittée ?
Aghiad : Oui, sachant que dans ce projet l’exil est particulier. Ce n’est pas du tout l’exil des personnes réfugiées qui ont dû quitter la Syrie. Je suis né à Paris et le récit de ce refuge-là n’est pas le mien. Par contre, cette impression que la Syrie s’est un peu effondrée sous nos pieds, que c’est une histoire assez tragique, est là. L’idée d’essayer de reconstruire un petit peu des espaces à travers la musique est cool, même si évidemment ça ne peut pas tout. Ce sont des petites touches, une manière très sensible et subtile de faire les choses. Je sais qu’à titre personnel, ce projet me fait beaucoup de bien.
LVP : Ce qui est intéressant c’est que toi aussi Tom tu partages ce réconfort du refuge sans pour autant projeter la même chose dessus.
Tom : Ce n’est pas le même genre de refuge mais je pense que tout être humain a un peu besoin de son refuge. Il y en a certains plus vertueux que d’autres évidemment. Il y a aussi tout le poids émotionnel, sentimental. Je trouve que c’est aisé de s’y reconnaître, sauf si on est des cailloux insensibles ou très fort mentalement comme ces personnes qui affrontent tout frontalement.
Aghiad : Pour revenir sur le live, les retours qui me font le plus plaisir ce sont ceux des personnes qui me disent justement : « Vous nous avez enveloppé·es dans quelque chose de très rassurant, doux, chaleureux ». J’ai l’impression qu’on dégage aussi un peu ça pour le public, c’est trop bien.
LVP : Comme vous le disiez au début, vous n’avez pas encore sorti beaucoup de morceaux sur les plateformes. À quoi est-ce qu’on peut s’attendre pour la suite ? Un premier EP peut-être ?
Tom : Oui, là c’est en cours.
Aghiad : Nous sommes en train de finaliser le mix. On sortira un single à partir de la rentrée probablement.
LVP : Pour finir cette interview, pouvez-vous nous partager vos coups de cœur dans la programmation du Printemps de Bourges cette année ?
Tom : Du côté des iNOUïS, j’ai eu un coup de cœur pour Fishtalk.
Aghiad : Moi j’ai eu un grand coup de cœur sur Demain Rapides. C’est très fort. Il y a aussi beaucoup d’autres ami·es qu’on adore et dont on aime la musique comme PAR.SEK, Théa, Denys Roses qu’on a pu voir à d’autres occasions et qu’il faut voir.
Le cœur grenadine et la déclaration facile, je passe mes journées les yeux rivés sur ma platine.