Black Sea Dahu : “Je suis encore en train de découvrir comment m’aimer et c’est très difficile”
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Auteur·ice : Joseph Lanfranchi
24/06/2022

Black Sea Dahu : “Je suis encore en train de découvrir comment m’aimer et c’est très difficile”

Folk sauvage, rythmes envahissants et paroles qui bousculent tout de la tête à l’estomac, I Am My Mother, le nouvel album de Black Sea Dahu brille des milles feux qui déchirent l’âme humaine. Perte de repère, perte de sens, amour déconstruit, renouveau dépressif, construction familiale et renaissance de la foi : Black Sea Dahu enfonce la porte de notre cœur pour y remuer sans pitié et avec clairvoyance nos émotions, mises à nues par les mots instinctifs, enflammées par les mélodies discrètes, caressées par la voix de bronze et terrifiées par les vérités assourdissantes qu’elles exposent. À l’occasion de la sortie de leur second album, Janine Cathrein, clé de voûte du sextet suisse, parolière et chanteuse, revient sur les origines épuisantes de ce nouvel LP et l’équilibre si difficile à trouver sur la durée au sein d’un groupe. Et surtout sur l’importance de la musique pour survivre en ce bas monde et la poésie qui illumine chaque instant, si l’on parvient à ouvrir les yeux. 

 

La Vague Parallèle : Peux-tu présenter ta musique et éclairer ce nouvel album à travers tes expériences ? Qu’est-ce qui fait que tu écris et composes une telle musique aujourd’hui ?

Janine : J’ai commencé à écrire des poèmes quand j’étais enfant, au début de l’adolescence, lorsque ma mère m’a appris que mon arrière-arrière-arrière-grand-père était un poète connu. L’enfant que j’étais a été si impressionnée que j’ai voulu suivre son exemple. J’ai commencé à écrire des poèmes que je vendais aux membres de ma famille. Peu après, j’ai appris à jouer de la guitare de façon autodidacte lors de mes camps scouts puis, naturellement, j’ai mis mes poèmes en musique. J’étais très solitaire pendant mon enfance et je me suis donc épanouie dans ce monde créatif. Je viens d’une famille de musiciens, ma sœur joue du violon et de la basse, mon frère du violoncelle et des percussions, mes parents jouent aussi de plusieurs instruments donc la musique a toujours fait partie de moi. A présent, j’écris et je compose car ça calme mes angoisses et ça me permet de survivre. Ce n’est vraiment pas évident de vivre sur cette planète, c’est très dur. C’est très théâtral, dit comme ça (rires).

LVP : Tu parles de la créativité comme d’une chose essentielle pour toi. Vous avez enregistré l’album White Creatures en Norvège dans un studio au milieu de nulle part et avec une dynamique très intense de composition avec le producteur Gavin Gardiner. Avez-vous répété l’expérience pour I Am My Mother ?

Janine : Nous avons essayé de reproduire ce processus et je pense que ce fût une erreur. Pour le nouvel album nous sommes allés en studio en Suisse car le Covid empêchait tout excursion à l’international. Nous ne pouvions pas travailler à nouveau avec Gavin car il était bloqué au Canada et nous avons dû le remplacer nous-même. Nous avons essayé d’utiliser notre expérience, ce qu’il nous avait appris et je pense que nous nous en sommes plutôt bien sortis. Nous sommes restés en studio pendant 22 jours, 4 ou 5 jours de plus que pour White Creatures et avec seulement 1 ou 2 soirées de libre. C’est beaucoup trop ! Nous avons travaillé non-stop le reste du temps et c’était excessif. Je suis contente du résultat, j’aime les chansons du nouvel album mais je ne veux plus jamais travailler ainsi. C’est trop intense.

LVP : C’était un choix ? Pour repousser vos limites ? Ou étiez-vous pris.e.s par le temps ?

Janine : Nous avions réservé le studio pour 17 jours mais au bout de ces 17 jours nous avons réalisé que nous devions encore enregistrer tous les instruments à cordes et les cuivres et que nous n’avions pas terminé. Je voulais que tout soit fait dans le studio, sur le moment, mais au final nous n’avons pas réussi à tout enregistrer en 22 jours et j’ai dû continuer dans ma chambre. Je pense que la façon de procéder était une erreur depuis le début et je changerai de manière de faire dans le futur. Je ne veux plus attendre d’avoir tout un album à enregistrer d’un coup mais au contraire enregistrer chaque chanson dès qu’elle est composée.

LVP : Vous l’avez encore enregistré sur bandes et en live ?

Janinge : Oui, de la même façon que pour White Creatures. Je préfère le son avec l’enregistrement en direct sur bandes. Il y a une magie particulière à enregistrer dans ces conditions, avec le groupe au complet qui joue et les erreurs faites lors de l’enregistrement. Il y a beaucoup d’erreurs sur le nouvel album, mais c’est quelque chose qui me tient à cœur.

 

LVP : Tu dis que la musique te permet de vivre. Tes chansons me donnent l’impression d’être un exutoire. La composition, l’enregistrement, les lives, tout ça compose un remède pour toi ? Lorsque tu chantes, on a cette impression que ça sort sans pouvoir s’arrêter. Mais en même temps les paroles sont très travaillées et précises. Est-ce que tout te vient naturellement ?

Janine : Je pense que la première ébauche d’une chanson, la première trace, est très intuitive. J’écris ce qui me passe par la tête sur le moment, ce que je ressens. Ce n’est pas forcément correct grammaticalement et souvent peu clair. Ensuite je travaille non-stop dessus pendant un moment, surtout sur les paroles, car j’aime écrire et c’est quelque chose que je pratique depuis que je suis enfant. Grâce à cette expérience, je connais quelques tours, quelques automatismes qui m’aident à aller où je le souhaite. Parfois, le premier jet à la forme d’un poème, parfois d’un scénario de film. Mon esprit raisonne de façon orchestral spontanément car j’ai fait partie d’un orchestre où j’ai joué du violon et cela m’aide à projeter l’ensemble en musique. Je fusionne ces deux façons de travailler et le reste suit car je pense avoir quelque chose à dire, ça parait stupide et orgueilleux mais c’est vrai, en tant qu’artiste. Je pense que les gens s’en rendent compte quand je chante; qu’il ne s’agit pas de mots creux ni d’une musique vide. Il y a tellement de choses pour moi dans ma musique. Je ne peux pas survivre sans et je pense que ça se sent.

LVP : Les gens s’identifient à ce que tu ressens et donc à ce que tu écris ou ce que tu chantes, ou est-ce que chacun “attrape” ses propres interprétations et significations ?

Janine : C’est très dur à dire mais d’après mon expérience nous éprouvons et vivons presque tous·tes les mêmes émotions et les mêmes expériences dans la vie. Malheureusement, nous n’en parlons pas assez pour reconnaître nos émotions dans celles des autres, qui sont pourtant exactement les mêmes. Quand je suis sur scène et que je les chante, que je raconte une histoire personnelle de façon très franche et honnête, les gens s’y identifient très fortement et viennent me le dire. C’est peut-être aussi dû au fait que j’essaye que j’essaye très fort d’être semblable aux autres. J’ai besoin d’être comme les gens, car je me sens très différente et en décalé la plupart du temps. Cela me rend très seule donc j’essaye de me rapprocher des autres, de les comprendre.

LVP : Il y a aussi une composante peut-être plus lumineuse dans ta musique qui t’amène à faire ressortir le beau et la joie même dans les moments les plus sombres. Et je pense que cela touche les gens.

Janine : Parce que la vie est pleine de contradictions et moi aussi. Il y a beaucoup de noirceur en moi mais en même temps je suis la personne la plus insouciante et irréfléchie du monde, j’adore rire. La première partie d’Human Kind, une chanson du nouvel album, critique de façon acerbe l’humanité : ce que nous faisons de ce monde, pourquoi cela m’est insupportable et la honte que cela me donne d’être humaine. J’avais écrit ce texte puis j’ai pensé que je ne pouvais pas chanter la chanson ainsi sur scène, que cela me rendrait, et le public aussi, trop triste. Elle n’était pas finie, elle ne faisait que critiquer, il manquait quelque chose sans que je ne sache quoi. Puis j’ai trouvé une autre démo sur mon téléphone, enregistrée à un autre moment. Une démo très légère et entraînante avec une forte vibe à la Kurt Vile. J’ai mis ensemble ces deux parties pourtant opposées et c’est ce qui m’a plu : avoir cette première partie très déprimante puis la seconde qui relativise l’ensemble et permet de se réjouir néanmoins. Mon esprit fonctionne de la même façon, je vois tout en noir au début et j’ai l’impression que rien ne va être possible, que je serai toujours seule au milieu des autres, mais au bout d’un moment je commence à relativiser et à ne pas tout prendre trop au sérieux. C’est impossible de survivre sinon.

LVP : Ça rejoint un peu ce que tu dis dans Transience, “How can I survive in this world gone mad”.

Janine : Oui et non. Tu peux le comprendre comme le monde qui nous entoure ou mon monde intérieur. Les paroles que j’écris ont souvent plusieurs sens et c’est le cas avec cette phrase. J’ai écrit Transience le cœur brisé, à un moment où je ne comprenais plus rien. J’étais en tournée tout le temps, une relation amoureuse très importante pour moi venait de se terminer et je me demandais ce que je faisais là. Je vivais mon rêve mais me sentais anéantie et plus rien n’avait de sens. A présent, avec le Covid et toutes ces conséquences, les gens qui se tournent les uns contre les autres, les gens comprennent la chanson différemment. Ils pensent littéralement que le monde est devenu fou. I Am My Mother est un album très personnel qui parle de peines de cœur, de dépression et d’anxiété, de choses plus légères aussi. J’ai toujours eu envie d’écrire une chanson sur ma vision de l’être humain et ses actes mais je n’avais jamais trouvé les mots justes. C’est chose faite. Il y a donc des sujets plus variés sur ce nouvel album.

 

LVP : Tu as plusieurs chansons qui parlent ou font transparaître des relations de co-dépendance. Penses-tu qu’il soit possible de sentir entier, complet et de s’épanouir seul·e ?

Janine : C’est une question très difficile. Je pense m’être battu pendant longtemps avec l’image normalisée de la relation amoureuse dans notre société. Être en couple avec une seule personne m’a toujours paru étrange et j’ai ensuite découvert qu’avoir plusieurs relations avec différentes personnes en même temps, être polyamoureuse, me convenait davantage. Ainsi je peux être davantage moi-même et je dépends moins des autres lorsque j’ai des relations avec plusieurs personnes en même temps. Cela me fait moins peur. Je ne suis pas encore vraiment au clair avec moi-même car cela a bouleversé ma vie dès que j’ai essayé et je ne suis plus sûre de rien (rires). La seule personne avec laquelle j’ai besoin d’être toujours honnête et franche, c’est moi. Et la musique. Ce sont les deux seules choses sur lesquelles je pourrai toujours compter. Je pense que c’est le même point de départ pour tout le monde. Je suis encore en train de découvrir comment m’aimer et c’est très difficile, c’est vraiment le plus difficile.

LVP : Comme dans ta chanson Demian, inspirée du roman de Herman Hesse, dans lequel le personnage principal essaie de se connaître lui-même.

Janine : C’est un très beau livre ! Et la chanson, une grande partie en tout cas, parle d’une rupture avec une personne dont j’étais très dépendante à l’époque. J’ai survécu à cette rupture grâce à ce livre, Demian. Je passais mon temps à lire dès que je ne travaillais pas et ce livre m’a permis de rester en vie.

LVP : Demian parle de la quête de soi, étape nécessaire pour essayer de se trouver. Mais également du fait que même en avançant dans cette voie on finit toujours par être perdu.

Janine : Je suis toujours perdue, c’est sans fin, cela recommence sans cesse en effet (rires). En même temps, ce serait effrayant d’arriver au bout de cette quête, car que faire après ? Est-ce que tout est fini ? Que reste-t-il à faire une fois que l’on s’est trouvé·e ?

 

LVP : Tu parles beaucoup de nature dans tes chansons et semble avoir une relation forte avec elle. 

Janine : Être scout m’a appris beaucoup de choses et m’a permis de développer très rapidement une relation forte avec la nature. Quand tu passes tous tes samedis du soir au matin dans la nature, tu commences forcément à l’apprécier. Il y a ces moments magiques où l’on te réveille pendant la nuit et où tu dois aller à travers les bois tout·e seul·e en suivant les bougies qui sont allumées au sol. A ce moment, tu commences à apprécier d’être seul·e et d’être seul·e dans la nature. Depuis, la nature me calme. J’aime tellement surfer, cela fait si longtemps que j’ai pas été dans l’océan et que je n’ai pas surfé. J’ai l’impression d’avoir échangé le surf pour la musique et les concerts. Je voudrais être dans la nature tout le temps mais c’est impossible. La plupart du temps, je ne réalise pas que c’est ce qui me manque, j’ai seulement une sensation de vide que je ne sais pas comment combler. Tu viens de me rappeler à quel point la nature me manque (rires). Tout y est si calme, si “pur”, si évident, il n’y a pas d’écran, dieu que je déteste mon téléphone. Tout le monde déteste son téléphone mais personne ne peut s’en passer, c’est insupportable. 

LVP : Tu écris des poèmes, tu en lis également ?

Janine : Plus maintenant. Je ne prends plus le temps de lire. Cela fait partie de la multitude de choses que je dois faire pour prendre soin de moi avec le sport, la méditation, les bains de nature. Je suis souvent trop déprimée pour m’y intéresser. Pourtant, lorsque j’arrive à pratiquer toutes ces occupations plus régulièrement mon état s’améliore inévitablement. J’adore lire, j’ai vraiment dévoré un nombre incroyable de bouquins lorsque j’étais enfant. J’arrivais toujours en retard à l’école, car je faisais le trajet les yeux rivés sur mon livre. J’étais toujours excusée car mes professeur·e·s trouvaient que c’était une bonne raison (rires).

LVP : Ton frère et ta sœur font également partie de Black Sea Dahu. J’imagine que ça apporte une étincelle la plupart du temps mais que ça ne doit pas toujours être facile à gérer avec le groupe ? Comment vous en sortez-vous ?

Janine : J’ai parfois l’impression que nous passons notre temps à nous prendre la tête et parfois je me dis que c’est la meilleure chose qui nous soit arrivée. Sans cela nous ne serions pas aussi proches. Nous avons tous·tes 3 ans d’écart mais cela ne se ressent pas. Nous sommes très différent·es les un·e·s des autres mais en même temps si semblables. Nos relations sont parfois un peu bourrues en tournée, car nous nous parlons d’une façon plus dure qu’avec les autres. Lorsqu’il y a une discussion animée, c’est très difficile pour les autres membres du groupe de réussir à dire quelque chose, car nous montons rapidement dans les tours entre nous et la tension est très forte. Nous avons pourtant besoin de leurs interventions pour pouvoir sortir du cercle infini de nos débats stériles alors que nous reproduisons nos disputes d’enfants (rires). 

LVP : Tu as de plus une place à part et centrale dans le groupe. Comment fais-tu pour maintenir un équilibre avec les autres ?

Janine : Black Sea Dahu existe depuis onze ans et nous avons concouru avec ma sœur pendant les quatre premières années pour être la cheffe du groupe. Cette tension m’a permis d’apprendre que chacun à besoin d’avoir un rôle défini pour que ça se passe bien. Simon est responsable de tout ce qui est lié à la voiture et Vera de tout le merchandising. Pendant un temps, je gérais tout seule mais j’ai compris qu’il est bien plus facile de piloter le groupe en déléguant. Il y a un an, nous avons aussi mis en place une discussion mensuelle, qui peut durer jusqu’à huit heures, pendant laquelle chacun parle de ce qui le gêne au sein du groupe, de ce qui s’est mal passé lors du dernier mois, de ce qui s’est bien passé, du planning, etc. Je ne sais pas comment nous avons pu survivre sans ça pendant dix ans. Alors que c’est quelque chose qui aurait été fait dès le début dans n’importe quelle entreprise.

LVP : Mais vous n’êtes pas une entreprise.

Janine : Bien sûr que si ! Tout le monde pense qu’un groupe de musique est juste une bande d’amis qui partent en tournée et s’amusent tout le temps. Après dix ans, tu réalises qu’il faut un cadre bien défini et des limites claires pour protéger les membres du groupe et le groupe en lui-même. C’est notre travail et nous sommes sur notre lieu de travail en tournée. Il faut donc des règles bien déterminées et un safe-space où chacun peut s’exprimer librement. Si tu te retrouves à te prendre la tête lors des balances sur le piano qui est trop fort par exemple, cela devient tout de suite problématique, car tout le monde est pressé et démarre au quart de tour. Mais si tu sais qu’il y a une réunion dans les prochains jours et que tu pourras en parler calmement, tu te fais juste une note de rappel et tu passes à autre chose. Sans cette rigueur et cette structure, c’est impossible de tenir sur la durée.

LVP : Y a-t-il un sujet important pour toi dont les gens ne te parlent pas lorsqu’iels évoquent ta musique ? Quelque chose que tu veux souligner ?

Janine : Je pense qu’il est important d’écouter, de vraiment écouter la musique. Et de faire attention aux paroles. Plus on me connaît et plus il sera aisé de comprendre mes textes. La compréhension ne sera pas la même si tu sais que je veux aimer plusieurs personnes à la fois, que je me bats avec la dépression et l’anxiété, que je suis anti-sociale mais en même temps un peu fêlée. En même temps, ce n’est pas nécessaire et c’est quelque chose qui me surprend et m’émerveille toujours : le fait que des gens qui ne me connaissent pas écoutent ma musique, l’apprécient et ressentent des émotions aussi fortes. Quand je repense à cette musique que j’écris d’abord pour m’aider à aller mieux et qu’elle me permet aussi d’aller en tournée à Paris, je reste sans mot. Je ne peux pas demander plus.

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