Comment Joji rend le monde meilleur avec Nectar sans que personne ne s’en rende compte
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Auteur·ice : Caroline Bertolini
19/10/2020

Comment Joji rend le monde meilleur avec Nectar sans que personne ne s’en rende compte

Joji, alias George Miller, alias Pink Guy (FilthyFrank), oui le mec vêtu de rose qui faisait des vidéos satiriques sur YouTube. Ce mec-là… Oui. Pourtant, il se révèle comme un trésor musical depuis 2017, accompagné du collectif 88rising. Depuis trois ans, sa douce mélancolie enrobe le monde, telle la crème musicale que nous attendions tous•tes. Les mots sont forts. L’artiste aussi. Le 25 septembre dernier, Joji nous offrait Nectar, son deuxième opus. Un chef-d’œuvre qui laisse une question brûlante sur la langue : s’il a convaincu chez lui de nombreux critiques, pourquoi Joji n’a pas encore l’air de traverser les frontières européennes ?

Sa douce mélancolie menée par des productions texturées à souhait et une voix incroyable apportent une intensité sans pareille aux chansons de Joji. D’abord salué pour le minimalisme de ses productions, notamment dans ses premiers singles comme Will He et I Don’t Wanna Waste My Time, il travaille maintenant ses instrus tellement délicatement que toutes les couches qui subliment ses titres passent presque inaperçues. Sur BALLADS 1, l’exercice était moins subtil. Joji nous offrait des sons efficaces, parfois plus pop, tout en gardant son ADN de jeune dépressif à la voix perchée – s’il devait être caricaturé. Sur Nectar, le champ des possibles est grand. Peut-être ne le remarquons-nous pas dès la première écoute, qui a priori semble dépeindre un album de 18 titres peut-être un rien répétitifs. C’est là qu’est notre/votre erreur. Il faudra bien un top 10 pour remédier à ça.

1. Ew

Dès le premier titre, Joji nous emmène sur les hauteurs de sa voix via différents instruments tels que le piano, le violon et ses harmonies constituant un instrument en soi. Sa maîtrise vocale est telle qu’il peut nous emmener n’importe où et chercher les sentiments les plus profonds de manière si candide. ‘Ooh, teach me love just to let me go’. Des paroles qui restent très simples et discrètes, elles laissent place à la musique qui se construit avec intensité jusqu’à un climax – du désarroi à la libération. D’un beat très présent à un violon léger. Un morceau d’une beauté rare, qui donne le ton de l’album.

 

2. MODUS

Sur MODUS, on reste sur une production plus trap, qui nous rappelle des titres du dernier album comme TEST DRIVE, mais sublimée par des touches de piano qui poussent son jeu encore plus loin. Joji nous prouve une fois de plus qu’il n’est pas nécessaire d’écrire des lyrics des plus compliquées, surtout quand c’est dit avec le flow mi-nonchalant mi-mélancolique qu’on lui connaît. Il y challenge la pression issue de l’industrie musicale, qui veut le pousser à se comporter d’une certaine manière (ndlr. modus, en latin). Pourtant ce titre nous montre qu’il fait sa propre musique de façon totalement unique – à sa ‘manière’, donc. Voix et production collaborent comme deux amis qui se connaissent si bien que, quoi qu’ils fassent ensemble, ça fonctionne toujours.

 

3. Tick Tock

C’est le son catchy qui vient casser ce qui pourrait constituer la monotonie de l’album. Retour de la voix pleine et des beats entraînants, mais toujours avec une touche sombre et nonchalante qui lui donne la puissance nécessaire pour conquérir son audience (emo sur les bords). Ce jeu entre la guitare et la basse fonctionne super bien, un peu comme un aller-retour procurant dynamisme et groove. Le sample qu’on lui retient, c’est le 169 Aaaah de Roland Corporation, aussi utilisé dans Dilemma de Nelly et Kelly Rowland. C’est la touche “ballade R’n’B” que Joji s’autorise sur ce titre, en plus du clap beat. Le terme “Rhythm and Blues” (ndlr. R&B) colle d’ailleurs parfaitement à ce titre tant il est dansant et dramatique à la fois.

 

4. Gimme Love

Un single qui a convaincu à peu près tout le monde lors de sa sortie, commençant par un refrain très rythmé et une production électro qui pèse lourd en beats. On y entend toutes les couches de la voix de Joji, de façon si délicate qu’on pourrait aisément comparer les parties vocales à de la dentelle. Très bien joué d’un point de vue d’ingénierie. Alors que le son paraît efficace, plutôt fonctionnel, presque facile finalement ; le voilà se transformant pour le final en une jolie ballade qui ne dit plus seulement ‘Gimme Love’ mais ‘When I’m far too gone, can you show me love?’. Une libération qui se ressent dans chaque élément de la chanson : les paroles donc, la voix, la production et le visuel.

 

5. Run

Encore un monument de cet album, peut-être le meilleur même. Son plus gros atout reste la guitare, qui lui donne une saveur différente. Une saveur qu’on n’associait pas forcément à Joji et qui en fait toute son intelligence puisqu’il collabore avec Justin Parker (Rihanna, Lana Del Rey,…) sur ce titre. De la voix angélique de l’artiste répétée à l’infini dans des harmonies qui touchent le ciel, on migre vers les guitares qui crissent dans nos oreilles et nous prennent par les tripes jusqu’au solo. Cette influence rock étend énormément son potentiel, sa portée en est bien plus grande auprès des amateurs de rock, mais pas seulement. Il y parle aussi d’un sentiment universel de fuite de ses sentiments, tant il a été blessé par un amour qui l’a délaissé. La production aide réellement à le comprendre, sans presque avoir besoin d’en écouter les paroles tant on y est immergé.

 

6. High Hopes ft. Omar Apollo

Un featuring un peu étonnant, mais plus que réussi. Omar est loin de sa zone de confort puisque sa musique est en général beaucoup plus lumineuse et dynamique. Il laisse de côté son groove habituel et nous présente sa version du flow paresseux d’une façon très subtile, contrastant avec les harmonies de Joji. La production sur ce morceau est façonnée comme un chef-d’œuvre. La guitare se veut lente et lourde, pour ajouter en minimalisme et en mélancolie. L’utilisation du violon se fait discrète mais nous ramène au chant plus que maîtrisé de l’artiste. Ce titre, c’est un cours d’eau à peine illuminé durant un soir d’été. Réconfortant et beau à la fois, quand la chaleur du jour fait place à la brise du soir.

 

7. Afterthought ft. BENEE

Le seul et unique featuring avec une femme sur l’album. Si Joji excelle tout au long de Nectar, il manque l’occasion de mettre en lumière les femmes de cette industrie. C’est pourquoi cette chanson est importante, en plus d’être vocalement riche et ingénieuse. Les chœurs sont utilisés tout au long pour la rendre plus dense, subtilement, mais tout en apportant un force considérable. La voix de BENEE donne à la délicatesse de Joji un complément. Leurs aigus sont alignés et rendent la chanson fluide et facile à écouter, avec en bonus une production qui s’annonce trap dès le début et se rend discrète, presque secrète, pour amener un dynamisme très apprécié. BENEE, qu’on avait l’habitude de voir sur des chansons bien plus pop, enfile ce style avec énormément de classe. On en veut plus.

 

8. Mr. Hollywood

Encore brillant vocalement : Joji ne déçoit donc toujours pas. L’auto-tune est admirablement bien utilisée, un choix artistique qui n’enlève en rien sa capacité à produire les notes et chanter haut perché, pour le bonheur de nos oreilles. Quant à la production, c’est encore une réussite. Il faut s’y prendre à deux fois pour écouter la musique et en sortir toutes les couches, tant tout est bien construit et mixé. Sur ce titre, il parle de sa célébrité. Il s’appelle lui-même “Mr. Hollywood”. Et pour cause : la sortie de SLOW DANCING IN THE DARK l’avait mis directement sous le feu des projecteurs.

 

9. Like You Do

Une des plus jolies ballades qu’il nous ait été donné d’entendre cette année. Sans hésitation. Un piano-voix si beau qu’il rendrait n’importe qui émotionnel•elle. Le refrain est instantanément retenu, d’ailleurs on vous en donne les quelques lignes juste pour le plaisir : ‘Lost in the blue, they don’t love me like you do. Those chills that I knew, they were nothing without you. And everyone else. They don’t matter now. You’re the one I can’t lose. No one loves me like you do’. La larme à l’œil, on écoute ce titre touché du doigt par la beauté incarnée – en boucle, right in the feels. Cette chanson ne s’explique pas, elle se ressent, alors on vous souhaite une belle écoute.

 

10. Your Man

La meilleure des fins. La surprise, l’envie de danser et la mélancolie sont réunies sur un single qui peut être écouté en toutes circonstances. Finir avec une ballade puis un son club, c’est de l’intelligence pure et dure. Il nous fait passer par tous les sentiments possibles en moins de 10 minutes. C’est intense, et pourtant c’est léger. Un son court et si riche qu’il touche le haut de l’échelle de l’efficacité. Comme quoi, Joji sait faire des chansons tristes au piano, puis des chansons électro/club chargées d’autotune. Pour ce qui est du clip, c’est aussi très fort. Il nous emmène encore dans l’espace, ce qui semble être le thème de l’album.

 

La conclusion de tous ces titres, c’est que Joji enrobe le monde de sa douce mélancolie avec Nectar. Cet album est un trésor pour toutes les nations, il a un potentiel international qui, malheureusement, n’a pas encore été reconnu. Le paysage médiatique européen ne semble pas s’être emparé du caractère unique de l’artiste, et de l’album en particulier. Il est préparé minutieusement, à tout point de vue. Tant au niveau du chant de l’artiste, qui s’est considérablement amélioré depuis BALLADS 1, que de la production et de l’ingénierie mis à disposition sur cet opus. Toutes les couches de la production et de la voix sont admirablement bien mixées, et ça le rend simple à écouter et complexe à décortiquer en même temps. Non sans erreurs, le projet est très cohérent, et pourtant très diversifié. Certains titres sont peut-être moins aboutis, notamment le featuring avec Yves Tumor, qui est beaucoup plus expérimental mais dont le potentiel n’est pas assez exploité. Certaines paroles y sont moins évidentes, moins reconnaissables. Mais, peut-être, ces petits manqués en font sa beauté et donnent à l’album l’opportunité de respirer, à travers la densité des 18 titres.

Ce qui est sûr, c’est que Joji est prêt à nous donner un nouveau son, un son amélioré – la meilleure version de lui-même et le ‘nectar’ de sa musique. On y retrouve un mélange d’électro à l’influence R&B/pop/rock alternative qui est bien plus intéressante que le seul son lo-fi qu’on lui associait. On y entend aussi un vrai chanteur confirmé, qui maîtrise tous les coins et recoins de sa voix. George Miller, parce qu’il ne faut pas oublier l’homme ténébreux derrière ce projet, est plus mature et plus sûr de lui. Il sait ce qu’il a à offrir au monde d’un point de vue artistique, et il le fait avec une aisance impressionnante – tant au niveau musical que visuel. De sa voix profonde, il se montre dans toute sa fragilité avec assurance et nous immerge dans une vague de sentiments positifs et négatifs. La sombre musique de Joji est toujours illuminée, d’une façon presque stellaire, par son esprit et sa voix. Il nous offre quelque chose d’intense et de sombre, d’aérien et de tendre à la fois… Et c’est tout ce dont le monde a besoin pour le moment.


Tags: 88rising | Joji | Nectar
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