I Photo : Pablo Six
Quel lien peut-on faire entre l’impression ressentie par Mozart en écoutant le Miserere mei, Deus dans la chapelle Sixtine vers 1771 et celle que l’on peut ressentir en découvrant le set de Decoeur à Gimic Radio en 2025 ? Il y a des écoutes qui marquent, non pas comme des révélations venues d’ailleurs, mais par la manière dont elles s’inscrivent dans une situation précise en générant des transformations sensorielles, voire une re-composition du monde. Pas d’extase mystique (quoique) mais une attention accrue : quelque chose se joue, là, dans l’épaisseur du son et du moment. Évidemment, faire un rapprochement entre le set de Decoeur et une révélation musicale vécue par Mozart dans la chapelle Sixtine pourrait sembler exagéré… Mais, après tout, qui sait ce que Wolfgang aurait ressenti face à un kick bien placé et une ligne de basse en suspension ?
Le Miserere est une œuvre polyphonique composée en 1638 pour le Chœur de la chapelle Sixtine par Gregorio Allegri, chapelain du pape Urbain VIII. Conçue pour neuf voix a cappella, elle est répartie en deux chœurs de 5 et 4 voix chantant en « versets alternés », avant de se rejoindre à la fin. Autant vous dire : expérience immersive au max ! Et d’après une légende tenace, le Miserere serait resté propriété exclusive de l’Église (sous peine d’excommunication) jusqu’à sa retranscription, réalisée de mémoire par Mozart en 1771.
Le set de Decoeur, technicien des ondes/DJ bruxellois, est quant à lui un véritable « océan musical » électronique ! Decoeur réussit à mêler avec sagacité et brio un mélange risqué à plusieurs voix. Un exercice de haute voltige. Composée de 16 tracks mélangeant techno progressive ou encore tech house, cette composition offre une véritable cosmologie sonore ! Heureusement pour nous, il ne mixait pas à la chapelle Sixtine devant François et ses potes cardinaux, mais à GIMIC Radio sur l’invitation d’OTON !
À ses quatorze ans, Mozart captait le Miserere, le réécrivant de mémoire tout en y ajoutant des détails et des harmonies qui ont fini par enrichir la version originale. Allez, on ose ! Pourrait-on dire que Mozart a samplé le Miserere ? Oui et il a même créé une nouvelle vision de cette œuvre longtemps réservée à l’Église en la rendant accessible et célèbre en dehors du Vatican. Dans la proposition de Decoeur, la mémoire est présente autrement. Cette mémoire porte les fruits d’expériences, de découvertes et de rencontres d’éléments (musicaux aussi) glanés au fil des années. Tout le set est ponctué d’ajouts et de réarrangements qui témoignent de la diversité électronique des possibles.
Musicalement parlant, avant la musique électronique, j’écoutais déjà un peu de tout. Je suis passé par plein de styles différents. C’était principalement du hip hop, de la funk, du blues et du rock. Je dirais que mon voyage musical a vraiment débuté quand j’ai commencé le skate en regardant différentes vidéos. Chacun·e vient avec sa propre musique, son propre style. Étant donné que c’est une communauté très vaste avec des cultures différentes, réunie autour d’une même passion, tu retrouves plein d’univers musicaux différents. Et c’est à ce moment que mon envie de commencer à digguer s’est éveillée. À la même période avec un très bon ami, on se faisait des genres de battle de dig. (rires). On essayait de trouver les morceaux les plus underground possibles. Après avec lui c’était principalement hip hop. Aujourd’hui on continue toujours mais avec l’électronique. Cet ami m’a clairement donné l’envie de découvrir encore et encore. Toujours plus, jamais assez ! (rires).
Le travail de Decoeur hérite du DJing comme d’une véritable pratique artistique collective. Il réarrange les morceaux pour créer une œuvre fluide et mouvante. L’agencement des tracks n’est qu’une partie du processus car la façon de les jouer en live, de manière improvisée ou en B2B, joue également un rôle essentiel dans l’élan créatif. Préparé ou instantané, ce travail implique une recherche sonore, une exploration des formes et des rythmiques voire d’une atmosphère, ce qui le rapproche d’un·e réalisateur·ice de film, d’un·e conteur·se d’histoires, d’un·e instaurateur·ice de sensibilités. La pratique du DJing demande de déconstruire des modèles (sonate, fugue, chanson) et d’en inventer d’autres.
On pourrait oser un rapprochement dans les effets, entre d’une part, une approche expérimentale comme le set de Decoeur et d’autre part, le Miserere. À savoir que les deux propositions tendent souvent à jouer sur les textures et les dynamiques pour transformer l’écoute et la perception. Mozart a modifié certaines harmoniques et opéré des réglages par-ci par-là. En manipulant les résonances, les contrastes de densité sonore et les variations d’intensité, un·e compositeur·ice peut provoquer des effets physiques et sensoriels puissants.
L’auditeur·ice peut être plongé·e dans un espace sonore immersif où le son semble en mouvement, où les frontières entre musique et bruit s’effacent et où l’attention est attirée vers des détails souvent imperceptibles dans une écoute ordinaire. Ici, ce ne sont pas tant les aspects techniques qui nous intéressent pour suggérer un potentiel rapprochement entre le Miserere et le set de Decoeur, mais bien la manière dont la manipulation du son, dans une œuvre comme dans l’autre, transforme l’écoute et la perception. Le set s’ouvre sur une voix métallique qui dit : « low frequency fantasy », mais c’est alors une « high dreamy intensity » que nous ressentons.
La respiration suit le rythme. Les harmoniques subtiles, entre les voix humaines – tantôt évoquant des vagues, tantôt une voix de science-fiction – créent une dynamique de tension et de relâchement qui reviendra tout du long. La montée progressive des voix du Miserere s’accorde avec le crescendo hypnotique et les variations de rythme qui parcourent tout le set de Decoeur. Tandis que la voix de soprano du Miserere provoque une sorte de sommet, un cri céleste, tendu, porté par l’émotion et l’intensité, les basses de la techno de Decoeur ne cessent de fortifier une base profonde et pulsée, un ancrage dans le sol qui fait écho à cette tension. La soprano évoque l’aspiration, l’extase, quand les basses de la techno, à l’inverse, plongent dans la matière, dans une sensation terrestre et physique.
Qu’ils soient vocaux ou sonores, organiques ou physiques, temporels ou spatiaux, tous les éléments semblent aspirer à une forme de relâchement en puissance. Les silences dramatiques du Miserere, quoique littéralement absents chez Decoeur, se révèlent autrement présents. Avez-vous déjà ressenti ces moments où toutes les sensations sont exacerbées, où les basses deviennent sourdes ? Vous savez, quand les tempes anesthésiées par la chaleur se mettent à vibrer. Dans la montée, sous la chaleur, le mouvement des yeux se fait ascendant allant jusqu’à se clore. Plus rien n’est là. Tout est présent. Course effrénée/dépense/sérotonine/ocytocine/adrénaline… cavalcade où tous ces processus se mélangent en concordant : c’est ça la puissance dramatique du set de Decoeur.
Bien qu’il y ait de nombreux points communs, il existe également des différences importantes. On pourrait légitimement se poser les questions suivantes : quelle est la différence entre le « sample » de Mozart et la pratique de Decoeur ? Quelle différence cela fait-il d’entendre le Miserere dans la chapelle Sixtine, un salon privé, une salle d’opéra, ou le set dans un bar, un club, ou une place publique (open air) ? En considérant la musique comme un savoir et en la replaçant dans son écologie de création, on peut, dans une perspective à la Foucault, envisager le Miserere comme un savoir contrôlé. Conséquence : la musique serait-elle ici une technologie de pouvoir ?
Le contexte du Miserere (XVIIe siècle) et la demande à l’origine de sa conception (pour les offices de la semaine sainte à la chapelle Sixtine) appuient bien le fait que la musique est ici un savoir contrôlé. Son exécution étant strictement réservée au Vatican et sa diffusion, interdite sous peine d’excommunication, traduisent un régime des savoirs et du sacré. La musique, vectrice du sacré, participe au dispositif de contrôle où l’écoute et l’accès aux œuvres sont restreints et destinés à incarner une certaine idée du spirituel et du transcendant comme quelque chose de situé au sommet d’une pyramide.
Ce qui nous amène à considérer (toujours dans une veine foucaldienne) la musique comme une technologie de pouvoir. Allons plus loin et disons qu’on pourrait analyser le Miserere comme un dispositif disciplinaire. Sa polyphonie complexe et son interprétation exclusive par le chœur papal instaurent une expérience cadrée par l’Église, qui façonne les affects et régule l’émotion spirituelle sous l’égide de la religion. L’auditeur·ice est plongé·e dans un espace sonore structurant une posture entre recueillement et obéissance.
C’est pourquoi le « sample » de Mozart revêt à l’intérieur de cette perspective foucaldienne un sens particulier. Par son geste de retranscription et d’amélioration, Mozart opère une rupture (mesurée) dans la circulation des savoirs et marque un tournant. Le geste illustre un déplacement du savoir, du contrôle papal vers une circulation plus large, où la musique devient objet de curiosité et d’appropriation par d’autres sphères culturelles. Ce passage pourrait être lu comme un moment de rupture dans la gouvernementalité de la musique sacrée : d’un pouvoir souverain et exclusif à une ouverture vers une économie des connaissances plus fluide, annonçant la modernité musicale. L’électro est une scène qui se développe principalement en dehors des canaux traditionnels de diffusion musicale (comme les institutions religieuses ou les salles de concert classiques) et qui est souvent associée à des lieux de fête, de rassemblement et de partage collectif.
Aujourd’hui, l’ère numérique et la démocratisation de l’accès à la musique résonnent avec cette problématique. La musique électro comme d’autres (rap,hip-hop, etc.) sont une réaction aux processus disciplinaires contemporains, tout en incarnant leurs codes par certains aspects. La politique du dancefloor permet la remise en cause et la reconfiguration de structures normatives et oppressives (rapports familiaux, amicaux, hétéro-patriarcaux, métro/boulot/dodo…). Tout cela montre donc comment une œuvre musicale, qu’il s’agisse du Miserere ou d’un DJ set, peut être à la fois un objet esthétique et un terrain de luttes pour le contrôle des savoirs, des émotions et des écoutes.
Il serait cependant faux de dire qu’hier il y avait des règles et qu’aujourd’hui il n’y en aurait plus… L’œuvre, autrefois rare et secrète, est désormais accessible en streaming. Mais d’autres formes de contrôle émergent : algorithmes, plateformes et droits d’auteur·ices redéfinissent les frontières de l’accès au son et de sa diffusion. Il n’est pas exagéré de dire qu’aujourd’hui les moyens de production et de diffusion de l’électro sont beaucoup plus larges qu’hier. C’est-à-dire que, même si le dancefloor (politisé) est infiltré par tout un arsenal de procédures qui vont dans le sens du pouvoir (à renverser), il n’en demeure pas moins qu’il reste un terrain d’affrontements et de luttes plus qu’un objet de direction des âmes.
Pour Gimic Radio, j’ai présenté l’océan musical électronique dans lequel je baigne depuis un petit temps. Avec tout ce que j’ai déjà pu écouter, il n’y aucun style qui me parle comme celui-là. Les rythmiques, les trames sonores,… tout est fou ! Je visais donc une gamme de contenu électronique assez large. À certains moments, je change de style. Par exemple, je passe de la progressive à de la tech house, pour enchaîner ensuite avec de la techno plus dark. Je me suis vraiment dit : « Si ça match bien, que le sound design est assez proche, pourquoi me priverais-je de les jouer ensemble ? »
L’idée « d’océan musical » qu’évoque Decoeur nous permet d’inclure son set dans une écologie des pratiques au-delà de savoirs prédateurs et disciplinaires. Cet espace est mouvant, chaque élément sonore s’agence et se transforme. L’interaction entre l’humain·e et le son façonne de nouvelles perspectives. En mélangeant divers styles, en jouant sur les textures et les intensités, Decoeur construit un paysage sonore tout au long de sa proposition qui ne cesse de se reconfigurer, offrant à l’auditeur·ice une traversée sensorielle toujours renouvelée.
Nous avons littéralement eu l’impression d’une intrication intense entre le corps, les sons, l’espace, les tracks, le·a compositeur·ice, le·a spectacteur·ice. C’est une affaire collective. C’est bien dans l’intrication de ces différents éléments que se produit la relation musicale. Aucun des termes ne saurait faire l’économie des autres. C’est une divagation concertée. Et c’est donc par-là que le set de Decoeur et le Miserere de Mozart ont trouvé à nos yeux leur point commun. Cette divagation nous situe en nous contaminant.
Artiste – chercheur pluridisciplinaire. J’essaye d’écrire à partir de/avec plein de choses….