Fenêtre d’Asie # 2 – Une question de mesure
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Auteur·ice : Antoine Sautenet
30/04/2017

Fenêtre d’Asie # 2 – Une question de mesure

Antoine vous fait partager ses emotions musicales depuis son exil bangkokien. Une chronique au fil des horizons asiatiques parcourus. Ou comment le spleen embrasse les chemins ouverts.

« Dans la réalité, la taille n’est pas un paramètre que l’on pourrait fixer à volonté : chaque être vivant n’est viable qu’à l’échelle qui est la sienne ». C’est bien cette réflexion d’Olivier Rey qui me parcourt l’échine au cours de ces derniers mois. Tant d’endroits traversés, de visages aperçus. La démesure superficielle et fascinante de Singapour, ces rues grouillantes d’animation commerçante d’Hanoï, les autoroutes sans fin de Kuala Lumpur, cette Thaïlande qui marrie modernité et tradition. Une perte intime de ce que composent l’espace et le temps, tel un locataire de mon propre corps. Reste des parfums, des fragments de vie, des phrases de musiques qui impriment la trace des souvenirs. Hanoï et Singapour, deux mondes aux tailles si différentes.

Hanoï ou la solitude adolescente.

Retour annuel dans un appartement sobre et clair proche des 36 rues et corporations du vieux quartier de la ville, au nord-est du lac Hoan Kiem. Je sens toujours ce pouls battant, cette énergie vitale. Mais, contrairement à l’urbanité étouffante de Bangkok, j’entends respirer les branches des arbres nonchalants qui bordent les rues défiées par la cacophonie des scooters. Assis dans un de ces petits cafés au regard de la splendeur fanée des anciennes maisons coloniales, je déterre de mes souvenirs ce bel album de The Bony King Of Nowhere, Eleonore. Cet album automnal – cette voix douce et claire de The Garden qui attrape dans un souffle les replis du monde – dessine les chemins de mes vagabondages, à la recherche du calme reflet du ciel, du chant des oiseaux dans les recoins cachés du Temple de la littérature.

Eleonore ou un recueil de chansons élégiaques qui s’étirent dans un songe lointain et rappellent le tragique Jackson C. Franck et la merveille absolue du folk, Milk and Honey.

Mais Hanoi n’est pas seulement cette nostalgie entretenue, cette Asie fantasmée. Elle s’éveille aussi la nuit venue, de manière subreptice, aux détours des interdictions administratives. Cela sied bien à mes envies de jeunesse retrouvée, troquant mon costume d’enseignant pour les allures d’un Alain Pacadis ressuscité. Dans cette boite de nuit The Bank où, vers une heure du matin, une multitude de jeunes vietnamiennes dans un bruit assourdissant ne tiennent plus debout à grands renforts de vodka tonic et de blue jay. Une soudaine et furieuse tentation d’écouter en boucle le fabuleux album de The Big Moon, ces 4 mini-punks londoniennes très douées qui concoctent des hymnes en équilibre permanent entre sombre questionnement et rage juvénile.

Dans ce bar éphémère aux alentours de cinq heures du matin, où les discussions politiques à bâtons rompus s’enchevêtrent avec les conseils locaux (« ne prends pas du whisky ici, la dernière fois le chinois qui en a ingurgité est tombé raide mort ») et quelques aspirations de « ballons ». Une atmosphère novo (« être novo c’est être dissident de tout, y compris et surtout de soi-même » disait Yves Adrien) qui embrasse sur la bouche le Drugs du groupe Formation, à la fois brut et iconoclaste.

Singapour ou l’artifice du futur.

Première fois. C’est toujours chouette les premières fois, même lorsqu’il s’agit de ces déplacements professionnels où nous traversons autant de villes que d’hôtels aseptisés et de salles de conférence calibrées à l’identique. Arrivée à l’aéroport Changi de Singapour. Le paroxysme. Immense et pourtant simple et fonctionnel, ce froid chirurgical si bien mis en scène par Rone et son Quitter la Ville.

La ville où tout fonctionne. Emplie de jolies superficialités fascinantes, des tonnages de sable fin aux arbres artificiels géants. A la vue de ces gratte-ciel audacieux comme autant de semences dans l’air, comment imaginer il y a 50 ans seulement Singapour comme le parent pauvre de la Malaisie ? Lee Kuan Yew a bien intégré ce conseil avisé de Nietzsche : « tu veux que ta chaîne ne lâche pas ? Alors, avant tout, mords-la ! ». Le temps d’une marche dans les artères du quartier d’affaires cosmopolite pétri d’intelligence collective et celui d’une douce soirée entre amis dans le quartier du Raffles, pourtant, je m’y sens curieusement bien. Mais je le devine, ce n’est qu’un instantané chromatique, comme cette chanson de John Father Misty, Ballad of the Dying Man.

Trop normé, trop lisse, trop de mesures. A force de calculs, on oublie la bonne échelle, la juste mesure.

Quand redeviendrai-je ce petit garçon penché sur une fourmilière et qui suit, avec une brindille, le mouvement de l’insecte ? Ce passé que la nostalgie mue en tendresse.

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