Fontaines D.C. : “L’art doit toujours encourager de nouvelles façons de voir le monde”
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Auteur·ice : Joseph Lanfranchi
22/10/2020

Fontaines D.C. : “L’art doit toujours encourager de nouvelles façons de voir le monde”

Fulgurant quintet punk passé des bars populaires et vivants des Liberties aux salles de concerts les plus emblématiques de la vieille Europe, Fontaines D.C. a défendu son premier album par des concerts à l’énergie volcanique. Avant de se retrouver confinés, pauvres commun des mortels, dans leur verte et pluvieuse Irlande. Mais rien n’arrête les chantres d’une scène underground irlandaise bouillonnante. Et en plein soleil d’été sortait A Hero’s Death, royal et apaisé successeur de Dogrel.

Les hymnes irrésistibles de puissance laissent la place à des chansons moins massives et plus complexes. Les doigts d’orfèvres de Grian Chatten cisèlent toujours de vives paroles, et la créativité musicales des autres membres du groupe se débride. Les morceaux déclament moins leur amour d’un brouillard dublinois, et les roulements de r du chanteur embrasent une poésie plus universelle. Pour un disque qui prend toujours autant aux tripes. On a rencontré Conor et Carlos, les deux guitaristes, et parlé des concerts sans public, de l’évolution passée et future du groupe et de la musique comme art de vie, et surtout, de survie.


LVP : Comment se passe votre séjour à Paris ?

Conor : Très bien, on sort d’un shooting photo, on est à Paris, le temps est super.

Carlos : La promo se finit vendredi et on réfléchit à rester quelques jours de plus. Nous n’avons pas eu l’occasion de profiter pleinement de la ville par le passé. Quand nous venions nous étions très occupés et avions peu de temps. 

Conor : Cette fois-ci, avec la fermeture des bars, etc., nous y passerons moins de temps et nous aurons peut-être davantage l’occasion d’explorer la ville.

LVP :  Comment ressentez-vous le fait de faire de la promo pour un album que vous ne pouvez pas défendre en concert devant votre public ?

Conor : C’est assurément étrange. Toute l’industrie est impactée par la pandémie et doit se réinventer. Personnellement je trouve que c’est très intéressant, et cela nous laissera sans doute un souvenir unique et impérissable. Les équipes avec qui nous travaillons ont fait un super boulot, et même s’il n’y a pas de concert je suis très content qu’on ait pu sortir cet album. Les gens l’ont écouté et nous pouvons voir leurs réactions, ce qu’ils en pensent, sans que nous ayons à le vendre encore et encore sur scène.

Carlos : D’une certaine façon je préfère que cela se passe ainsi. Ça me permet profiter davantage de notre musique. À la suite de la sortie de notre premier album je ne pouvais plus écouter Dogrel. Nous jouions deux concerts par jours.

Conor : Nous entendions nos chansons quand nous allions chez un disquaire.

Carlos : Nous étions constamment confrontés aux réactions des gens à notre musique. Les chansons devenaient populaires, les gens nous criaient “boys in the better land” ou “is it too real for you” et cela devenait lassant. Les chansons finissent par perdre leur saveur et leur raison d’être, la raison pour laquelle elles ont été écrites en tout cas. Elles ne sont plus qu’une représentation du succès, plus de la chanson elle-même. C’est un soulagement de ne pas subir de plein fouet la réaction des gens à A Hero’s Death, tout en sachant que les gens l’écoutent néanmoins.

Conor : Les paroles de notre dernière album sont moins faciles à crier à tout vas (rires).

LVP : Vous n’étiez pas préparés à un tel succès pour Dogrel ?

Conor : Je pense qu’égoïstement nous espérions que ce soit un grand succès. N’importe quelle personne dans un groupe de musique pense que la musique sur laquelle elle travaille doit être la meilleure chose sur laquelle elle n’a jamais travaillé, ou la meilleure qu’elle n’ait jamais écouté. Mais le succès réel a été une vraie surprise. Nous ne nous attendions pas à ce qu’un album aussi centré sur Dublin traverse les frontières irlandaises et anglaises. Les gens se sont très fortement identifiés à des chansons pourtant très locales. Sans doute car les sujets sont vastes et mondiaux, même si nous parlons d’endroits précis.

LVP : En France votre public ne comprend pas forcément toutes vos paroles, mais cela ne l’empêche pas d’aimer vos chansons.

Conor : J’aime des chansons en français sans les comprendre non plus. C’est le sentiment, les sensations que me provoquent les musiques qui m’émeuvent. 

Carlos : La musique n’est pas toujours à propos des paroles, c’est ce qui fait sa beauté. Il y a beaucoup plus que les mots dans une chanson. Parfois c’est très bien de juste écouter la musique, sans forcément chercher à comprendre les paroles ni le sens.

LVP :  Vous êtes les deux guitaristes du groupe. Quelle est votre influence sur le son, la composition, en dehors des paroles qui sont principalement écrites par Grian ? Est-ce qu’il y a un processus d’écriture pré-défini ?

Conor : Cela dépend, parfois les paroles sont écrites et la musique vient ensuite, et parfois l’inverse. C’est une question qu’on nous pose beaucoup, et cela me fait me demander s’il existe un groupe où la formule magique pour composer est si stricte et immuable. J’ai du mal à l’imaginer car les chansons peuvent surgir du néant, d’une ligne de guitare ou de basse, de quelques notes de batterie.

LVP : Le son du nouvel album est plus profond, plus calme. Les chansons sont moins énergiques, moins endiablées. D’où vient cette évolution ? 

Carlos : D’une part, aucun de nous n’avait envie de se répéter. D’autre part nous aimons chacun écrire différents styles de musiques de ce que nous composons au sein de Fontaines DC. Je pense que le succès du premier album nous a donné la confiance de présenter ces chansons, même si elles sont différentes, et en effet souvent plus calmes. D’une certaine façon une chanson plus lente est plus risquée, surtout dans le contexte actuel. Beaucoup de groupes marchent car ils font des concerts en ligne très énergiques. Les retours positifs sur Dogrel nous ont permis d’oser choisir ces chansons plus lentes, que nous aimons vraiment. Et cela même si elles ne vont pas satisfaire l’envie des gens d’une explosion d’énergie en concert. Je suis très fier qu’on puisse faire ça.

Conor : À la création de Fontaines DC nous étions davantage un groupe de rock garage. Nous jugions la réussite d’un concert à la proportion de gens dansant et criant, et nous écrivions donc nos chansons en ce sens. Le succès de Dogrel et les nombreux concerts que nous avons faits à la suite, certains où les gens ne dansaient pas, nous ont donné la confiance d’écrire des chansons moins rapides et d’être à l’aise en les jouant en live. Les premières fois que tu joues une chanson lente et que personne ne danse, tu ne sais pas si les gens apprécient. Mais, au fur et à mesure, tu apprends à avoir confiance en ta musique et à te dire que les gens l’aiment aussi.

 

LVP :  Vous êtes obligés de jouer des concerts pour les médias, mais devant des salles vides. C’est le cas ce jeudi pour Arte. Pour un groupe de rock, c’est un comble. Comment le vivez-vous ?

Carlos : Nous l’avons déjà fait deux fois, cet été. Au début je n’étais pas rassuré, mais très vite j’ai eu la même connexion avec la musique que lors d’un concert normal. Qu’il y ait un public ou non, à partir du moment où tu commences le concert tu dois le terminer, tu ne peux plus t’arrêter. À ce moment le reste du monde disparaît et seule demeure la connexion entre toi et la musique. Finalement c’est tout le but du live, être connecté à quelque chose qui n’existe que sur le moment. Cela m’a plu finalement. Parfois devant un public tu as l’impression de devoir te comporter de telle ou telle façon, pour t’adapter à l’audience. Là il n’y a que la musique, et c’est assez agréable.

Conor : Je suis d’accord. De plus j’ai une très mauvaise vision et je ne vois pas vraiment la foule quand on joue. Que la salle soit vide ou non ne vois qu’un désordre flou (rire).

LVP :  Les paroles de Big, la chanson d’ouverture de Dogrel, disent “My childhood was small – But I’m gonna be big”. À présent vous êtes un groupe qui a réussi et qui compte. Cela vous plaît ?

Conor : Je ne pense pas que le “big” correspondait à avoir du succès dans l’industrie musicale. L’aspiration à réussir dont nous parlions est davantage le fait de toujours regarder vers le haut et ne pas se contenter de sa situation actuelle, car le futur sera forcément différent. J’ai du mal avec l’utilisation d’une telle formulation pour ce que nous faisons. C’est juste notre boulot, nous le faisons pour gagner notre vie. Je n’aime pas dire que nous sommes un phénomène, car cela donne l’impression de quelque chose de fantaisiste, alors que c’est job comme un autre.

Carlos : C’est quelque chose de très complexe, le succès, dans l’industrie musicale. On l’a beaucoup côtoyé l’année dernière, en présence de groupes très connus. Cela entraîne toujours une modification des perceptions des gens autour de toi. On se retrouve rapidement à être entraîné en dehors de soi-même. On devient quelqu’un d’autre, dans une vie qui n’est pas forcément celle qu’on se voyait avoir. Cette année, avec la pandémie, j’ai pu revenir à une vie plus simple, j’ai passé du temps chez ma mère et dans l’arrière-pays, au milieu de nulle part. Je continuais à faire de la musique, mais sans ce rapport aux autres modifié. Mon rapport à la musique et à moi-même s’est simplifié et intensifié. D’une certaine façon le succès est la pire chose qui puisse arriver à un groupe. En restant en dehors de cette spirale infernale, un groupe peut composer d’excellentes chansons et ses membres éviteront sans doute de nombreux troubles psychologiques.

Conor : Pour composer A Hero’s Death nous sommes revenus à l’état d’esprit que nous avions avant d’écrire Dogrel. Nous ne pouvions pas nous attaquer au nouvel album en ayant en tête l’idée que les gens se faisaient de notre musique, ni en imaginant ce à quoi ils s’attendaient. Il fallait que ce soit juste nous cinq les initiateurs et les critiques de nos morceaux pour que le résultat soit la musique que nous voulions créer réellement. Sans cela l’album n’aurait pas réellement reflété le groupe et n’aurait été qu’un produit réfléchi et conçu pour plaire.

 

LVP : L’écriture et l’enregistrement de votre second LP se sont faits pendant la tournée du premier et lors de vos courtes pauses, entre deux concerts, à Dublin.

Conor : Ça a ajouté un sentiment d’urgence car nous étions toujours pressés, nous avions quelques jours entre deux concerts et nous sautions alors en studio pour répéter. 

LVP : Vous composez du rock, du punk, du punk-rock d’une certaine façon, et certaines de vos chansons parlent de politique, mais jamais d’une façon frontale.

Carlos : Nous n’avons jamais eu pour ambition d’être un groupe de musique engagé politiquement. Même si la musique peut être une façon très efficace de le faire. Nous écrivons et composons sur la vie qui est la nôtre, et forcément la politique nous affecte. Dans cette optique on pourrait dire que nous en parlons, mais aucune de nos chansons n’a pour but de changer le monde. Toutes les formes d’art sont politiques, d’une certaine façon. L’art doit toujours essayer de proposer de nouvelles perspectives et encourager de nouvelles façons de voir le monde. L’art a donc une conséquence sur la façon de voir des gens, et donc indirectement sur le monde lui-même. C’est la même chose pour notre musique. 

LVP : Un musicien m’a dit récemment qu’il ne pouvait plus ne pas parler du monde tel qu’il est dans sa musique. Est-ce votre cas ?

Carlos : Non, la plupart du temps j’utilise la musique pour m’échapper du monde. Je ne ressens pas le besoin de décrire le monde, avec tous ses défauts.

Conor : C’est aussi mon état d’esprit, en ce moment. J’ai écrit par le passé des chansons en essayant de parler du monde tel que je le voyais, mais pour l’instant c’est plus une échappatoire à travers un prisme plus romantique. 

LVP : Pourquoi voulez-vous échapper à la réalité ?
Carlos : Bonne question (rires).

Conor : Cela permet de réellement posséder sa musique, de posséder cette façon de s’esquiver du monde. Si tu composes une musique qui transpose vraiment la réalité elle appartient à tout le monde, à toi mais aussi à tous les gens touchés par cette réalité. C’est un étrange sentiment d’appartenance.

Carlos : Je trouve qu’il est très difficile de se sentir vivant dans le monde actuel. Une grande partie des choses qui semblent importantes dans notre société me semblent vides de sens. Lorsque je fais de la musique pour moi, sans penser davantage à rien ni personne, je trouve une raison d’exister. J’ai du mal à ressentir cela avec ce que m’offre la société. Il y a bien sûr l’amour et l’amitié, la maison et la famille. J’ai l’impression que ce que nous apprécions faire pendant notre temps libre devrait être notre raison de vivre. Mais le système actuel nous dit que nous devons participer à quelque chose de plus grand que nous. Pourtant la finalité n’est que la création de richesse et d’argent. Aujourd’hui nous vivons pour gagner notre vie. Est-ce que ce n’est pas absurde ?

LVP : Vous créez donc votre propre raison d’exister ?

Carlos : Exactement.

 

LVP : Faire partie d’un groupe ne doit cependant pas avoir que des avantages. Quelle est la principale difficulté quand on appartient à Fontaines D.C. ? 

Conor : Les difficultés classiques lorsque tu appartiens à un groupe de musique. Les longues périodes loin de chez soi, loin de ses amis, de sa petite amie. Surtout au début, quand tu n’as pas l’habitude et que tu dois développer la façon de fonctionner adéquate. Après tu t’adaptes, comme pour tout, et cela passe. 

Carlos : Nous avons aussi dû adapter notre relations en tant qu’amis dans le groupe car nous étions tout le temps les uns sur les autres. Chacun était tour à tour celui qui empêchait l’autre de dormir. Lorsqu’un groupe se met à avoir du succès, ses membres deviennent dépendants les uns des autres pour gagner leur vie. Nous sommes des associés en quelque sorte et ce n’est pas toujours facile de mêler cela à l’amitié. Nous n’avons pas envie de penser à Fontaines D.C. de cette façon, mais c’est la réalité. Le groupe, les albums, les concerts sont notre source de revenus. S’adapter à toutes ces nouvelles dynamiques qui régissent nos relations est un défi. 

Conor : Il n’y a plus aucune barrière entre nous. Nous nous voyons tout le temps et donc dans tous les états, quand nous sommes très heureux ou très tristes. Nous vivons tous la même chose pendant de longues périodes et n’avons donc pas forcément de sujets de conversation. C’est pourquoi nous sommes ravis de passer du temps séparés, lorsque nous avons des pauses. Les retrouvailles n’en sont que plus agréables.

LVP :  Quel est le sujet dont vous aimeriez parler à propos de votre musique, mais que personne n’aborde jamais ? S’il y en a un.

Conor : Avec A Hero’s Death je trouve que les gens parlent de notre musique d’une façon presque parfaite. Ce n’était pas le cas avec Dogrel, qui était davantage d’un seul trait. Cela poussait parfois les gens à ne pas nous voir en entier tels que nous le sommes, comme musiciens tout du moins. Ce n’est plus le cas aujourd’hui et c’est très satisfaisant.

Carlos : Je suis d’accord, notre nouvel album nous représente en trois dimensions et je suis content que l’on montre cela aux gens. Les gens voient notre musique sous tous les angles et c’est bien plus valorisant. Il y a toujours beaucoup à faire et nous voulons continuer de nous développer en tant qu’artistes et présenter des choses nouvelles, que les gens n’attendent pas de nous. Nous avons fait tellement d’interviews que j’ai l’impression que nous avons vraiment tout dit (rires).


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