Gemini Rights de Steve Lacy : mélodieux désordre de romantique
"
Auteur·ice : Flavio Sillitti
21/07/2022

Gemini Rights de Steve Lacy : mélodieux désordre de romantique

| Photo : Mason Rose

Le guitariste le plus cool de l’Internet range son titre de roi lo-fi pour s’affirmer en tant qu’artiste studio ambitieux. Résultat : un tour de force de dix titres mêlant une panoplie de genres pour mieux raconter le sentiment amoureux. Et les innombrables masques qu’il peut revêtir.  

Ah, l’amour. Le love coulant, passionnel, calorifique, mais parfois aussi tortueux, complexe, absurde. Steve Lacy décide de le célébrer dans son entièreté, aussi contradictoire soit-il, sur fond de ce qui se fait de mieux dans le registre alternatif. L’artiste délivre ici ses textes les plus vulnérables et narratifs. Le tout en s’inspirant d’une rupture assez fraîche pour faire mal, mais assez cicatrisée pour être triturée à nouveau.

Le disque marque la première production en studio pour Steve Lacy, qui s’entoure pour la toute première fois de collaborateur·rices. Et pas des moindres. La sensationnelle genre-bending Foushée s’invite sur l’écriture de la moitié des morceaux, s’offrant même un featuring sur le titre SunshineDiana Gordon apparaît également au songwriting, tandis que Matt Martians, membre de The Internet, signe l’interlude 2Gether (Enterlude). Niveau production et arrangement, Lacy fait appel à deux pointures. Le claviériste John Carroll Kirby – proactif sur les dernières sorties de Solange – et le producteur DJ Dahi – l’homme derrière certains tubes de Kendrick Lamar. Un casting cinq étoiles que Steve Lacy rehausse davantage en invitant sa maman et ses deux sœurs sur les chœurs. L’équipe est toka.

 

Enfant des Internets

En vrai prodige de sa génération Z, Steve Lacy a toujours su tirer profit de ses atouts. Pour rappel, c’est grâce à de simples demos entièrement produites sur son smartphone que le multi-instrumentiste – alors âgé de 17 ans – se fera une place au sein du mythique groupe The Internet, empochant avec elleux un Grammy pour l’album Ego Death paru en 2015. À partir de là, c’est la fulgurance. En 2017 sort Steve Lacy’s Demo, une série de six titres produits à l’iPhone. Déjà à l’époque, c’est l’événement au sein des musicos fidèles de The Internet. Engouement tout particulier pour le single Dark Red, pépite indie rock toujours virale aujourd’hui.

En 2019, migrant de l’iPhone au laptop, Lacy donne ensuite naissance à Apollo XXI. Un condensé à la fibre pop rétro et sensuelle de ce que l’auteur-compositeur pouvait délivrer de plus abouti et léché. Une occasion pour lui de se révéler plus bavard sur les textes, notamment sur le personnel Like me qui aborde sa bisexualité (I only feel energy, I see no gender”) mais également sur Hate CD qui tente de cerner l’amour indicible qu’il ressentait pour une conquête de l’époque (“You’re my addiction/I can’t find the diction of what I feel/Your touch is a trip”). Jolie mise en jambes pour ce qui nous attendait sur son premier album studio Gemini RightsSteve Lacy s’y dévoile plus transparent que jamais, s’efforçant à trouver cette fameuse diction dont il manquait pour nous parler d’amour. 

Et si l’artiste aux multiples casquettes s’est souvent fait remarquer pour ses talents d’homme de l’ombre (crédité sur des titres de Kendrick Lamar, SolangeVampire Weekend ou Mac Miller, pour ne citer que ça), il s’accorde enfin une certaine main character energy. Il se présente sur Gemini Rights comme un auteur-compositeur de goût, soignant tant ses sons que l’écriture qu’ils accompagnent. La spontanéité et l’humour viennent alimenter la plume de Lacy, entre second degré et double sens mordants. Le titre lui-même est un exemple de ce second degré. “Gemini Rights” semblant être un détournement du slogan “Gay Rights” réinterprété selon le signe astrologique le plus mal aimé des Internets.

À la folie, pas du tout

Si certain·es attendaient de Steve Lacy une cohérence facile à suivre, il n’en est rien. Le titre de l’opus ne fait référence à rien en particulier, l’astrologie n’occupant qu’une infime place sur les morceaux Mercury et Bad Habit. Aucun pattern sonore ne se répète au fil des morceaux, permettant à l’expérimentateur de s’amuser avec les genres et les tempos. La logique est délaissée et ce pêle-mêle cryptique aide finalement à mieux cerner le fond du récit de l’album : un mélodieux désordre de romantique.

Ce qui vient rythmer le disque, ce sont en effet les multiples virages que prennent les textes lorsqu’il s’agit de parler d’amour. Gemini Rights s’ouvre sur des lignes piquantes comme You fucking yourself, do you feel the toy?” pour se finir sur de légers “I’m gonna love you like it was new”. Ce contraste, c’est un peu la traduction de la cohue émotionnelle conflictuelle qui nous habite une fois qu’on tombe dans le love. Les deux premiers titres de l’album semblent avoir été écrits si proche de la rupture qu’on entendrait presque le son du déchirement dans le chagrin réprobateur de Static et la frénésie percussive de HelmetCe dernier nous offre la première grosse claque de l’album, avec une superposition ingénieuse de sonorités et de textures – dont un vrombissement gras galactique d’un autre monde.

La même once de frustration s’invite sur Cody Freestyle. Ici, les troubles de l’attachement de Lacy se voient mis en mots dans un texte explicite au langage du réel. “Why you bother me?/Don’t depend on me, no/Unless you’re swallowing/I could use your deep throat”. Le Cody dans le titre du morceau semble autant faire référence à un ancien amant de Lacy qu’au mot “codependency” (codépendance en français) dont le chanteur confie sentir le poids dans ses relations. Le titre est magnifié par une instru aux synthés flottants, sauce Beach House.

Said “I love you”, never meant it
You was handsome, with a heavy dick

A cannon, you do damage
You really workin’ with your resources
And baby, I ain’t mad at it
It’s just that I don’t like that tied-down shit

Mais d’autres morceaux viennent faire couler un romantisme mielleux sans filtre. Buttons ouvre le bal avec une ballade languide, d’abord amorcée par des sons plus agressifs. Rapidement, les beats s’amortissent au contact d’une basse lascive et de synthés câlinants. La topline est engageante, les paroles sont on ne peut plus crémeuses et les falsettos dans les couplets nous font littéralement frétiller.

Le romantisme est également exploité sur Sunshine, partagé avec Foushée. Les deux timbres s’y assemblent sur une outro bouclée de “I still love you”. Même côté fleur bleue sur Give You the World, tendre slow aux sonorités rétro. Dessus, l’artiste semble finalement en paix avec la rupture qu’il finit tout juste de décortiquer et de digérer. Le processus de rupture passe donc ici de la haine à la consolation, et ces dix titres nous racontent toutes les émotions entre les deux. L’album semble plus riche sur la première partie du disque, les trois derniers morceaux nous paraissant moins habités. Sûrement dû au fait que l’amour conflictuel et torturé est plus facile à poétiser que la romance plus pure et édulcorée abordée sur Amber ou Give You The World

Miroir, miroir

Croire que Gemini Rights n’est qu’un énième breakup album serait se méprendre. Les déboires sentimentaux de Steve Lacy nous en apprennent autant sur lui que sur nous. Les morceaux verbalisent les plaies de nos temps ultraconnectés, désintéressés et où la pudeur sentimentale prend trop de place. Tout particulièrement sur Gemini et Bad Habit, qui brillent dans leur catégorie respective. Ballet bossa nova tournoyant pour le premier, masterclass de pop-rock catchy pour le second – avec une outro aux petits oignons d’un côté comme de l’autre. Sur les deux, le texte reflète les tendances foireuses qui nous empêchent de nous épanouir sentimentalement, que ce soit en ironisant nos pires messages d’excuses faussement sincères ou en abordant notre tendance maladroite à ne jamais remarquer quand quelqu’un·e nous fait des avances.

En fin de compte, le fil rouge subtil de l’album serait cette invitation à arrêter de se voiler la face : écoutons nos désirs, aimons-nous les un·es les autres, consumons-nous les un·es les autres. Et si on peut faire tout cela au son de Gemini Rights, c’est une véritable aubaine.


@ET-DC@eyJkeW5hbWljIjp0cnVlLCJjb250ZW50IjoiY3VzdG9tX21ldGFfY2hvaXNpcl9sYV9jb3VsZXVyX2RlX3NvdWxpZ25lbWVudCIsInNldHRpbmdzIjp7ImJlZm9yZSI6IiIsImFmdGVyIjoiIiwiZW5hYmxlX2h0bWwiOiJvZmYifX0=@