I’m The One : le pamphlet anti-digital juste et brûlant de Juicy
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Auteur·ice : Flavio Sillitti
15/05/2020

I’m The One : le pamphlet anti-digital juste et brûlant de Juicy

Voilà un duo qui n’a pas peur de s’affirmer. Que ce soit face à de vils politiciens ou aux diktats oppressants de nos sociétés, Sasha Vovk et Julie Rens mêlent depuis près de cinq ans un rap exacerbé survolté, une esthétique délicieusement kitsch et un engagement inspirant. Après avoir fait trembler les scènes du Plat Pays au rythme de leurs premiers EPs Cast A Spell et Crumbs, elles sont de retour avec I’m The One, symbole de la fin d’un premier cycle pour Juicy, avant un album largement attendu. Critique de l’ère numérique, méfaits de l’hyperconnectivité, toxicité du showbiz ou encore voyeurisme virtuel, les Bruxelloises ressuscitent les avatars emblématiques de leurs débuts pour secouer l’industrie musicale et en exhiber les vices. Leçon du jour : méfiez-vous de l’onde qui dort. 

Dès leurs débuts, les deux artistes derrière Juicy ont su cristalliser un féminisme décomplexé et assumé, tout en initiant une lutte galvanisante contre un sexisme omniprésent. Le message est clair : ces deux-là ont des choses à dire et ne connaissent pas la langue de bois. Un côté engagé que l’on retrouvera sur la plupart de leurs œuvres, à l’instar de See Me Now qui questionnait la notion du genre et soulignait la multiplicité identitaire sur fond de rythmes effrénés et autres refrains enflammés. En janvier 2018, l’esthétique extravagante du duo s’offrait déjà un manifeste visuel : Count Our Fingers Twice. Par le biais d’une animation truffée de messages hautement explicites (et c’est peu dire), c’est l’illustrateur Theo Eifrig qui dédoublait Sasha et Julie dans des versions animées colorées et déjantées. C’est donc tout naturellement que les deux avatars (quelque peu ravagées par les années) s’invitent dans le clip de ce I’m The One, bouclant la boucle d’un premier pan mouvementé et remarquable, qui ouvre la voie à un futur prometteur pour les deux musiciennes.

© Theo Eifrig

“Entertainment is war”

La course au succès est longue, trompeuse et semée d’embûches. Une cruelle réalité qui habite ce visuel et qui a visiblement inspiré Eifrig pour modifier l’apparence des deux personnages, représentations parfaitement minables et dépouillées d’un système lâche et destructeur. Les tableaux sont empreints d’une dualité tristement concrète : la répugnance grisâtre de l’être et la flamboyance séduisante du paraître. Un phénomène qui se voit décuplé lorsque contrats, succès et bling-bling se mêlent à l’équation, générant une pression néfaste et des attentes toujours plus élevées. Ces jeux d’apparences, ce sont les mêmes qui ponctuent nos quotidiens et alimentent les réseaux sociaux, pierre angulaire du clip. C’est donc en empruntant les codes visuels de nos plateformes connectées préférées (format vertical, effets de live Instagram, filtres embellissants) que le titre pose un constat alarmant. Celui de notre dépendance à vouloir plaire, à vouloir faire jalouser les curieux·ses, à vouloir gonfler sa popularité.

“Nihilistic excellence”

On retrouve ainsi une myriade de références à cette “excellence nihiliste”, celle qui pousse à gagner les autres au risque de se perdre soi-même. Mal conseillé·es ou tout simplement manipulé·es, trop souvent les scénarios de descente aux enfers s’appliquent à des artistes acharné·es. “Zero limits” aperçoit-on, affiché dans l’un des plans visuellement remarquables de l’œuvre. Une absence de contrôle qui voit les poisons innombrables du milieu s’emparer de l’authenticité artistique même que l’on tente pourtant de promouvoir. L’envie de réussir à tout prix, de proposer du sensationnel pour combler l’appétit vorace de la médiasphère. “Now have no mercy, want me completely. The crowd is hungry and I feed them ´cause I’m the one.” C’est en surfant sur un flow impétueux à la source d’une effervescence scénique bluffante que Juicy parvient ici à délivrer un message juste, important et impactant. La claque est belle et le coup de génie maîtrisé.

 

© Theo Eifrig

Une façon intelligente pour les deux chanteuses de faire honneur à cet univers particulier qui aura bercé les premières années de Juicy, un duo qui sera parvenu au fil des années à s’affranchir des normes pour bouleverser les codes et proposer un contenu aussi grinçant que captivant. Retrouvera-t-on cette fibre provocatrice et malicieuse dans la suite de leur activité ? Réponse en 2021, avec un premier album qu’il tarde de nous mettre sous la dent. Une chose est sûre : nous ne sommes pas au bout de nos surprises.

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