Photo : Arthur Simon
Dans la mythologie grecque, le satyre est une créature hybride et indomptable. Mi-humain mi-bouc, souvent associé à Dionysos, le dieu de l’ivresse et de l’extase. Il incarne une énergie primitive, instinctive, un abandon aux plaisirs sensoriels et au désordre joyeux. C’est une figure de la fête, mais aussi du trouble : il oscille entre humour et menace, entre danse et frénésie. Il s’agirait donc de trouver un équilibre et c’est là tout l’enjeu du nouvel EP “Satyr Supervisor” du producteur et Dj bruxellois KŌMA.
“Satyr Supervisor”
Si Satyr Supervisor porte ce nom, ce n’est pas un hasard. L’album joue avec les opposés : transe et contemplation, nostalgie et modernité, ordre et chaos, technicité et simplicité. Énergie troublée : équilibre instable qui change une fois que l’on croit avoir trouvé un ancrage. KŌMA navigue entre lâcher-prise et maîtrise, entre la folie rythmique et la subtilité mélodique. Toujours à la lisière du chaos et de l’extase, entre l’organique et l’électrique, entre l’ancien et l’inconnu.
Mon objectif est de trouver une zone grise entre passé et futur, intensité et apaisement, musique club et musique d’écoute. Une zone dans laquelle une musique introspective peut être partagée par tous·tes sur un dancefloor, ou être écoutée seul·e, lors d’une balade en forêt.
Dans la mythologie, les satyres, associés aux Ménades (adoratrices de Dionysos) forment le « cortège dionysiaque », qui accompagne le dieu Dionysos. Dans un livre intitulé La naissance de la tragédie, Nietzsche fait de Dionysos le symbole d’une force vitale, brute et débordante. Face au dionysiaque, le philosophe allemand oppose une autre force esthétique et vitale, qui appelle l’apollinien, incarné par le dieu Apollon. Nietzsche voit le dionysiaque comme la véritable pulsion de la vie, mais qui a besoin de l’apollinien pour être mise en forme sans sombrer dans le chaos total.
Apollon
Apollon est le fils de Zeus, dieu des arts, il incarne l’ordre, l’harmonie, la clarté, la forme et la mesure. L’apollinien prend les traits d’une force structurante qui façonne une réalité et impose des limites au chaos. Donnant des contours nets à ce qui est informe, une clarté qui parle à l’esprit et incarne une certaine forme de rationalité. Maîtrise par l’intellect pour organiser le monde de telle manière à ce qu’il fasse sens. Mais c’est aussi la beauté et l’illusion. Pour Nietzsche, l’apollinien crée des images idéalisées de la réalité, une sorte de voile esthétique qui nous empêche de voir le chaos sous-jacent. C’est l’art du rêve et de l’illusion qui embellit l’existence et la rend supportable.
Dans la scène musicale électronique contemporaine, l’apollinien rentre en compte dans la structure, la précision et la programmation. Tantôt dans une track à travers des constructions sonores complexes (l’intellect), régulières (la forme) et harmonieuses (la beauté), tantôt par l’usage des machines, des logiciels, des séquenceurs qui imposent un cadre rigoureux. L’artiste électronique travaille comme un sculpteur du son, maîtrisant chaque texture, chaque harmonie, chaque montée. Il est architecte et sa construction repose sur des patterns, des grilles rythmiques et une esthétique souvent épurée et géométrique.
Dionysos
Mais cette rigueur ne tient que parce qu’elle s’ouvre à son contraire. Dionysos, quant à lui, dieu du vin, de l’ivresse et de la perte de repères est érigé par Nietzsche comme un véritable contre-pied face à l’ordre structurant de l’apollinien. Le dionysiaque est une invitation à l’ivresse et à l’extase, au dépassement de l’ego, des formes et du rationnel. Contrairement à l’apollinien qui structure et ordonne, le dionysiaque est dissolution, excès, chaos créateur. Il est instinctif, pulsionnel et sans limite. C’est à une fusion avec le cosmos que tend le dionysiaque. Cet état dans lequel on ne se perçoit plus comme un·e individu·e séparé·e, mais comme une partie d’un grand tout. C’est le moment où la frontière entre soi et le monde s’efface.
C’est l’élan de la fête, de la transe, de la danse effrénée. S’il y a bien des sensations que l’on peut ressentir pendant une soirée électro, ce sont bien la perte de contrôle et une forme d’oubli de soi dans la musique. La scène électronique et particulièrement la musique de club, est profondément dionysiaque : la répétition hypnotique plonge les corps dans une sorte de rituel, où le beat devient une incantation. L’expérience du dancefloor, avec ses lumières stroboscopiques, ses nuits sans fin et l’extase collective, est un véritable phénomène dionysiaque : dissolution des subjectivités individuelles dans une masse en mouvement, perte des repères temporels, fusion avec le son.
Avec ce projet, j’ai eu envie de requestionner les structures musicales modernes, très complexes avec beaucoup de sound design qui perdent parfois l’âme de base qu’est censée être la musique. C’est-à-dire quelque chose qui nous touche et qui peut aussi nous faire réfléchir. Mais tout l’enjeu a été de s’éloigner d’un exercice technique ou d’une course à la sonorité la plus complexe. J’ai construit le projet plus sur des intentions et une simplicité dans les arrangements, les mélodies : essayer de trouver une balance entre cette complexité moderne par laquelle je suis automatiquement influencé mais aussi essayer de me laisser affecter par la musique telle qu’elle me parvient.
À ce stade, choisir c’est renoncer…
Les satyres, figures dionysiaques par excellence, sont les compagnons du dieu du vin et de la fête. Ils incarnent une force brute, animale, opposée à la rigueur apollinienne. Mais Nietzsche insiste sur une chose : la véritable puissance d’une création naît de la tension entre ces deux forces. Et c’est précisément, à notre sens, ce qu’a voulu faire KŌMA avec Stayr Supervisor ; en jouant en permanence avec ces deux pôles. Sa proposition oscille entre beats bruts et mélodies contemplatives, entre tension et relâchement, il se situe précisément dans cette zone où le dionysiaque et l’apollinien se rencontrent, s’affrontent et se complètent. Ce n’est pas une opposition absolue, mais une interaction nécessaire.
De reste, cette caractéristique n’est pas nouvelle dans les propositions de KŌMA. Le mélange entre les mélodies oniriques et nostalgiques est souvent mis en tension avec des rythmes plus bruts et intenses. Car, ce que cherche à faire KŌMA, c’est plonger l’auditeur·ice dans un flux d’écoute éloigné des schémas familiers et figés, leur préférant un continuum musical imprévisible et en devenir. Ces moments d’écoute sont donc à prendre comme des espaces propices aux transformations et aux re-compositions. Des espace de respiration ou, au contraire, des espaces de saturation. Cela dépendra sûrement de votre penchant vers l’une des deux forces.
Photo : Arthur Simon
Artwork par Camille Giunti
Mastering par OTON
Nice people dancing Records
Artiste – chercheur pluridisciplinaire. J’essaye d’écrire à partir de/avec plein de choses….