La Vita Nuova ultrapoétique de Christine and the Queens
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Auteur·ice : Flavio Sillitti
28/02/2020

La Vita Nuova ultrapoétique de Christine and the Queens

Jour de gloire pour la communauté queer. Entre le retour du supershow américain RuPaul’s Drag Racela nouvelle campagne Calvin Klein avec l’actrice transgenre Hunter Schaffer et le rappeur queer Lil Nas X ou encore la sortie du single Stupid Love d’une Lady Gaga plus fancy que jamais, le drapeau arc-en-ciel flotte fièrement dans les airs. Au milieu de toutes ces bénédictions colorées, c’est sans prévenir que Christine and the Queens nous balance un nouvel EP sublime coiffé d’un court-métrage alléchant à la pellicule. L’esthétique d’Héloïse Letissier s’y confronte à la finesse de cinq actes habités par ce minimalisme fascinant qui ne l’a finalement jamais quittée depuis Chaleur Humaine. Elle y troque les allures androgynes de son dernier projet Chris contre un univers post-gothique au croisement entre flamboyance et futurisme. Nouveau style pour une vita nuova.

Choix audacieux que celui de proposer un EP court après deux albums aux critiques dithyrambiques à travers le monde. Sans doute que la Française la plus américaine du moment ressentait le besoin, l’urgence de partager une parenthèse de créativité, un condensé de ses inspirations nouvelles ? Guidée par la première œuvre du monument Dante Alighieri, elle remet au goût du jour l’histoire intemporelle de l’amour destructeur entre le poète et sa bien-aimée Béatrice. Un tourbillon musical et narratif avant-gardiste qui confirme une chose : Christine and the Queens est au sommet de son art. Avec le Palais Garnier de Paris comme terrain de jeu, c’est sous la caméra du français Colin Solal Cardo que Christine écrit et raconte cette histoire scandée par les métaphores, les chorégraphies, les invité·es d’exception et les multiples tableaux réussis. Elle est le petit rat de l’Opéra, elle est pop, elle est chanson française, elle est vie et art.

Si des réminiscences de son premier succès Chaleur Humaine nous parviennent, c’est aussi car ce disque signe le retour à la production de Ash Workman, collaborateur important des débuts de la chanteuse. On retrouve alors les sentiments francisés, rattachement à sa langue natale, qui se tissent aux anglicismes délicieusement maladroits de cette jeune femme à la culture duelle. À ce bilinguisme efficace se juxtaposent aussi percussions vives, nappes voluptueuses électroniques de synthétiseurs et lignes criées. Crie-t-elle à l’aide ou de joie ? Jamais vraiment sûr·es avec Christine et son abstraction énigmatique. L’histoire contée ici nous renvoie à une version sous acide de la franchise Twilight, entre vampirisme, addictions toxiques, amour destructeur et renaissance. Par sa nébulosité habituelle, Chris laisse place à des centaines d’interprétations différentes. En cinq actes, on vous présente la nôtre.

Acte I : People, I’ve been sad

“Adolescence contrariée par un millier de chardons morts. 

Marcher pieds nus sur du verre et maintenant tout est plus fort. 

Adolescence contrariée par une solitude folle.

Maintenant quand je suis dehors, le soleil me brûle encore.”

Le premier morceau s’intitule People, I’ve been sad, ode à la vulnérabilité hautement sentimentale. Une pépite qui nous avait déjà été partagée via une session Colors enchanteresse qui démontrait déjà le renouveau stylistique de l’artiste. C’est sur les aigus mystiques du début du morceau que s’ouvre aussi le court-métrage sur les toits de Paris. Le décor est splendide, Chris l’est tout autant. Dans un accoutrement à la garçonne, parée d’un smoking bleu pâle contrastant avec le jaune agressif d’une chemise trop large, elle exalte le nouveau personnage qui va rythmer cette nouvelle métamorphose artistique. C’est par un ballet solitaire que Christine fait valser ce titre rythmé par des refrains entêtants et sublimé par un bridge en français baignant dans une poésie vibrante. Dans ce cadre splendide, perchée au milieu des cheminées du Palais Garnier, elle fait la rencontre de La Faune, protagoniste récurrent tout au long de l’oeuvre interprété par Félix Maritaud, la sensation cinématographique française du moment (120 BPM, Sauvage). Il est la Béatrice de Dante, elle est la proie facile et chancelante. Avec ses allures belzébuthiennes et son regard sanguinaire, la bête cornée semble personnifier les démons de la marcheuse. Que lui veut-il ?

Acte II : Je disparais dans tes bras

“Tu crois gagner dans les pleurs de l’autre, la marque du roi. 

Et tu brilles déjà fort sur ma peau, cet or c’est toi.”

Retour gagnant pour la langue de Molière dans l’univers de Christine and the Queens. Avec ce nouveau morceau fort et puissant aux rythmes dansants, c’est la déception sentimentale que l’artiste pointe du doigt dans des lignes balancées entre le rejet et l’addiction. L’action se déroule dans une salle d’entraînement de l’Opéra Garnier, Christine y exécute l’une des parfaites chorégraphies de Ryan Heffington (Chandelier de Sia, c’est lui). Au milieu d’une performance pleine de vie et de joie, la danseuse est hantée par La Faune qui la déstabilise et l’irrite. C’est la représentation fidèle d’un amour tourmenté : l’euphorie et la tourmente. Une ambivalence mise en images avec soin et qui se clôture par une troublante séquence sanguinaire qui voit finalement le démon s’emparer de l’innocence de Chris par une morsure décisive à la gorge. Vulnérable, sans défense, elle est marquée et personne ne peut vraiment la comprendre. “J’ai parlé de toi à mes amis. Ils ne m’ont pas cru.” clôture-t-elle, dans un soupir de désespoir et de détresse.

Acte III : Mountains (we met)

“Why are you leaving? 

If I can’t touch your body too

I’ll write a song about you now. 

Pretend that you’re the one with me.”

Vient alors l’absence, la douleur et le chagrin. Piano-voix déchirant oblige, Mountains (we met) est une ballade touchante aux quelques notes de percussion légères et sursauts électroniques scintillants. Rien de trop explosif, l’intention est ici de capturer la mélancolie qui accompagne l’abandon. La Faune a mordu et s’est enfui, Chris s’est fait mordre et ne peut l’oublier. Sur la majestueuse scène de l’Opéra Garnier, vêtue d’une combinaison colorée et extravagante, c’est dans une obscurité maussade que la sentimentale poursuit son micro à bout de bras pour chanter sa tristesse. Des métaphores visuelles implicites et délicieuses, qui prouvent une fois encore toute l’attention portée à la réalisation. C’est le second chapitre de l’ouvrage de Dante, lorsque sa bien-aimée lui tourne le dos et lui entraîne de vives souffrances. Le jeu d’actrice d’Heloise impressionne et arrête le temps le long d’une performance troublante de pureté et de fragilité.

Acte IV : Nada

“Feelings are lost and mine are overrated

Coming to dust, nothing’s here protected
Feelings of loss, am I overrated?
If we are done

Nada
Never back again
Never ever, ever coming back again”

“Nada, never back again.” Finis les pleurs, Chris s’est reconstruite et sort de ce chagrin d’amour plus forte que jamais. À coup de subtils hispanismes percutants, elle chante la maturité acquise au fil de ses ressassements sentimentaux. Avec ses refrains en forme de ritournelle gorgée de force, le morceau se dresse comme l’hymne empowering de l’EP. À l’image, dans une magnifique robe excentrique aux voilés de rêve, elle se réveille dans l’un des colossaux couloirs du Palais pour parcourir les dédales qui le composent dans des élans de vivacité. Que cherche-t-elle ? Elle cherche La Faune, comme Dante cherche Béatrice, pour leur montrer qu’après les pleurs viennent la vie, que leurs absences n’arrêtent pas tout. Mais une fois face au démon, le voilà mort, disparu et envolé.

Acte V : La vita nuova

“Voglio che tu mi tocchi con la tua rabbia / Je veux que tu me touches avec ta colère
Voglio che tu mi tocchi con il tuo furore / Je veux que tu me touches avec ta fureur
Questa è la rinuncia della tua vergogna / Ceci est le renoncement à ta honte
Io farei l’amore con questa canzone / Je ferai l’amour à cette chanson”

Le dernier acte s’ouvre sur l’au revoir de Chris à La Faune. Leur amour n’est jamais vraiment né mais, pourtant, son reflet est partout. Touchée mais pas triste, elle se relève fière et galvanisée par cette romance à sens unique. Celui qui la hantait est désormais son arme, sa force. Les rythmes presque disco, proches de ceux qui constituaient un bon Michael Jackson (oui, on ose la comparaison), vont rappeler cet esprit de nouvelle vie. Chris est née à nouveau, loin de sa dépendance amoureuse. Les premières lignes du titre sont transcendées par le romantisme de l’italien. Pour transposer la nouvelle conquête de Dante à cette narrative ci, c’est la sulfureuse Caroline Polachek (autrice du succès So Hot You’re Hurtin My Feelings) qui s’occupe de donner la réplique à Christine dans un duo qui a tout pour lui. L’alchimie entre les deux artistes crève l’écran et l’histoire poursuit son cours, avec notre héroïne métamorphosée au plus profond d’elle-même, jusque dans son regard maintenant pourpre. Elle porte les marques de celui qui l’a mordue par le passé, elle arbore les cornes et les canines du pouvoir qu’elle enfonce dans le cou de sa prétendante. La boucle est bouclée, Chris est La FauneDante est Béatrice et leur amour perdurera à jamais dans cette nouvelle vie, dans cette Vita Nuova.

Appliquée et plus que jamais au service de son art, Héloïse Letissier présente ici un pur joyau de composition tant musical que narratif. Car si les rythmes et les couleurs d’un disque le composent, ce sont l’univers, l’histoire et l’intention qui lui donnent vie. Des notions que la créatrice a su incorporer dans ces cinq morceaux somptueux, échos disparates d’une seule et même histoire d’amour intemporelle. Entre poésie et fulgurance, le retour de Christine and the Queens est sans doute l’œuvre d’art la plus aboutie de ce début d’année.

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