Peur Bleue sublime l’hiver avec L’étrange innocence des objets
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Auteur·ice : Joséphine Petit
11/12/2020

Peur Bleue sublime l’hiver avec L’étrange innocence des objets

Certes, nous avons quelques petits jours de retard ici. Mais, après une seule écoute, le constat était évident : on ne pouvait pas ne pas vous en parler. Peur Bleue, c’est un duo composé de deux frères, Quentin et Jérémie. Bercés à la musique classique, ils nous prouvent ici leur talent d’auteurs et de compositeurs. Ayant déjà été épaulés par Flavien Berger sur un très bel EP éponyme en 2018 (rien que ça), ils délivrent aujourd’hui un premier album sensible et lumineux, L’étrange innocence des objets. Que le titre vous prépare : on parle ici d’expérimentations mélodiques, électroniques et textuelles. Ingénieux et à haut risque de dépendance, on y revient sans cesse comme aimanté·es.

L’étrange innocence des objets est un disque qui transpire la poésie. À chaque morceau la sienne et à chaque texte sa musicalité. L’écriture s’amuse avec nos oreilles, les chatouille et c’est ainsi qu’assonances et allitérations se bousculent dans le beau Lointain déjà, ou quon nous parle élégamment de “bohème mi-bémol” dans Mouvement lent, un titre auquel le nom va comme un gant. Des mots simples et purs, que l’on devine choisis pour leur sincérité et leur capacité à toucher le cœur à mains nues. Tâtonnant parfois l’absurde, comme dans Nénufars, les textes à la sensibilité aiguisée se parent d’images surprenantes, laissant à chacun le loisir d’imaginer sa “prison d’aquarium” et comment “solder le paradis”.

Dans la composition, une place de choix est offerte à l’expérimentation. Si l’on sent une réelle influence du maître Flavien Berger, notamment au sein de Rêvage, qui nous rappelle l’énergie d’un Léviathan joué sur scène, Peur Bleue construit aussi ses propres codes. Habile reste de leur premier EP, les voix remplacent parfois les instruments, et là où Nénufars nous étonnera de nouveau, on s’avoue conquis par Les heures funambules. Une belle piqûre de rappel qui permettra de souligner l’efficacité de cet instrument naturel parfois trop oublié. Quant aux percussions, elles crépitent dans tous les sens et de tous les sons. Les rythmes sont souvent hypnotiques, parfois doux pour mieux nous happer ensuite, tandis que le contretemps reggae de Rêvage est plus que bienvenu. Chaque titre nous laisse avec le sentiment que cet album a été réalisé en prenant beaucoup de plaisir pour la recherche et l’inventivité, et un certain esprit décalé qui nous plait bien. En témoigne le clip surréaliste de Rêvage à l’humour absurde et génial, qui dépeint tout simplement un lavage de voiture en bonne et due forme dans une station-service.

 

Là où le disque nous intéresse plus encore, c’est dans les contrastes qu’il tisse au fil des morceaux. L’alternance magnifie ici la composition, qu’elle soit de jeux de chant dans Les heures funambules, comme de couleurs sur Amants conjugués, construit comme un ciel sombre aux nuages cachant le soleil et laissant des rayons s’échapper de temps à autre. Et si les tempos calmes de Toute une vie et Lointain déjà s’accueillent à bras ouverts, Où aller nous charme par son instrumentation. À travers sa basse appuyant les graves, la voix qui prend ses quartiers dans les médiums, et son piano cristallin dans les aigus, le titre se construit sur différents étages et nous propose intelligemment des lectures multiples. L’intérêt du contraste prend tout son sens avec Perdu de vue : derrière une basse qui remue et des vagues de sons qui appellent nos têtes à bouger, on nous répète “non, j’ai plus le cœur à la fête”. Le titre réussit haut la main à faire monter l’intensité et nous donner des envies de remuer dans tous les sens. La fête est peut-être intérieure, mais elle est bien là.

La plongée de L’étrange innocence des objets dans une véritable expérimentation électronique réside dans le travail des sons par couches superposées, petites bulles volantes qui viennent éclater près de nos oreilles et déverser leurs sons à intervalles irréguliers. C’est ainsi que Peur Bleue sait développer les pauses et ascensions, comme en attestent les merveilleuses montées en puissance du génial Gardes du cœur, ou encore d’Où aller et de Nénufars. Cette tendance à des climax de superpositions en fin de morceau nous donne résolument des envies de live et d’énergie scénique, auxquelles vient doucement remédier le tout récent clip de l’envoûtant Immortels. À nous maintenant de réfréner le désir de secouer ces mannequins, qui eux seuls ont le droit de remplir les salles à notre place désormais.

 

Avec L’étrange innocence des objets, le duo nous offre un premier album audacieusement réussi. Au creux de l’hiver, Peur Bleue aura raison de notre libre arbitre. Le disque rend assurément dépendant, mais ce n’est pas l’enthousiasme d’y revenir qui manquera.

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