La peau des yeux est la zone la plus fragile du visage alors même qu’elle détient l’ultime pouvoir de nous couper instantanément d’un monde hostile, intercalant entre lui et nous un voile fin mais obscure qui ne réfléchit plus que notre propre condition. la peau des yeux c’est aussi le premier album d’Ucyll & Ryo, deux jeunes fantômes qui, une fois tombé le drap blanc, dévoilent sur une toile sonore éclectique leurs angoisses sociales et difficultés à s’ancrer dans la réalité. On replie alors sur nos yeux cette peau, hermétique sauf aux voix filtrées des deux artistes, contant ce qui semble être une quête sensorielle vers le sentiment le plus instable et le plus paradoxal pour des entités spectrales, celui de se sentir vivant·e.
L’ennui et taffer au Franprix. Voilà les deux spectres qu’Ucyll & Ryo s’appliquent à chasser en produisant de la musique, à deux sur plusieurs EP remarqués depuis 2019, puis en solo pour Ucyll sur REP BEUNI sorti l’année dernière. Les deux Casper dévoilent maintenant la peau des yeux, un album travaillé qui s’écoute comme on lit un conte et qui risque de hanter longtemps notre génération.
Bercé par l’onirique ambient d’Ucyll, Ryo et Cronksss, c’est par la quiétude d’une nuit étoilée qu’on entre doucement dans l’univers de cet album. On est bien, là, dans nos songes, paisible comme mort de cette inconscience. Mais encore une fois faut-il qu’on nous réveille. Le chant d’innocents oiseaux vient annoncer que le rassurant voile sombre découvre peu à peu le jour naissant en même temps que notre solitude.
Ces mots qui pourraient sembler n’être issus que de l’extrapolation d’un journaliste musical un peu trop confiant sont en fait presque écrits dans la musique d’Ucyll & Ryo tant elle fait sens au-delà des textes. Témoin de cette volonté des deux compères de proposer un récit, la transition nous précipite sans qu’on s’en rende compte du premier morceau à SUPER, hymne contemporain exemplaire d’une époque musicale qui brouille les frontières entre le rap, la pop et les musiques électroniques.
À la façon d’un stroboscope dont chaque intermittence serait annonciatrice d’une lumière plus intense encore, pop, électro et techno se succèdent sur ces 2 minutes 39 d’ascension libératrice. Pendant ce temps, se dévoile sur une basse à l’intensité progressive le souhait des artistes de pouvoir sentir autant que de pouvoir sortir, comme s’ils étaient l’otage de corps à la fois insensibles et trop sensibles à leur environnement. « Je suis super » répètent-ils donc, moins par arrogance que pour s’en convaincre. On termine l’écoute de ce mantra l’esprit léger d’être dans le temps présent, comme quand on vient d’accomplir quelque chose dont on est fier·e ou quand on ressent les premiers effets d’une drogue dure au milieu d’une piste de danse.
© Simon Stewart et Fabien Hemard
Cet ordre intérieur, qu’il soit ou non la conséquence d’un artifice, semble être pour les artistes un chemin de croix. En réalité, les deux fantômes ont plutôt l’air d’étouffer de confusion sous leurs draps blancs. Cet état de trouble est précisément signifié dans LA MAIN QUI SE LÈVE, autant par des paroles qui disent des ressentis contradictoires que par une musique complexe qui semble toujours vouloir déborder d’un état stationnaire, à l’instar de pensées intrusives.
J’m’entends trop penser, j’m’entends plus trop penser
J’me sens bon qu’à danser, j’sais même plus comment m’ambiancer
Ucyll & Ryo parviennent ainsi à retranscrire musicalement des ressentis par essence flous et insaisissables. Preuve d’une sensibilité aiguë à leur environnement, ce geste artistique est d’autant mieux assuré qu’il s’inscrit dans une confluence des genres musicaux formant finalement un torrent dynamique aux accents hyperpop, courant esthétique qui assume cet effet d’emmêlement des sons et textures. Si ces fragments assemblés ont l’air d’être le fruit d’un travail d’architecture sonore complexe, le rendu se refuse pour autant à l’élitisme de l’expérimentation. Je cherche encore par exemple désespérément à augmenter l’amplitude du volume de mon smartphone dès que je lance le tube GRIS VILLAGE.
Alors qu’Ucyll confie derrière 1000 filtres les symptômes paradoxaux d’un trouble de dépersonnalisation, le drop terrasse toute volonté raisonnable pour noyer l’auditeur·ice sous un beat drum and bass qui invite à s’affranchir de tout regard extérieur, comme si la musique était le seul remède pour se sentir vivant·e.
J’ressens dеs sensations dans mon corps
Comme si j’étais plus là dans mon corps
Est-ce quе j’suis né comme ça ? Est-ce que c’est dans mes gènes ?
Mon cœur est glacé, je sens plus rien dans mes veines
Trop conscients pour ce monde, trop sensibles de l’immonde, Ucyll & Ryo préfèrent encore se replier dans le royaume emmuré de la solitude. Mais devenus socialement impalpables comme FANTÔMES, se pose la question de leur véritable existence. Cette question de la dissociation flotte tout le long du projet mais n’est jamais aussi sincèrement formulée que sur la prod nébuleuse et pesante de STARBIES : « Est-ce que j’suis réel quand j’me réveille j’me sens pas » Comme démunis face à un des sentiments humains les plus dévastateurs, Ucyll confie qu’il devrait voir « un toubib » quand Ryo, les yeux derrière un voile, chante d’un flow qui sonne comme à fleur de peau.
Un épilogue moins douloureux de cette quête de sens se profile néanmoins dans deux derniers morceaux qui, portés par des instruments acoustiques et donc ancrés dans le réel, pourraient symboliser une guérison des deux artistes. Ou du moins un deuil de l’enfance qui prend la forme d’une acceptation mature de l’imperfection de ce monde, que les artistes se résolvent à intégrer en dépit de leur MALAISE, tout en assumant leur besoin de solitude. Après tout « personne ne vit tout le monde négocie » et c’est pour l’instant derrière une porte fermée, apaisés par la mélodie jouée au piano par Ryo, que les deux artistes se sentent encore le mieux.
On change, donc jamais on s’habitue
Je t’aime et j’aimais ma solitude
Je t’aimais, mais jamais ma solitude
C’est pas ce qu’on voulait, se sentir vivant ?
la peau des yeux s’écoute du début à la fin, comme une histoire. Un album qui, par ses thèmes et son esthétique, touche si justement aux paradoxes d’une contemporanéité qui fait des ruines d’un sens perdu un art riche et sincère, qu’il en devient la bande originale officielle de la postmodernité et une des œuvres classiques de cette nouvelle scène qu’on appelle Digicore. N’est-ce pas une raison de se sentir vivant·e ?
Intense et dramatique