Sébastien Tellier, rattrapé par l’âge adulte sur Domesticated
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Auteur·ice : Adrien Amiot
30/05/2020

Sébastien Tellier, rattrapé par l’âge adulte sur Domesticated

Sébastien Tellier sort un nouvel album, Domesticated, sur son label historique Record Makers. Après 6 ans de quasi-absence, il revient sur le devant de la scène médiatique âgé de 45 ans et désormais papa de deux enfants. A-t-il encore quelque chose à dire, plus de 10 ans après avoir tutoyé les sommets ? Etrangement, il apparaît que cette sortie n’ait rien d’anecdotique. Au contraire, elle est symptomatique de la fin d’une époque et d’une certaine vision de l’entertainment français.

Ce disque est en quelque sorte une résignation. Le signe que la nouvelle génération a finalement remporté la bataille sur l’ancienne, en France comme ailleurs. Pour le comprendre, il faut mettre en perspective l’évolution du rock sur les 20 dernières années. Son fameux retour, initié à New-York avec l’explosion des Strokes en 2001, a eu une influence considérable dans le monde et particulièrement dans l’hexagone. Quelques années plus tard, à partir de 2005, un mouvement s’était formé autour de figures telles que Sebastian, Justice, Poni Hoax, etc, reprenant les codes rock’n’roll diffusés au grand public aux gré des sorties publiées aux Etats-Unis et en Angleterre – l’arrivée massive des Arctic Monkeys fait partie de l’équation. Répondant au nom très journalistique (et affreux) de French Touch 2.0, ce groupement d’artistes remettait une certaine forme d’esthétique “punk” au centre de l’attention, à l’appui de synthés qui saturent, de bagarre en coulisses et de clips chocs (le plus représentatif étant bien sûr Stress de Justice par Romain Gavras). Dans ce milieu parisiano-centré et complètement replié sur lui-même, Sébastien Tellier évoluait comme un poisson dans l’eau. Partout dans les médias, il apparaissait passablement éméché, voire complètement défoncé, invité pour raconter n’importe quoi sous les rires mi-médusés mi-méprisants du public et des journalistes. On se souvient de son interview complètement hallucinante, et inimaginable aujourd’hui, sur le plateau de Laurent Ruquier.

Cette époque nous aura apporté un lot de disques de très bonne qualité : Cross de Justice (2008), Images of Sigrid de Poni Hoax (2010), Total de Sebastian (2011), Aleph de Gesaffelstein (2013) et Sexuality de notre cher Sébastien, entre autres. Malheureusement, la suite a été moins glorieuse pour cette myriade de pseudo-punks (ce sont finalement tous de gentils garçons). L’esthétique majoritaire a changé et quelques années plus tard la chillwave portait Sunset Lover de Petit Biscuit et La lune rousse de Fakear en haut des charts et des playlists estivales. Il ne reste plus rien ou presque de cette attitude rebelle qui a régné en maître sur Paris il y a 10 ans : l’exemple le plus tragique étant la décomposition en plein vol de Poni Hoax et de son ratage complet à l’international.

Nous avions quitté Sébastien Tellier en 2014 avec le lunatique L’Aventura, qui nous faisait encore planer le doute sur son renoncement à l’attitude out of control que Justice a abandonné dès Audio, Video, Disco en 2011. Depuis, quelques BO (A Girl Is a Gun, Marie et les Naufragés,…) et des collaborations rocambolesques (Boycyle avec le worst DJ ever Salvatore Ganacci, Starmaker avec le cowboy-electro Honey Harper, l’album de Dita Von Teese…). Son retour pose donc cette question : a-t-il décidé d’assumer les douloureuses responsabilités d’une vie de quarantenaire et mettre au placard son image de tête brulée ? Dès la sortie des premiers visuels et du premier single, nous avons su que la réponse est un grand, un immense oui. Non seulement il assume enfin de tourner la page d’une jeunesse complètement hors-du-commun, mais c’est sa nouvelle vie de papa qui est le sujet principal de son album.

Domesticated est un excellent disque. Bien construit, bien produit, superbement interprété et écrit. Un beau produit qui satisfera les fans jeunes et moins jeunes, les radios, les magazines musicaux et les programmateurs de festival. Mais tout est dans le titre : Tellier est moins libre, moins fougueux, moins apte à prendre des risques qu’auparavant. La sortie de Sexuality en 2008 avait à l’époque fait l’effet du bombe, porté par un son novateur, un parti-prix franc et une esthétique jusqu’au-boutiste. Moins propre, moins bien rangé, mais plus vivant, chaleureux et excitant. Domesticated est symptomatique de son époque. Alors que tous les phénomènes grand-guignolesques de la fin des années 2000 ont soit disparu de la circulation soit sorti un disque effaçant la moindre trace d’anti-conformisme dans leur musique et leur attitude (Woman de Justice, Tropical Suite de Poni HoaxThrist de Sebastian, Hyperion de Gesaffelstein… tous plus ou moins inutiles), Sébastien Tellier était la dernière figure à ne pas s’être repenti officiellement. Sur Domesticated, c’est tout à fait clair : le dernier des mohicans vient à son tour de raccrocher les crampons de la fougue auto-destructrice et de son goût pour le danger facile. Plus question d’apparaître comme un gourou-clown-junkie tel qu’il était établi publiquement pendant une petite huitaine d’années : maintenant, place aux Domestic Tasks, à l’enfermement amoureux (Stuck in the Summer of Love) et aux vacances à Venise en amoureux (Venezia). Domesticated est consensuel, joli (ce  n’est pas forcément un compliment) et stylé. Les textures sont sublimes – le nom de l’exceptionnel producteur Corentin nit Kerdraon est à retenir -, les visuels nostalgiques et obsédants, le plan de promo parfaitement calibré pour séduire le public de Flavien Berger et de Tame Impala. Pas vraiment des figures rock’n’roll, on le reconnaîtra.

En effet, même si on peut dresser le constat amer mais prévisible d’une certaine forme de renoncement, le disque évite avec souplesse de nombreux écueils. Celui de refaire exactement le même disque que les précédents en est un : piège esquivé sans problème. Puisqu’aucun de ses disques n’est semblable, la voie est libre pour offrir une vision esthétique forte dans les clips et les textures. En d’autres termes, rien ne l’attache au passé ; le fan-service, chez Tellier, n’existe pas. Certes, cette vision parle de corvées ménagères et de la stabilité d’une vie de famille épanouie (on aurait pu espérer plus sexy), mais on note un effort certain de cohérence et distinction de ses précédentes sorties. A l’inverse, les disques de Sebastian et de Gesaffelstein sortis récemment ont échoué lamentablement à se renouveler, ne servant qu’un réchauffé peu intéressant d’un son complètement dépassé.

Deuxième élément à l’avantage du chevelu-barbu : il ne s’est pas contenté d’acheter les meilleurs synthés, convoquer les producteurs et espérer que la « beauté » froides des titres suffise à convaincre (Woman de Justice). Non ! Sébastien Tellier y met de son âme et on est sincèrement touché quand il parle d’amour au 1er degré du 1er degré (le magnifique Oui). Sa personnalité est sa force, sans aucun doute. Et c’est grâce à son caractère finalement très pur que sa musique touche autant le public. En bref, on a toujours envie d’être son meilleur pote en écoutant Domesticated, ce qui n’est pas le cas de Nicolas Ker (chanteur de Poni Hoax reconverti meilleur ami d’Arielle Dombasle). Sa voix, bien que triturée par d’innombrables effets, est chaleureuse et angélique. Les partie vocales sont d’ailleurs des meilleurs aspects du disque, ce qui le rend profond et terriblement attachant. Le choix d’utiliser l’auto-tune à outrance est d’ailleurs tout sauf un hasard : voilà un autre élément domestiqué de sa musique, poli par les codes de la nouvelle génération.

Voilà la conclusion qui explique qu’il s’en tire mieux que la plupart de ses collègues de teuf d’il y a 10 ans : Sébastien Tellier est sympathique et empathique. Son avantage sur les autres, il le tient de sa bonhomie, sa gentillesse, son innocence, son caractère profondément inoffensif. Finalement, le dernier album de Sébastien Tellier est peut-être le meilleur des survivants de la scène 2005-2010, presque aussi juste, honnête et clairvoyant que Metronomy Forever, dans un autre registre. Cela nous rappelle qu’avant toute chose, la musique est une affaire de génération.


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