Surrender : tout ressentir avec Maggie Rogers
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Auteur·ice : Flavio Sillitti
01/08/2022

Surrender : tout ressentir avec Maggie Rogers

C’est en plein cœur de Pigalle, sous un grand ciel bleu précédant l’été, que l’on rencontre Maggie Rogers. Installée en terrasse, finissant le plateau de fromage qu’elle s’était enfilée pendant l’interview précédente, elle respire le naturel et la sympathie. Tout chez elle est une question d’énergie : son humour décomplexé, sa chaleur avenante, son style impeccable et insouciant à la fois. Le temps d’un instant qu’on a plus que jamais envie de qualifier de “partage”, l’artiste nous parle de spiritualité, de la puissance qui ne crie pas, des joies du fantasme romantique à la Jack Kerouac et de la transparence émotionnelle. 

Alors qu’elle nous dévoile les secrets de son dernier album Surrender, sorti le 29 juillet dernier, on remarque la façon dont Maggie Rogers s’ancre dans le présent. Dans un monde qui va trop vite, l’Américaine s’arrête régulièrement pour savourer les détails. Deux semaines seulement après avoir décroché un diplôme à Harvard en “religion et vie publique”, elle nous parle de sentiments avec une consistance magnétique et une bienveillance à l’écoute qui rend la conversation symétrique. Elle approche l’exercice de l’interview comme le jeu qu’il est dans le fond, comme une occasion de laisser deux sensibilités rentrer en collision.

L’énergie qui émane d’elle en cette après-midi ensoleillée rend son discours sur la sincérité émotionnelle plus convaincant que jamais. Quand Maggie Rogers nous parle de se soumettre à ses sentiments, sans filtre, on ne peut que la croire. Il suffit de tendre l’oreille sur le lâcher-prise sonore de Want Want, sur l’intimité percutante de I’ve Got A Friend, l’intensité de Begging For Rain ou la romance débordante et brûlante de Anywhere With YouMaggie Rogers n’est qu’une boule d’émotions et elle compte bien laisser à chacune d’entre elles la tribune adéquate.


 

La Vague Parallèle : Hello Maggie ! Tout d’abord, félicitations pour cette année bien chargée : il y a ton nouvel album, mais également un diplôme à Harvard. Comment tu te sens ? J’imagine que c’est différent que pour la sortie de ton premier album Heard It In A Past Life. 

Maggie Rogers : Merci beaucoup ! J’imagine que je me sentirai différemment quand l’album sera sorti, parce que pour l’instant je t’avoue que tout me paraît un peu irréel. J’ai été diplômée il y a seulement deux semaines, donc je suis encore un peu secouée. (rires) Mais dans l’ensemble, tout est vraiment fun. Je n’avais pas mis les mains dans cette « music life » depuis longtemps et c’est un vrai plaisir d’y revenir. 

La Vague Parallèle : Comment as-tu géré simultanément l’écriture du nouvel album et ce Master à Harvard ?

MR : Tout était assez fluide, étonnamment. La majeure partie de l’album était écrite avant que je commence mes études. Pendant ces deux années à Harvard, je suis restée dans cette sphère de création car la matière que j’étudiais abordait des notions comme la spiritualité dans le métier d’artiste, les relations entre une audience et l’artiste, et bien d’autres choses liées à cette « music life ». Du coup l’écriture de l’album et les études que j’ai entreprises en parallèle m’ont semblé ne faire qu’un.

La Vague Parallèle : Une preuve que les deux sont liés, c’est que le titre de l’album Surrender est aussi le titre de ta thèse de fin d’études. Comment le côté académique de ta thèse a-t-il influencé le côté artistique de ce nouvel album ?

MR : La majeure influence que mon apprentissage à Harvard va avoir sur cet album, c’est sur la façon dont je vais le transposer sur scène. Comment je vais me connecter à mon audience, comment je vais penser mon live.

La Vague Parallèle : Surrender (« capitulation, abandon » en français) est un mot qui peut revêtir plusieurs sens. Qu’exprime-t-il pour toi ? 

MR : Pour moi c’est un mot très positif. Ça m’évoque le fait de ressentir complètement tout ce qui peut être ressenti, en tant qu’expression de vie. C’est vraiment une question de s’abandonner à tous ces sentiments qui nous habitent et de les exprimer sans filtre : la joie, la peine, la colère. Tout ressentir. 

La Vague Parallèle : Cette notion de « sentiments » fait directement écho à la spiritualité, qui était le sujet central de tes études à Harvard. Tu dirais que la spiritualité a toujours eu une place importante dans ta vie ?

MR : Je pense, oui. J’estime que les moments les plus spirituels de ma vie sont liés à la musique : aller à des concerts, faire de la musique. La musique est une forme de religion. 

La Vague Parallèle : En parlant de religion, cette expérience a-t-elle altéré tes croyances personnelles ?

MR : J’ai été amenée à analyser et décrypter de nombreuses formes de religions plus « traditionnelles » et cela m’a fait réaliser que ce en quoi je croyais – la nature, l’art et la liberté – sont toujours ce en quoi je crois. Sans vouloir sonner dramatique, la vie est un chaos. (rires) La religion est une façon d’organiser ce chaos. Mais, au final, personne ne sait rien à propos de ce chaos, il n’y a pas vraiment de réponse. Du coup, je crois que toutes les croyances se valent, car elles se rejoignent dans cette espèce d’ingénuité totale. 

LVP : Il y a une ligne dans le refrain du titre Honey qui m’a fait sourire : « If you’re wondering what to do with your life, well honey if I knew I’d tell you. » Cela casse l’image de l’artiste aux textes moralisateurs qui impose une pseudo « sagesse » et une façon de penser. C’était ton intention, d’assumer cette ingénuité ?

MR : C’était vraiment ma façon de dire : I don’t fucking know. (rires) Et c’était important pour moi de reconnaître qu’il n’y a aucune raison valable pour que j’en sache plus que les gens qui m’écoutent ou qui me suivent. Il y a une pression sur les artistes qui les place dans des postures de je-sais-tout et de porte-drapeau. Pour ma part, je me sens vocale sur pas mal de sujets, mais je n’ai pas la prétention de prétendre mieux savoir que quelqu’un·e d’autre.

 

La Vague Parallèle : Sur ce nouvel album, tu sonnes tellement plus franche et intrépide. Notamment au niveau sonore, avec les guitares saturées que l’on retrouve sur les deux lead singles That’s Where I Am et Want Want. C’était volontaire de revenir avec une telle frontalité ? Que traduit-elle ? 

MR : Quand je fais de la musique, c’est à la fois thérapeutique et autobiographique. Pendant la pandémie, je me suis sentie si vide. Faire des morceaux était une façon de passer le temps et de m’amuser. Pour être tout à fait transparente avec toi, j’ai commencé cet album parce que je m’ennuyais. Et pour combler cet ennui, ce vide qu’on traversait, j’avais besoin de sonorités que je pouvais ressentir complètement, physiquement. Et puis il y avait quelque chose de très apaisant dans le fait de jouer avec la distorsion des guitares électriques, de pouvoir contrôler ces vibrations si instables. C’était comme ma réponse à la pandémie. 

LVP : Tu as vraiment créé la musique dont tu avais besoin à l’époque, c’est ça ?

MR : Exactement. Tout était si calme, trop calme. Il y avait tous ces albums de musique plus douce et triste qui sortaient à l’époque. Autant je les aimais et j’en ai tiré beaucoup de réconfort, mais j’étais aussi en mode « Fuck, man. » (rires) J’avais besoin d’attitude, de danger, de spontanéité, d’une musique que je pouvais presque ressentir jusque dans mes dents. C’est cette musique que j’ai voulu produire pour Surrender.

LVP : Au-delà des sons, tu te dévoiles également plus intrépide au niveau des textes.

MR : I talk the talk ! (rires)

LVP : Exactement ! Sur Anywhere You Go, par exemple, on retrouve la brutalité de l’amour inconditionnel et j’étais bluffé par la force des mots et cette image du road-trip que tu utilises pour le décrire. La première question qui m’est venue à l’esprit en l’écoutant était de savoir à quel point c’était challengeant de, tout d’abord, ressentir cet amour, puis de l’intellectualiser et, finalement, de le mettre en musique de cette façon. 

MR : C’est à la fois splendide et horrible. (rires) J’aime beaucoup ce morceau, c’est d’ailleurs le premier que j’ai terminé pour l’album. C’est cette idée de s’évader, de courir loin avec quelqu’un·e que tu aimes. Cela m’évoquait les fictions romantiques de Jack Kerouac. Et j’étais si avide de romance ! J’étais amoureuse à l’époque – je le suis toujours – donc je connais la romance, je vis la romance. Mais il y a la romance qu’on partage en pyjamas dans la cuisine et la romance qu’on expérimente lors d’une folle nuit dans un motel, au milieu d’un road-trip imprévu. Je voulais célébrer cette romance plus émancipante. 

LVP : L’écriture de ce morceau a dû être tout particulièrement libératrice en période de confinement.

MR : C’est certain ! J’avais envie de me sentir chamboulée, de mettre mes sentiments à nu, vulnérables, car tout semblait si ennuyant et vide de sens à cette époque. Les seuls sentiments qu’on s’autorisait à explorer étaient la peur et l’inquiétude et je voulais redonner de la place à d’autres sentiments comme l’amour, le désir, le lâcher-prise, l’extase et la transcendance. Et j’y suis parvenue à travers la musique.

LVP : Et ça s’entend !

MR : Tu dis ça parce que je passe les trois quarts de l’album à hurler dans mon micro ? (rires)

LVP : Un peu. (rires)

 

LVP : Certains morceaux donnent vraiment l’impression que tu as pris beaucoup de plaisir en studio, en délaissant les côtés plus techniques et minutieux pour davantage te tourner vers l’émotion et l’énergie. Je pense par exemple à la fibre rock de Shatter. 

MR : Pendant toute la création de ce morceau, je ne pouvais pas m’arrêter de penser à ce qu’il donnerait sur scène. Ça me réjouit tellement. Je n’ai jamais perdu l’espoir que le monde redeviendrait ce qu’il était, du moins pour ce qui est des performances live. C’est un élément de ma vie qui m’a tellement manqué que je veux vraiment proposer quelque chose de fun. J’ai toujours écrit les chansons que je voulais entendre en tant qu’auditrice de musique, mais désormais je veux aussi proposer les shows auxquels je veux assister en tant que spectatrice. Et la façon dont j’ai créé ce morceau résonne avec cette volonté. 

LVP : En parlant de performance live, j’aimerais te parler de celle que tu as délivrée au Coachella cette année et qui est étroitement liée à ton parcours académique à Harvard. 

MR : Exactement ! Ma performance au Coachella était en réalité le sujet de ma thèse de fin d’études. 

LVP : En apprenant que tu utilisais tes propres concerts comme matière d’étude, je me suis demandé si tu n’avais jamais peur de perdre le mystique et la magie de ces moments uniques à force de les analyser d’un point de vue théorique et technique. 

MR : Oh, c’est intéressant. En réalité, je n’ai pas peur de perdre le côté abstrait de la performance car je ne suis pas vraiment dans l’analyse. Ma procédure repose surtout sur la notion d’intention, sur le fait d’opérer des choix actifs. Ma recherche s’est beaucoup articulée autour d’éléments comme la façon dont on s’échauffait avec mon équipe, la façon dont le band était placé sur scène, les choses que je disais entre les morceaux, l’ordre de ma setlist. J’ai fait en sorte que toutes ces choses qui constituent un show n’aient que deux objectifs clairs : créer une connexion avec le public et générer une sensation de transcendance en moi. Ce n’est pas vraiment l’analyse critique d’une prestation, mais plutôt l’envie d’aller plus loin. 

LVP : C’est vraiment une affaire de détails et de ce qu’ils veulent dire.

MR : En quelque sorte, oui. Tout simplement, c’est comme quand tu t’assieds à une table (elle saisit les éléments de la table pour appuyer son propos, ndlr.) : le fait que le bar ait choisi cette forme de verre, ça influence la manière dont tu vas interagir avec. Même la lanière dorée tout autour de cette table, ça va potentiellement avoir un effet sur nous. C’est tous ces détails, pourquoi sont-ils présents ? Et comment nous influencent-ils ? Et j’aime porter cette attention sur les détails, car j’aime jouer avec les sens et les ressentis. Musicalement, je transpose ça dans l’attention portée à la façon dont les guitares et les batteries résonnent, par exemple. Pas seulement le volume ou le tempo, mais leur portée, leur résonance, leur profondeur.

LVP : L’album est truffé de petits détails subtils également. J’ai été intrigué par la très brève section de cuivres à la fin du premier morceau Overdrive.

MR : Oh, tu l’as repérée ! Derrière ce son de trompette, c’est Giveton Gelin, un trompettiste hyper talentueux qui enregistrait dans le studio d’à côté avec Jon Batiste, qui est un bon ami à moi et qui est d’ailleurs très présent sur Surrender. Ils sont tous les deux venus voir ce qu’on cuisinait en studio et on leur a joué Overdrive. Giveton avait sa trompette avec lui, et je lui ai spontanément demandé s’il voulait jouer quelque chose. Il avait moins de dix minutes devant lui, donc il n’a su faire qu’une seule prise et c’est celle qu’on a gardé à la toute fin du morceau. Le symbole derrière cette anecdote, c’est celui d’un procédé vivant, dynamique. J’avais envie que l’histoire de cet album s’écrive aussi dans sa création, dans sa production.

LVP : À t’écouter, on ressent que la production de cet album a vraiment été une affaire très intense et riche. Tu dirais que tu places la création au-dessus du produit final ? 

MR : Oui, totalement. La joie de la production, de la confection, de la création, cela surpasse la finalité. J’ai pris conscience que l’art, ce n’était pas tant les morceaux isolés, dans leur forme finale, mais plutôt la façon dont ils ont pris vie. Une fois que j’ai compris cela, j’ai voulu que mon procédé de création soit le plus fun possible, car c’est ce que je veux que mon art m’apporte.

LVP : L’album est très puissant dans sa globalité, mais on retrouve une parenthèse radicalement plus douce sur I’ve Got A Friend. Pourquoi ce contraste ?

MR : J’avais vraiment envie d’écrire une chanson d’amour pour mon amie. Il y a tellement de détails dans les paroles de ce morceau, donc cela demandait un habillage sonore plus discret. C’est un morceau très intime, j’ai voulu recréer ce sentiment à travers des sonorités très simples et des inputs sonores qui donnent l’impression de se trouver au milieu de mon salon, avec mes potes Clairo et Claud qui discutent dans un coin, Jon Batiste et Pino Palladino qui jouent ici et là. J’ai tenté de récréer le pouvoir de l’intimité et je ne pense pas que le titre soit moins puissant pour autant. Je crois d’ailleurs que c’est la preuve que la puissance ne découle pas toujours de grandes choses bruyantes et brutales.

My knees are aching, back is breaking
Thinking ’bout the state of the world
When we’re ridin’ all together
It’s a different kind of world

LVP : À la première écoute du dernier morceau Different Kind Of World, je pensais qu’il suivrait la même quiétude acoustique que I’ve Got A Friend, jusqu’à entendre ce bridge vibrant. Qu’exprime ce dernier shot d’énergie ?

MR : Dans n’importe quel morceau, il y a deux messages : ce que les paroles disent, et ce que le son dit. Et j’aurai tendance à dire qu’il y en a un troisième qui apparaît quand on combine les deux premiers. Quand je décide d’écrire un morceau sur ma vision du monde actuel, c’est quelque chose de très personnel et d’introspectif, d’où la douceur des paroles et des trois quarts du morceau qui sont acoustiques et qui expriment ce qu’il se passe en moi. Le bridge, lui, c’est le son que fait le monde autour de moi. J’aime la structure de ce titre en intérieurextérieur. 

LVP : Au niveau de l’imagerie de ce nouvel album, on voit que tu as décidé de miser sur la simplicité avec des shots épurés en noir et blanc. Ce qui marque et donne le ton de ce nouvel univers, c’est surtout ton attitude, un côté rock androgyne assez naturel. D’où te vient-il ?

MR : C’est vrai que j’avais vraiment à cœur de proposer un univers très simple et minimaliste autour de l’album. La pochette traduit cela assez bien. En contraste à cela, je voulais développer une facette de moi qui soit plus intrépide et plus expressive. Quand on pense au terme « rockstar », on l’associe systématiquement à des hommes car les femmes rockstars n’ont que rarement été reconnues ou considérées comme telles. Donc j’imagine que j’ai été chercher le male rockstar en moi pour constituer cette nouvelle identité, et c’était une façon de casser cette idée de binarité aussi. Les gens perdent tellement de temps et d’énergie à comparer les femmes et à générer un esprit de compétitivité entre elles que j’ai préféré m’inspirer de cette force masculine pour mieux brouiller la binarité du milieu visuel artistique.

LVP : Tu as dit que cet album t’avait ramenée à la version adolescente de toi-même, à tes débuts dans la musique. Que voulais-tu exprimer par cela ?

MR : C’est cette idée de revenir à la musique pour m’amuser. Comme au début, quand j’écrivais des textes pour passer le temps, sans penser aux chiffres ou au score de ma musique dans les classements. J’ai aussi cette impression de retrouver la Maggie Rogers de 17 ans car j’ai moins de mal à écrire sur mes relations personnelles, mes ami·es, mes amants. Cette transparence sans filtre, c’est la liberté de l’adolescence, et j’aime l’idée de l’avoir retrouvée le temps d’un instant.


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