Theodora, l’entretien à cœur ouvert
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Auteur·ice : Paul Mougeot
11/04/2021

Theodora, l’entretien à cœur ouvert

C’est peu dire que Theodora carbure à la passion. Depuis la sortie de ses premiers titres en 2015, la jeune artiste a pris le temps de polir son projet au fil des rencontres et des expérimentations, tout en prenant soin de vivre chaque instant avec l’intensité qu’il mérite. Des souvenirs précieusement conservés au fond de son cœur qu’elle nous ouvre aujourd’hui pour parler de son premier album, Too Much for One Heart

La Vague Parallèle : Hello Theodora ! Comment vas-tu ? Comment se passe cet énième confinement pour toi ?

Theodora : Pas trop mal ! Maintenant je suis rodée, j’ai mon petit programme pour ne pas déprimer (rires) !

Récemment, il y a eu ce petit événement qui est la sortie de mon premier album. C’est forcément un peu bizarre qu’il soit sorti pile au moment de ce confinement, mais bon, de toute façon c’est notre réalité en ce moment. Quoi qu’il arrive, je suis contente de pouvoir proposer quelque chose en ces temps de disette. J’espère qu’il fera du bien à tout le monde !

LVP : Ce n’est pas ta première sortie puisque tu avais déjà publié deux EPs par le passé. Est-ce que la sortie de ce premier format long a tout de même une saveur particulière ? 

T : Oui, bien sûr ! Ce qui est très étrange, c’est que je devais sortir cet album il y a un an, au printemps dernier, et que ça a été décalé avec tout ce qui s’est passé. C’est le cas pour plein de gens, mais ça aurait eu une saveur différente à ce moment-là. Cela dit, ça m’a laissé une année de plus pour préparer cette sortie et d’une certaine manière, je me suis sentie moins ingénue vis-à-vis de tout ça. En tout cas, je sors cet album en ayant le sentiment d’avoir donné le meilleur de ce que j’avais à donner. C’est une sensation rare, très satisfaisante.

En ce moment, je reçois des messages des gens qui partagent ma musique et ça me touche beaucoup, je pense que c’est vraiment ce pour quoi on fait de la musique. Quand on se sent prêt à la partager, c’est pour des gens qu’on ne connaît pas, donc c’est génial. À côté de ça, je commence aussi à avoir de bons retours de la presse qui donnent lieu à des choses que je n’avais encore jamais eues, des propositions de promo télé par exemple. C’est encourageant, mais de toute façon, quels qu’auraient été les retours, c’est ce que j’aime faire chaque jour, qu’il pleuve ou qu’il vente, donc je ne me serais pas sentie découragée si les retours avaient été moins positifs.

LVP : On te retrouve donc deux semaines après la sortie de ton premier album, Too Much for One Heart. Est-ce que tu peux nous parler un peu de son histoire, de sa conception ?

T : Après la sortie de mon deuxième EP, Obsession, j’ai reçu un message de SAGE, qui me disait qu’il aimait bien ma voix et ce que je faisais. Il m’a proposé qu’on se rencontre et en une séance, c’était plié : on s’est dit que ça marchait super bien et qu’on allait travailler ensemble. De mon côté, j’avais accumulé des maquettes, des idées de compos, des textes, on a mis en forme tout ça et ça a donné onze morceaux. Ce processus a pris à peu près deux ans parce qu’on avait beaucoup de choses à faire, lui était très occupé, moi je partais en tournée avec d’autres artistes en tant que bassiste, mais à chaque fois qu’on se retrouvait, c’était vraiment pour faire de la musique, il n’y avait pas d’autre intérêt que ça. Il voulait vraiment m’aider à faire le meilleur disque possible et forcément, ça a noué un lien d’amitié très fort entre nous.

Maintenant, on travaille sur d’autres projets ensemble, y compris avec Etienne Caylou, un ami de SAGE, qui a mixé l’album et qui est également devenu un proche. Ces dernières années, j’ai eu la chance de ne pas trop être sollicitée par des labels ou par d’autres structures et de pouvoir prendre le temps de savoir ce qui me convenait. Petit à petit, je me suis créé une famille que j’ai vraiment choisie et c’est plus important pour moi : travailler avec des gens en qui j’ai entièrement confiance et être productrice de ma musique. C’est quelque chose qui me tient vraiment à cœur.

LVP : Justement, tu as choisi de sortir ce premier long format six ou sept ans après tes débuts dans la musique. Dans un premier temps, tu as surtout accompagné d’autres projets sur scène tout en mûrissant ton propre projet à côté, petit à petit. Est-ce que c’est cette démarche qui a permis de façonner le projet Theodora tel qu’on le connaît aujourd’hui ?

T : Déjà, ça m’a apporté un certain équilibre à l’échelle de ma vie. Plutôt que de toujours me trouver dans le rush, dans l’urgence, j’ai appris à prendre le temps de savoir ce que je voulais vraiment. Je crois que le fait de collaborer avec différents projets m’a donné le loisir de façonner mon propre mode de travail.

Je pense que j’ai appris quelque chose de chaque tournée, de chaque personne avec qui j’ai travaillé. Par exemple, jouer avec Ricky Hollywood m’a beaucoup débridée sur la partie scénique, travailler avec Barbagallo m’a donné envie de jouer de la basse autrement. Il a toujours des lignes de basse tellement incroyables que ça m’a redonné l’envie de faire de la basse un instrument principal de mon projet. Avec SAGE, j’ai plutôt perfectionné le songwriting… Je crois que j’ai envie de continuer à faire ça toute ma vie, toute ma carrière d’artiste. Je pense que c’est la meilleure manière d’aborder sa vie musicale.

LVP : Effectivement, à l’origine, tu es bassiste. Quelle place est-ce que cet instrument occupe aujourd’hui dans ton processus créatif ? Est-ce qu’il t’arrive toujours de composer à la basse ?

T : En fait, je ne pars pas vraiment de la basse. Je pars plutôt d’une grille d’accords ou d’une ligne mélodique que je fais sur un synthé et ensuite, c’est là que la basse intervient. Dès que j’ai ma grille d’accords, je commence par faire une rythmique et une ligne de basse. Ça guide beaucoup l’intention de mon morceau. J’ai l’impression que la ligne de basse et la rythmique peuvent vraiment twister un morceau. La signature rythmique d’un morceau est essentielle, elle peut vraiment tout changer.

Forcément, moi, j’y accorde beaucoup plus d’importance, j’y mets beaucoup de cœur. Je pense que malgré tout, j’ai une approche rythmique de la musique.

LVP : Ce qui est chouette, c’est qu’on ne se dit pas forcément à l’écoute de cet album que c’est l’œuvre d’une bassiste. Je le vois plutôt comme une collection de sentiments et d’influences très riches, parfois contraires et souvent complémentaires, qui forment une sorte de carte d’identité musicale de ce qu’est aujourd’hui le projet Theodora. Est-ce que c’est comme ça que tu as imaginé ce disque ?

T : Je crois que c’est tout à fait ça mais ce n’était pas mon postulat de départ. C’est plutôt une conclusion a posteriori. Je me suis dit que c’était vraiment des facettes de mon cœur, c’est pour ça que je l’ai appelé comme ça. Mon cœur déborde d’un trop-plein d’expériences et finalement, à chaque fois que je vis quelque chose de fort, j’en fais une chanson, que ce soit une expérience personnelle ou quelque chose que j’observe chez quelqu’un d’autre. Souvent, ça passe par le prisme de l’empathie.

Mais oui, complètement, c’est comme une sorte de curriculum vitæ en plus sympa (rires).

LVP : Tu explores dans ce disque des registres qui sont extrêmement différents, de la musique électronique à la chanson française beaucoup plus traditionnelle dans son approche en passant par des morceaux à la mélodie et aux arrangements bien plus urbains, presque RnB. Comment est-ce que tu parviens à conserver une cohérence aussi convaincante entre ces différents registres ? Quel est le fil rouge qui les unit ?

T : Justement, j’avais un peu peur de cet éclectisme. Ça part de quelque chose d’assez sincère, ce sont des choses qui infusent en moi : le hip-hop queer, l’électro, des projets comme Austra, Trust, Blood Orange qui m’ont beaucoup marquée.

SAGE m’a aidée à créer ce fil rouge qui fait que chaque chanson trouve sa place au sein de l’histoire globale de cet album. Ça constitue un système qui fonctionne. C’est aussi ce que j’ai voulu construire dans les visuels : on peut avoir le sentiment que ça part un peu dans tous les sens, mais ça crée globalement une forme de système. La vie est faite de ça, de polarités, de contradictions, qui correspondent à une certaine vision d’ensemble.

LVP : Est-ce que tu as comme volonté de continuer à jouer sur ces différents tableaux ou est-ce que tu vas explorer l’une de ces pistes en particulier pour la suite ?

T : Je ne sais pas vraiment pour le moment. C’est vrai que la création de toutes ces chansons s’est étalée sur six ou sept ans, c’est aussi ce qui explique qu’elles soient aussi différentes les unes des autres. La prochaine fois, je serai peut-être un peu plus rapide, donc je me trouverai peut-être dans une seule de ces phases (rires).

Pour le moment, j’ai surtout un projet d’EP en langues européennes sur lequel j’avance bien. J’ai l’impression que c’est un peu plus resserré dans le propos, quand même.

LVP : Tu as l’air de te sentir particulièrement à l’aise et de t’épanouir dans le cadre de tes nombreuses collaborations, que ce soit avec les artistes que tu as accompagnés sur scène, avec Zoé Hochberg en live dans le cadre de ton projet, ou bien avec Etienne Caylou et SAGE, qui ont travaillé sur ton premier album. Qu’est-ce que tu recherches dans ces collaborations ? Un équilibre, une inspiration ? 

T : C’est intéressant parce que c’est une question que je me suis souvent posée, notamment quand ça n’allait pas trop et que j’avais l’impression de me trouver dans une impasse. Quand je suis trop dans ma tête, trop seule, tout prend des proportions terribles et c’est trop pour mes petites épaules. Travailler avec d’autres gens, ça permet à la fois de relativiser les problèmes et d’enrichir ton propos. 

À certains moments de ma vie, j’étais très solitaire. Je me suis un peu fait violence pour casser ça parce qu’à chaque fois que j’ai fait confiance à quelqu’un, que ce soit Zoé, SAGE, Etienne ou même Nicolas Lockhart, avec qui je fais des remixes, ça a toujours été pour le meilleur, ça m’a toujours rendue plus heureuse et plus épanouie. Je crois que pour moi, la collaboration est quelque chose d’absolument essentiel. Parfois, il y a des chansons qui ont mariné dans ma tête pendant des années et que je voulais produire de A à Z. Ça a marché pour certaines et pas du tout pour d’autres. Pour certaines, j’ai dû toquer à la porte d’Etienne au bout de sept ans en lui demandant si on pouvait se mettre dessus et on les finies en deux jours. Comme quoi !

Dans le cas d’un groupe, c’est encore différent. En tant que bassiste, ma position n’est pas du tout la même que celle de productrice ou de chanteuse, mais j’aime aussi beaucoup me mettre au service d’un projet. C’est complètement différent : il faut s’avoir s’affirmer ou s’effacer au bon moment.

LVP : Et si on ne se fixait aucune limite, est-ce qu’il y a une collaboration qui te ferait rêver ?

T : J’aimerais trop faire un duo avec Weyes Blood. C’est très différent de mon univers mais c’est une artiste que je trouve incroyable.

LVP : Tu fais partie de ces quelques artistes qui sont parvenus à monter sur scène en 2020 puisque tu avais rejoint le chouette collectif Tenaces qui s’est produit au Hasard Ludique dans le cadre de concerts d’improvisation. Comment s’est passée cette expérience pour toi ?

T : C’était génial ! J’ai fait une de ces soirées avec Ricky Hollywood et Vincent Mougel, qui sont deux artistes que je connais très bien. J’ai vraiment adoré ça, j’ai trouvé ça hyper libérateur, presque cathartique. Partir de trois accords, trois notes et faire n’importe quoi dessus, c’est quelque chose qu’on n’a plus vraiment l’occasion de faire. En plus ce sont des musiciens très brillants, donc ça aide. Savoir que tu as des instrumentistes géniaux en face de toi, ça ôte une grosse pression.

Même en tant que spectateur, je crois que ça apporte vraiment quelque chose de nouveau. Le fait que ce soit de l’improvisation, ça casse la barrière qui peut se trouver entre l’artiste et son public.

LVP : Comment tu t’imagines le porter sur scène, ce nouvel album ?

T : J’y pense beaucoup en ce moment. Sur mon dernier clip, Vagues dans la mer, j’ai travaillé avec deux scénographes, Agathe Deburetel et Louis Kotchine et c’est justement avec Agathe qu’on va essayer de trouver une scénographie intéressante pour matérialiser cet album sur scène parce que je serai seule à la porter en live. Du coup, je pense qu’une petite scéno’ sympa s’impose.

J’espère remonter sur scène le 8 juin prochain à FGO-Barbara pour un concert avec Peur Bleue et j’en lancerai un autre à l’automne sous mon nom.

LVP : Pour terminer, est-ce que tu peux partager avec nous une découverte musicale, littéraire, cinématographique récente ?

T : Je lis beaucoup en ce moment alors ce sera plutôt un livre. Je vous conseille vivement la correspondance de Lawrence Durrell et Henry Miller, c’est vraiment mon livre de chevet. Ce sont deux écrivains qui avaient une vingtaine d’années d’écart et qui ont un échange assez libre. C’est quelque chose qui m’habite depuis un moment, je lis une lettre tous les soirs !


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