Une conversation avec Biche
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Auteur·ice : Charles Gallet
15/08/2019

Une conversation avec Biche

Les Nuits des Perséides ont lieu entre le 11 et le 15 août, la nuit la plus active de la pluie des Perséides est celle du 12 au 13 août de 2 à 5 heures du matin. Le moment était donc idéal pour partager avec vous notre interview d’Alexis Fugain, leader de Biche dont le premier album s’intitule… la Nuit des Perséides. Retour sur une conversation où on a parlé intemporalité, usage du français, de l’utilisation des consonances comme partenaire rythmique et où on a cherché à découvrir, en vain, l’origine du nom Biche.

LVP : Salut Alexis, comment vas-tu ?

Alexis : Plutôt bien. D’autant mieux qu’on a appris aujourd’hui qu’on est entrés en playlist sur France Inter. Je suis content, c’est une bonne nouvelle, je t’avoue. Tout va bien dans le meilleur des mondes.

LVP : Tu as mis six ans entre la création du groupe et la sortie du premier album. Comment tu te sens après cette longue gestation ?

A : Il se trouve que j’en discutais juste avant au téléphone : en réalité, l’élaboration de cet album ne s’est pas du tout faite sur six ans. Ce qui est dit, c’est qu’entre le moment où le groupe s’est créé et la sortie réelle de l’album, il s’est passé six ans. En réalité, on n’a pas pensé à l’album du tout au départ, on ne s’est pas dit qu’il fallait sortir un album, on faisait majoritairement des répètes, des concerts, on s’amusait quoi !

Le groupe a pris différentes formes, différentes orientations musicales, on va dire. Au final, l’élaboration de l’album n’a pris vraiment que deux ans et demi, et c’est quelque chose qui s’est fait un peu par paliers. C’était un peu du dépassement. Ce n’était pas un truc limpide qui a fait que l’album est sorti d’un coup : ça a été beaucoup de travail, parce que j’avais certaines attentes de rendu, de désirs d’écoute et il fallait que j’apprenne avant de pouvoir le faire. Donc, en fin de compte, c’était une gestation assez longue, parfois assez compliquée à gérer émotionnellement, mais qui m’a apporté beaucoup de choses d’un point de vue personnel et au niveau de la musique.

LVP : C’est ce que j’allais dire, l’album est très “produit”, ta recherche esthétique est très importante. C’est ça qui t’a finalement pris le plus de temps ? Tu as peut-être un côté un peu “control freak” sur ta musique non?

A : Ah oui, oui, complètement. J’essaie de me rassurer un peu, mais je ne pense pas avoir ce côté “control freak” dans tout. Je l’ai eu pour ce premier album parce que je sentais que c’était important de l’avoir pour réussir à imposer vraiment quelque chose de nouveau entre ce qu’on faisait avant et ce que je voulais faire. Et pour moi, ça passait par l’exigence de soi, pour se dépasser vraiment. Après, je n’aspire pas à faire toujours de la musique comme ça, qu’on soit bien clair, mais… j’ai perdu le fil de la question du coup.

LVP : On parlait du côté “control freak” et de la patte esthétique.

A: Oui je l’ai eu. Je l’ai eu beaucoup même. L’album est très produit, mais on n’a pas fait de la production au sens moderne, on a juste vraiment pris soin des sons. Avec Vincent, qui est le coproducteur de l’album, on a vraiment fait en sorte de se rapprocher le plus possible de la culture du son un peu à l’ancienne. On a essayé de se rapprocher de certaines prises, sans forcément se dire que le son doit être énorme, mais plutôt que la prise doit retranscrire un état d’esprit. C’était un peu déconstruire une façon de travailler qu’on avait avant, pour le faire de façon un peu nouvelle.

LVP : Et fatalement, comment transposes-tu cette esthétique-là du studio au live ? Est-ce que vous avez enregistré tous dans la même pièce ?

A : Pour l’enregistrement, on a fonctionné par sections. Section rythmique, puis guitare, ensuite claviers, tout ça, une première fois. Et puis après, moi, j’ai réenregistré beaucoup de choses au-dessus. Mais globalement, la souche des morceaux, à part deux ou trois morceaux, on les a enregistrés en groupe et, en fin de compte, on s’est retrouvés avec une base de morceaux qui marchaient aussi bien en live avec les mêmes sonorités, des sons finalement très bruts. Donc on n’a pas eu trop de mal à retranscrire l’album du studio aux concerts. Ça change un peu, parce qu’on aime bien réarranger, mais je pense que le son qu’il y a sur l’album a une utilisation assez directe. Et comme le coproducteur de l’album, Vincent, est notre ingénieur son, en live c’est assez simple.

LVP : Pour moi, ton album, c’est un peu une ode à l’oisiveté. Est-ce que ce n’est pas un peu étrange de faire une œuvre, et donc un travail, qui parle justement du fait de ne rien faire ?

A : C’est le grand point de contradiction de cet album. Il est vraiment question de s’octroyer du temps personnel pour faire différentes choses ; savoir s’extraire du monde un petit peu pour mieux pouvoir le réintégrer à terme. Et, en fin de compte, à titre personnel, quand je ne travaille pas, j’adore vraiment ne rien faire. J’aime vraiment la contemplation. Parfois je suis même à la recherche de cet état d’ataraxie totale où tu es si bien que tu en oublies tous tes soucis.

Si jamais tu travailles bien, tu peux t’octroyer du temps et savourer ce moment comme une vraie pause. Si jamais tu ne penses qu’à la détente, tu ne peux pas savourer vraiment le moment que tu passes à être tranquille. Et inversement, si tu ne prends pas du tout le temps de vivre, bah tu ne peux pas savourer non plus. Il faut trouver le bon équilibre au fond. Ça peut sembler paradoxal, mais en même temps, je trouve que ça fait un tout.

 

LVP : C’est marrant : j’ai écouté plusieurs fois ton album juste en regardant le plafond de mon studio, en étant justement allongé et en ne faisant rien d’autre et je trouvais que ça passait à merveille…

A : Ça me fait plaisir, parce que ce n’est clairement pas un album que tu peux mettre en soirée. Ce n’était pas le but. Ça dépend le genre de soirée, mais c’est vraiment un album qui fait que le temps se décante un peu et que tu peux vraiment te perdre en regardant un mur ou en regardant un parapluie ou en regardant n’importe quoi. C’est un disque tranquille.

LVP : Je trouve aussi que c’est un album très nocturne. J’ai l’impression qu’il est marqué par des images qui te viennent la nuit ou des visions apparaissent quand tu ne dors pas. Comment as-tu écrit l’album ?

A : Quand il a été question de faire un album, j’ai commencé à me poser la question de l’axe à lui donner. Est-ce qu’on devait faire dix morceaux qui n’ont rien à voir ou liés les uns aux autres, et si oui, comment tu les lies ? Est-ce qu’un album concept, ça a vraiment beaucoup de sens aujourd’hui ? C’est-à-dire vraiment raconter une histoire… je me suis posé plein de questions.

Pour finir, je crois que l’année juste avant que je commence à bosser sur l’album, il y a eu un moment particulier : on était en août, la nuit du 12 au 13 et il y a cette fameuse nuit des Perséides, justement, au cours de laquelle tu vois le plus d’étoiles filantes.

Et, pour l’histoire, on a passé une soirée avec ma sœur, ma mère et ma copine : on était dehors allongés sur des tables et à ce moment-là, tu passes du temps quand même à regarder des étoiles filantes donc tu réfléchis à plein de choses en même temps et je me suis dit “en fait là je me sens particulièrement bien” et j’ai réalisé qu’il me fallait juste un cadre spatio-temporel. Un moment qui va se passer de telle heure à telle heure, même si les morceaux ne sont pas interconnectés et ne se répondent pas nécessairement, j’imagine que le fait de créer les morceaux dans cet état d’esprit, de les caler dans ce cadre nocturne fait qu’à terme je ressens ce genre de choses, les divagations de quelqu’un qui passe la nuit de manière posée.

LVP : Je trouve que l’album raconte vraiment une histoire, mais en même temps, comme tu dis, il y a des chansons qui peuvent s’extraire facilement du lot. Je me demandais si pour toi, il existait une façon idéale d’écouter ton album, ou pas du tout ?

A : Je pense qu’il y en a deux. Déjà il y a la classique et c’est la principale, c’est celle de l’écouter de A à Z sans essayer de changer ou de sauter un morceau, parce qu’on a essayé de faire en sorte que tout découle, il existe des liaisons entre les morceaux… Et sinon il y a une autre façon, mais je pense que si tu l’écoutes avec la deuxième méthode tu vas passer au-dessus de certains morceaux, car normalement dans cet album, chaque morceau répond à un autre. Par exemple, L’essor répond au Déclin. Et ça fonctionne un peu en binôme, il y a certains motifs harmoniques ou certains éléments de l’arrangement qui s’apparentent un peu les uns aux autres. Si tu écoutes Le déclin et que tu écoutes L’essor, ils sont un peu collés, d’une certaine manière. Mais l’exemple le plus frappant, c’est Kepler Kepler et Fugue, qui fonctionnent en duo ; Le Laboratoire et Film Noir, qui se suivent aussi. Donc je pense que tu peux l’écouter un peu comme ça aussi, oui. Mais idéalement il faut l’écouter depuis le début.

LVP : Ce que j’ai aussi remarqué, c’est qu’il n’y a aucun marqueur temporel dans l’album, dans le sens où ce n’est pas un album que tu peux fixer à une époque. Donc je me demandais si c’était une chose à laquelle tu avais pensé, ou si ce n’était pas réfléchi du tout ?

A : Tu sais, personnellement, j’avais plutôt peur d’être figé dans un truc très revival, très daté 60’s, 70’s. Disons que je m’attendais à ce qu’on me le renvoie et qu’on me dise que c’est clairement de la musique influencée par ces années-là. Je pense que les choix de production ont fait qu’on a parfois vraiment forcé la chose, les références aussi qu’on a et qui ressortent. Mais alors, je ne sais pas trop quoi répondre, parce que moi j’ai la sensation qu’il sent un peu la poussière cet album.

LVP : Oui, mais c’est un peu comme l’album de Drugdealer, en fait. Tu as vraiment une esthétique qui ressort. Si tu l’écoutes maintenant ou 30 ans dans le passé ou le futur, si tu ne prêtes pas attention à la date qui est écrite derrière, tu ne sais pas vraiment quand il a été créé.

A : Putain, j’aurais adoré foutre cet album dans l’oreille de quelqu’un des années 60 pour savoir vraiment ce que ça allait évoquer à ces personnes. Je pense que, mine de rien, dans la façon dont le français est amené dans cet album, c’est le côté un peu plus moderne de cet album. Même au niveau de l’écriture, malgré tout, je retrouve quand même des éléments rythmiques du chant qui ne sont pas communs aux années 60-70. C’est vrai que je n’ai pas pensé nécessairement à cette accroche temporelle d’est-ce qu’il faut que je représente mon époque ou l’époque des années 60 ou 70. Pour moi, il fallait que je représente la nuit, il fallait que je l’illustre entre guillemets, je ne me suis pas posé d’autre question.

LVP : Justement, tu parlais du français. Je sais qu’au départ tu composais en anglais un peu.

A : Oh, c’était il y a longtemps. Avec les garçons qui sont dans Biche, on ne se connaissait pas quand on s’est rencontrés. On avait juste envie de monter un groupe et de faire de la musique, indépendamment les uns des autres. En se rapprochant, fatalement, on s’est tous laissés s’exprimer. Globalement, les références qu’on avait pour commencer à s’apprivoiser étaient clairement des références anglo-saxonnes. Et, à ce moment-là, je n’étais pas dans un esprit de revendication de la langue française. Et je pensais même avoir un assez bon niveau en anglais pour défendre ça, mais il s’avère qu’au final ce n’est pas tant le cas (rires).

LVP : Finalement le français s’est imposé de lui-même ?

A : Au bout d’un moment, oui. On aurait pu continuer à chanter en anglais, mais ça me gênerait de faire des concerts en anglais. Imagine, un jour, on va jouer en Angleterre ou n’importe où à l’étranger, ça me ferait chier de chanter en anglais sur scène et ensuite de devoir discuter avec des Anglais en parlant comme un gland. Du coup, je me suis dit “mais ce n’est pas possible, je ne pourrai jamais assumer vraiment l’anglais“. Je ne peux pas être raccord à 100 % avec ce que je dis en anglais, parce que je ne le maîtrise pas. Comme je peux passer des heures à essayer de maîtriser la langue française, l’anglais aura toujours quelque chose qui m’échappera, je le parlerai toujours avec un peu de maladresse.

 

LVP : Comment tu fais pour faire “groover” le français ?

A : Je crois que ça dépend vraiment de chaque chanteur ou de chaque auteur. Pour moi, et j’en ai déjà parlé avec des amis, les consonnes c’est le réel rythme de la langue française. Quand je dis une phrase comme “Tenterais-tu le tétrahydrocannabinol ?”, il y a tellement de consonnes dans la phrase que d’elle-même elle se rythme vraiment d’une manière particulière. Et je pense que c’est dans les consonances ou assonances, je ne sais pas exactement quelle est la différence d’ailleurs, mais je sens que c’est là-dedans qu’on a une échappatoire. C’est assez compliqué de rendre le truc super groovy, mais, mine de rien, c’est un point de chute rythmique que j’ai trouvé et qui me satisfait assez, les consonnes.

LVP : D’où ça vient ce “Biche” ?

A : Biche, ça représentait à nos débuts un état d’esprit où on se retrouvait dans un endroit champêtre pour répéter, pour passer du temps ensemble et, globalement, c’était un peu l’animal totem du projet. Animal totem ou pas, on s’appelait Bibiche. C’est très flou. Pour l’instant, je pense que notre but, c’est de ne jamais dire vraiment pourquoi on s’appelle Biche. On a déjà justifié dans diverses interviews de 1 000 choses différentes, en disant que ça changera à chaque fois et on s’en fiche. Par exemple, on adore les canards et on s’est appelé Biche.

LVP : J’ai une dernière question, est-ce que tu as des coups de cœur récents que tu voudrais partager avec nous ?

A : Alors, déjà je vais parler du Beau Festival qui a eu lieu le week-end dernier (interview réalisée en mai). Cette année, il y a eu différents projets dont un projet qui moi me touche particulièrement, parce que c’est un projet qui reprend un album de David Axelrod. Je ne sais pas si tu connais, c’est un arrangeur incroyable, qui écrivait sa musique et qui la faisait jouer par les plus grands musiciens de session des années 70.

Donc, ce projet qui reprend un album qui s’appelle Earth Rot de David Axelrod, c’est un projet qui s’appelle HAHA Sounds Collective et qui est leadé par Syd Kemp avec sa copine Victoria. Et c’est vraiment un super band, ils sont genre 29 sur scène, avec une vraie chorale, ça m’a plié en 1 000. Je suis ressorti du concert vraiment fracassé, et hyper ému. J’espère qu’ils pourront tourner un peu. Pour les chanceux qui ont pu le voir, je sais qu’on s’est tous retrouvés après en se disant que c’était vraiment particulier et particulièrement bien. Je pense qu’ils vont être amenés à refaire des dates. Donc ça, c’était pour les concerts. Il y avait aussi Chris Cohen, donc ça j’en profite parce que de toute façon c’est dans mes coups de cœur des albums de cette année, son dernier album est pour moi […] tous ses albums finalement et celui-ci est, encore une fois, un album d’une classe monstrueuse, d’une pertinence absolue. Tout est contrôlé, mais en même temps pas vraiment et c’est parfait pour moi. Il y a peut-être aussi l’album de Jerry Paper qui est paru en début d’année et que j’ai beaucoup écouté. En dernier, il y a un single que BADBADNOTGOOD a sorti avec Little Dragon qui s’appelle Tried, et c’est impeccable. Je pense que c’est le truc que j’ai le plus écouté depuis le début de l’année.

 

 

Un grand merci à Martin pour l’aide dans la retranscription.

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