Yelle : “Si j’ai envie de dire bite dans une chanson, pourquoi j’aurais pas le droit ?”
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Auteur·ice : Valentin Dantinne
12/09/2020

Yelle : “Si j’ai envie de dire bite dans une chanson, pourquoi j’aurais pas le droit ?”

On ne la présente plus. Julie Budet, alias Yelle quand elle collabore avec Jean-François Perrier (GrandMarnier), est une véritable icône de la pop club française. Quinze ans et trois albums après le début de sa carrière – dont on aura l’occasion de parler dans les lignes qui suivent – elle revient avec un nouvel opus qu’elle avoue elle-même moins coloré, L’Ère du Verseau. Un album rigoureux, créatif et surtout poli pour offrir ce que l’on fait de mieux dans une électro-pop francophone. Souvent décriée dans l’Hexagone ou injustement sous-estimée, Yelle profite d’une renommée internationale de plus en plus aguerrie, pour vibrer au plus près de sa vérité. Yelle est avant tout une femme et une artiste comme les autres, dont on adorerait être la sœur, la pote, le filleul ou le fiston. Déjà, parce qu’elle est plutôt cool. Puis, simplement parce que, comme la plupart des artistes, elle se pose beaucoup de questions, et agit « à sa manière », à travers ses chansons. De quoi forcer l’admiration. Entretien.


LVP : Salut Yelle. Comment ça va (rires)

Yelle : Ça va, on peut dire que ça va (rires).

LVP : Le 4 septembre, tu sors L’Ère du Verseau. Si Wikipédia a raison, tu es née en janvier, dans le signe du Capricorne. Alors, pourquoi l’ère du Verseau  ?

Yelle : Alors, l’ère du Verseau, en effet ce n’est pas rapport à moi ou à mon signe astrologique. Mais il y a quand même une signification astrologique. Il y a cette idée que l’on traverse des ères, et on est en train de terminer l’ère du Poissons, une ère très guerrière, centrée sur le pouvoir de la religion, le pouvoir d’un seul Homme. Quelque chose de très guerrier, de très violent. On a entendu parler de cette idée de nouvelle ère, qui est l’ère du Verseau, celle qui suit celle du Poissons. Cette ère est à l’inverse une ère beaucoup plus positive, plus douce, davantage basée sur un rapport fraternel et égalitaire entre les hommes. Quelque chose fait de plus de communication, d’amour, et où tout le monde est au même niveau. Il n’y aurait plus ce pouvoir pyramidal qui régit la société. On aimait bien cette idée que d’une espèce d’un moment de chaos renaisse quelque chose de positif, de beau, et qui s’accorde avec la nature, les hommes entre eux. C’est un peu un nouveau souffle, aussi peut-être accepter qu’il y ait pu avoir des choses pas très agréables. L’ère du Verseau, elle est censée commencer pour certains en 1970 et pour d’autres en 2160, donc il y a une marge assez large (sourire). C’est difficile de dire quand ça va commencer. Mais je pense que toutes les générations qui ont connu des guerres ont pu se dire « on vit quelque chose qui ne va pas, il y a quelque chose qui ne fonctionne pas, les guerres, la violence, les inégalités ». J’ai l’impression aussi moi de ressentir ça, je me dis que ce n’est pas possible d’être autant dans un monde qui brûle à certains endroits, qui tue à d’autres, qui affame encore ailleurs. C’est super déroutant d’imaginer le monde dans lequel on vit et sa dureté. Donc on aimait bien l’idée de se dire que de ce tout ce bazar va naître quelque chose de positif à un moment donné, quelque chose de beau.

LVP : Donc ce serait cette idée de nouveau souffle, l’essence globale de l’album ?

Yelle : Oui. Je crois que c’est un album qui est peut-être plus intime, dans le sens où c’est peut-être comme si on enlevait une carapace et on montrait des choses qu’on n’a pas montrées ou dites avant. En même temps, c’est aussi une continuité parce qu’on avait déjà peut-être évoqué certains sujets comme la mort ou la mélancolie, mais peut-être de manière moins frontale, c’est sans doute un peu plus évident dans cet album. Puis, je crois que c’est un album plus mélancolique de manière générale, sur lequel il y a un petit peu un voile qui s’est déposé, mais ça n’empêche pas d’avoir de la danse, des moments de joie et des moments de fête. Mais il y a en effet un côté plus sombre je dirais.

LVP : Est-ce que tu es au courant que certaines personnes, qu’elles aient la quarantaine ou la vingtaine, sont restées bloquées à la Yelle de 2007 ?

Yelle : Ah bah complètement. Il y en a plein.

LVP : Pourquoi les gens bloqués à la Yelle de 2007 devraient s’intéresser davantage à la Yelle de 2020 ?

Yelle : Ben, je crois que finalement, ce qui joue beaucoup, c’est l’image que se font les gens. J’ai l’impression d’être plus ou moins toujours la même, d’avoir le même état d’esprit. J’ai l’impression qu’on a toujours fait notre musique de manière sincère, c’est-à-dire en racontant ce qu’on avait envie de raconter, de s’amuser, de pas avoir de tabou, de dire ce qu’on avait envie de dire. Mais peut-être qu’on n’a montré qu’un panel de ce qu’on avait vraiment en nous et de ce que je pouvais avoir envie de raconter. Les gens ont peut-être une image de moi un peu délurée ou très colorée, alors qu’il y avait déjà dans le premier album, Pop Up, un morceau comme Tristesse Joie. Il y a déjà à ce moment-là de la mélancolie qui s’exprime, peut-être moins frontale, plus suggérée qu’évidente. C’est aussi agréable d’avoir des retours de gens qui ne découvrent que maintenant. Moi je trouve ça chouette, notre musique elle est aussi marquée par les moments, on fait une musique très temporelle, dans le sens où on n’a pas envie de faire de la musique intemporelle. Notre premier album, il sonne comme la période où il est sorti. Je trouve ça bien de pouvoir, en tant qu’individu, écouter et découvrir des choses à des moments différents, les redécouvrir aussi, parce que tu ne les entends pas de la même manière en fonction de ton vécu, de tes goûts. C’est chouette comme démarche. Je redécouvre des albums de Kate Bush alors que je l’ai beaucoup écoutée à une époque, je l’ai réécoutée beaucoup pendant le confinement par exemple, et j’ai un autre regard dessus. Je suis plus âgée, je comprends peut-être mieux les paroles, plein de choses font que je l’écoute différemment. Je ne suis pas fâchée que les gens n’aiment qu’une période de ce que j’ai pu faire, qu’ils soient bloqués dans une période, ne connaissent pas du tout ce qu’on ait pu faire après ou qu’ils ne connaissent que Parle à ma main. Les gens, s’ils ont envie d’être curieux, ils le sont. S’ils ne le sont pas, ce n’est pas grave. Ce n’est pas mon problème. Je ne ferai pas tout pour les raccrocher au wagon. S’ils n’ont pas suivi, c’est que ce n’était pas le moment pour eux, peut-être qu’on ne se comprenait pas. D’autres ont embarqué après, sur des morceaux assez surprenants. Tout ça, c’est vraiment subjectif, et ce n’est pas très grave en fait.

LVP : On l’a déjà mentionné sur La Vague Parallèle et certainement dans d’autres médias, tu es un petit peu considérée comme la matriarche de la pop française électro club. Est-ce que tu as conscience d’avoir en quelque sorte enfanté des artistes comme Vendredi sur Mer, The Pirouettes, Alice et Moi ou Bagarre ?

Yelle : C’est très étrange parce que je n’avais pas cette conscience-là. C’est vrai qu’on m’en parle beaucoup à l’occasion de la sortie de ce nouvel album et c’est arrivé à l’occasion de plusieurs discussions avec des journalistes où on me disait « tu te rends compte que tu es un peu la maman de ces groupes français, de cette pop française décomplexée, qu’avant il y avait peu de groupes qui le faisaient et que tu as peut-être ouvert la porte ». Je m’en rends compte parce qu’on m’en parle, mais de moi-même je ne crois pas que j’aurais fait le lien. J’ai l’impression qu’au fur et à mesure des années, il y a toujours des artistes qui en génèrent d’autres. Moi, j’ai été inspirée par Daho ou Lio, ce sont des gens que j’ai souvent cités en interview parce qu’en effet ce sont des musiciens qui m’ont beaucoup touchée. J’ai l’impression que c’est assez logique et que ça fait des petits. Je pense aussi que c’est parce que j’ai cet espèce de truc où je n’ai pas l’impression de grandir. Enfin maintenant je m’en rends un peu plus compte mais… (rires) J’ai toujours eu cette impression d’être un bébé et d’être jeune. Là, ça me fait prendre du recul sur moi-même et sur la musique pop en France en général, et c’est un peu bizarre pour moi de me dire ça. Après, ça me fait super plaisir, par contre. Si ça a pu inspirer des jeunes filles et des jeunes garçons à faire de la pop en français, je trouve ça super parce que c’est une très belle langue. Je trouve que c’est beau de s’exprimer dans sa langue. Ça ne me dérange pas quand des artistes français chantent en anglais, mais je trouve en effet qu’il y a une espèce de truc de se mettre un peu à poil, et qui peut être parfois dur à assumer. Je trouve que c’est chouette de le pousser, en tout cas.

LVP : En parlant de « à poil », c’est très bien, tu fais la transition pour moi (rires). Il y a dix ans tu faisais déjà l’apologie de la masturbation féminine dans La Musique, ici on voit encore dans J’veux un chien et Menu du jour que tu n’as pas peur de t’approprier des sujets, de manière directe et frontale, qu’on n’a pas forcément encore aujourd’hui l’habitude de voir accaparés par les femmes dans la musique. Est-ce que tu as l’impression là aussi d’avoir initié quelque chose, ou d’avoir fait en sorte que la chanson française soit un peu moins coincée ?

Yelle : (rit à propos du mot « coincée »). C’est vrai qu’on m’en a souvent parlé. Après, je ne fais pas exprès. Ce n’est pas un exercice pour moi de me dire « bon je vais faire un morceau qui va parler de ça, je dois utiliser tel ou tel mot. » C’est assez spontané, évident pour moi de parler de toutes les choses qui me touchent, que ce soit la sexualité ou les relations amoureuses. Ça a toujours été évident pour moi de parler de ça. Je ne me suis jamais posé la question de si j’allais me prendre des retours négatifs ou pas. Je m’en fous vraiment, en fait, de ce que les gens peuvent penser. Je me dis toujours que je le fais d’abord pour moi, puis pour ceux qui sont prêts et qui ont envie de l’entendre. Je trouve que c’est important de parler de sexualité, parce que c’est important dans ma vie, dans mon quotidien. C’est important dans la vie de manière générale. C’est un sujet comme un autre, et d’autant plus – je me le dis maintenant a posteriori, jamais sur le moment même – en tant que femme. C’est important de ne pas avoir de tabou là-dessus en tant que femme et de pouvoir dire « oui, je suis une femme mais si j’ai envie de dire bite dans une chanson ou si j’ai envie de parler de sexe de manière un peu crue, pourquoi je n’aurais pas le droit de le faire ? ». Justement, il faut toujours se dire que c’est une petite manière de participer à l’émancipation des femmes. Je sais que ça ne va pas changer le cours des choses de manière fondamentale, mais c’est une petite pierre à l’édifice. À ma manière, j’aurai peut-être pu aider ou pousser des filles à le faire, ou à l’entendre tout simplement.

LVP : Le titre Mon beau chagrin est assez spécial, c’est un morceau un peu déroutant, ça ressemble à une voix off dans l’album. Est-ce que ça te manque ces déplacements, ces palpitations du live dont tu parles ? Je me demandais si tu l’avais écrit avant la pandémie ou s’il avait été écrit sur le tard, suite au confinement ?

Yelle : Elle a vraiment été écrite l’année dernière, on était vraiment avant le confinement, l’album était fini en novembre-décembre. Elle trouve encore plus un écho maintenant, mais déjà à ce moment-là, on a toujours eu cette espèce de sentiment de manque quand on termine une tournée. Finalement, ce manque peut s’étirer sur des semaines et des mois après. Comme on communique pas mal avec le public sur Insta, on a des retours des gens qui nous disent aussi des choses. Ça nourrit ce sentiment-là, de se dire « nous aussi, ça nous manque. » Ça nous fait prendre conscience que nous aussi, on a envie de repartir en tournée. Il y a une vraie énergie à être dans ce flow-là, ça te porte puis, quand tu rentres, ça redescend et c’est assez violent comme retour. Puis pour ce titre, on aimait bien l’idée de carte postale, c’est un morceau qui n’est pas une vraie chanson, c’est plutôt un petit moment parlé. On aime bien explorer des choses différentes comme ça, de voix parlée. J’ai aussi fait quelques courts-métrages ou joué dans des séries ces dernières années, je pense que j’ai eu aussi un autre regard sur ma voix. Jean-François a aussi un autre regard sur ma voix parlée, qui n’est pas la même que ma voix chantée. On trouvait ça aussi intéressant d’amener quelque chose d’autre dans cet album.

LVP : Tous les morceaux sont, à mon sens, intéressants et singuliers. Dans Vue d’en face, on arrive vraiment à s’imaginer dans un appartement plongé dans le noir, plein de mélancolie. Quand on écoute Noir, en revanche, on a parlé de Lio plus tôt, mais justement j’ai vraiment l’impression de pouvoir écouter un morceau de pop bubblegum des années 80, mais sans devoir complexer d’écouter cette pop qu’on trouverait ringarde aujourd’hui.

Yelle : C’est vrai ce que tu dis. Je n’ai pas la sensation qu’on fasse de la musique empreinte de la nostalgie d’une certaine époque, on ne fait pas de la pop des années 80. On fait de la pop des années 2020, mais qui a été nourrie par le passé. J’ai grandi dans les années 80 donc j’ai entendu ça, ces morceaux qui ont forgé mon caractère, mes goûts. Toutes ces petites mélodies, ces petits sons, on aime bien les utiliser et faire en sorte qu’ils reviennent dans notre musique. Dans ce morceau en particulier, ces basses particulières sont un peu comme des suggestions de cette pop à l’ancienne. Même si finalement ça reste très ancré dans notre son actuel.

LVP : Il y a un petit son qui revient plusieurs fois dans le morceau, que je trouve vraiment chouette, un genre de petite maracas…

Yelle : Ce n’est pas le pouc pouc pouc (mime le son) ?

LVP : C’est un genre de kouiiic (mime le son)

Yelle : Ah oui ! Alors ça c’est un güiro, c’est un instrument sud-américain. C’est un genre de boule creuse avec des espèces de petites dents, et tu passes dessus et ça fait krrouic krrouic kkrouic.

LVP : Eh bien sache que c’est le moment que j’attends à chaque fois le plus dans le titre (rires)

Yelle : (rires). Génial (rires).

LVP : Je me demandais quel regard tu jetais sur l’hyperpop aux USA, menée par une scène queer comme SOPHIE, Dorian Electra, ou alors d’autres artistes comme Kilo Kish ou encore la Canadienne Allie X. Parfois, je trouve qu’il existe quelques parallèles à certains niveaux entre ce mouvement musical et la musique club française, notamment celle que tu fais. Est-ce que tu suis un peu cette scène ?

Yelle : Oui, complètement. SOPHIE, on a eu la chance de travailler avec elle il y a quelques années et d’explorer des choses, puis elle avait fait un super remix de Moteur Action. C’est une scène que je suis beaucoup, PC Music, le label, aussi. C’est une pop sur-expérimentale, je trouve ça hyper cool de pouvoir emmener encore à un autre endroit la pop, de quelque pays qu’elle soit. Ça m’intéresse beaucoup, alors après il y a plein d’artistes à coté desquels je passe parce que je suis un peu fainéante donc j’écoute souvent les mêmes choses et les choses que j’aime, Hannah Diamond ou des choses comme ça. C’est hyper frais cette manière de complètement distordre, que ce soit les voix ou les mélodies, tout en gardant quelque chose de très pop, mignon, joyeux. Un peu aussi mélancolique, mais en toute légèreté. Ça me plaît beaucoup.

LVP : Est-ce que tu aurais un dernier conseil pour « s’émancipenser » (sourire)

Yelle : (rires) La danse, c’est quelque chose d’assez particulier, parce qu’on peut exprimer beaucoup de choses avec la danse. Beaucoup de gens ne s’autorisent pas à laisser leur corps s’exprimer, par timidité, par peur. C’est vrai que quand une personne danse de manière un peu différente dans des endroits, on a tendance à la regarder et à se dire « mais qu’est-ce qu’elle fait ? » Il y a des gens qui se libèrent beaucoup par la danse, on aimait bien cette idée d’exprimer, de libérer sa pensée, son cerveau, par ça. En fait, « l’émancipense », ça dit juste « libère-toi, ouvre le carcan et laisse sortir ». Et si ça ne sort pas par les mots, il faut que ça sorte par autre chose, et c’est ton corps qui doit s’exprimer. Même si c’est bizarre, décalé, incohérent pour les autres, ça n’a pas d’importance, il faut déverrouiller au niveau du plexus. C’est là que ça se passe.


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