La musique électronique, ils l’ont d’abord goûtée en teuf sur la côte d’Opale. Le littoral ensablé de la feue région du Nord-Pas-de-Calais. C’était il y a plus de 20 ans, et le duo ch’ti You Man s’en souvient encore. D’un côté, Giacomo Di Falco, dit Giac, plus qu’un nom de scène, le « nom de sa vie ». De l’autre, Stéphane Huleux, dit Tépat. Et enfin You Man, un projet toujours bien mature, qui vient de signer Altered States chez Eskimo Recordings. Un dernier EP électronique et éclectique en quatre clics. Entre electro house et newbeat rafraîchie, You Man fait de la dark disco. C’est eux qui l’ont dit. La Vague Parallèle les rencontrait à Paris à l’occasion de leur live France Inter.
La Vague Parallèle : Bonjour Giac, bonjour Tépat ! Vous sortez bientôt l’EP Altered States chez Eskimo Recordings. C’est quoi l’état d’esprit présent justement ?
Giac : Je dirais déjà qu’on est contents d’être là où on est. Sinon dans cet EP, on parle des états modifiés de la conscience, de la façon aussi dont la musique fédère. Devant des lives ou DJ sets par exemple, ces masses de gens qui passent dans un monde parallèle, les corps sont là mais les esprits à côté. La musique, c’est un truc incroyable. Tu écoutes un morceau, ça te transporte. On a voulu parler de tous ces états modifiés de conscience qui sont justement induits par la musique.
Tépat : Tous les noms des titres de l’EP ont un rapport avec le fait de voyager. The Veil c’est le « voile », c’est la perception qu’on a d’une situation mais qui peut complètement être modifiée en fonction de notre état d’esprit. Mind Balad c’est justement la balade de l’esprit, qui peut voyager sans bouger. Et NonSense c’est parce que tout ça n’a aucun sens (rires).
LVP : Un peu nihilistes sur les bords ?
G : Un peu mais pas seulement ! Euh… Je dirais en fait que si tu te rends compte que tu es capable toi de poser un sens sur les événements de ta vie et non pas les autres et tes conditionnements, alors t’as déjà gagné un truc. Ce qu’on entend par là, c’est qu’on met le sens qu’on veut sur les choses.
LVP : Pour revenir à vos débuts, ça s’est passé comment, je sais que vous êtes du Nord, mais est-ce que vous êtes aussi sympas que les gens du Nord ?
T : On essaie d’être aussi sympas qu’ils le sont, mais ils sont tellement sympas…
G : Et puis c’est un effort d’être sympa, des fois t’as pas le courage mais tu le fais quand même parce t’aimerais bien que les gens fassent l’effort avec toi.
LVP : Et votre première rencontre alors ?
G : On va parler de la deuxième fois parce que la première fois était vraiment trop spéciale… À l’époque on se connaissait de vue, on avait 17 ans et on écoutait Rage Against the Machine, Nirvana, Sepultura…
T : Les trucs de base que tous les gamins écoutent à cet âge-là !
G : Et puis toute la ville de Calais allait au Planet Circus. C’était une espèce de boîte sur la plage, en bois, quelque chose d’incroyable. D’un seul coup on a été confrontés à la musique électro, il y avait en plus une prog de fou là-bas. Ça dansait toute la nuit sur de la house, de la techno, on s’est pris une claque. Dans l’album Spectrum of Love, il y a un morceau qui s’appelle justement Planet Circus. On en garde un bon souvenir, c’est un peu un hommage à cet endroit fondateur pour notre histoire.
LVP : Il ressemble à quoi votre processus créatif ? Comment vous fonctionnez pour produire ? Vous avez un lieu dans lequel vous vous retrouvez ?
T : Non pas spécialement. Déjà parce que notre set de composition est super simple, c’est juste un ordi, on peut composer dans le train par exemple.
G : Altered States on l’a fait dans un avion, et Tutti Va Bene, notre EP précédent, dans un train puis on s’est retrouvés en studio.
T : On commence chacun de notre côté avec des boucles, des petites séquences de 10 à 20 secondes histoire de voir ce que ça donne. Parfois seulement pour passer le temps. Au lieu de jouer à un jeu vidéo, je vais m’amuser à faire un peu de musique. Bref, avec ces 10 ou 20 secondes, tu ne vas pas construire le morceau mais c’est là où tu vas jeter tes idées. Et en plus, c’est hyper agréable de composer dans un véhicule mouvant. Le paysage qui défile c’est super inspirant, comme si la musique défilait aussi. On est vite hypnotisé.
G : On peut aussi bosser sur un sample pendant deux jours pour qu’il ait le son le plus cool. Mais ça n’empêche pas le son d’être crade parfois. Je veux dire par là qu’il faut pas que ce soit trop propre et lissé.
LVP : C’est quoi votre premier instrument d’ailleurs ?
G : Dans notre premier projet, j’étais guitare 1 et Tépat était guitare 2, et ça se ressent encore. Parfois on va prendre un synthé pour jouer quelque chose et puis on se dit que ce serait mieux à la gratte. Donc on en prend une et puis on enregistre une basse. On essaie de mélanger des sons organiques avec des sons électro. C’est un peu comme ce qu’on aime bien en ce moment chez Disco halal, le label de Moscoman. Il y a le petit côté rock and roll de nos débuts.
T : Il y a Curses aussi, Manfredas, lui c’est un mec de Lituanie.
LVP : Donc une influence rock chez vous ?
G : En fait, toutes sortes d’influences. Il y a tellement de styles musicaux aujourd’hui, on est bien d’accord ? Je dirais qu’il y a la musique, et ensuite une infinité de façons de la faire. Mais parmi nos influences principales, il restera toujours un truc fédérateur pour nous deux, c’est les Chemical Brothers. Les émois électro de nos 17-18 ans. Et puis des fois Tépat me fait écouter des sons que j’aurais pas forcément écoutés, du rap, de la techno, du classique, etc. C’est la musique qui te touche toi qui compte.
T : À l’époque, il y avait aussi 2 Many DJ’s qui faisaient des mix dans lesquels ils mettaient du rap, de l’électro, du rock, ils pouvaient mettre Nirvana avec Kylie Minogue…
G : Ces mecs ont été bénéfiques pour l’inspiration de beaucoup de gens je crois. Parce qu’ils ne se sont mis aucune barrière justement, c’était puissant et bien fait et ça a fait danser des milliers de personnes.
LVP : Il n’y pas de limite à se poser en musique !
G : Oui, il y a pas de complexe à avoir, on n’est pas à l’abri de faire un morceau de reggae (rires). Mais ce qui nous réunit avant tout, c’est l’idée que cette musique on va la jouer en public et on va faire danser les gens.
LVP : Mais avec ce dernier EP, il y a quand même quelque chose qui se dégage non ?
T : Oui, nous on est quand même sur cette vibe un peu dark disco, entre 105 et 120 bpm. C’est pas trop violent ni trop speed, on nage entre deux eaux.
G : Presque un peu downtempo, enfin plutôt midtempo. Downtempo c’est plutôt 90 bpm, alors qu’on est entre 110 et 120. Mais ce qui est bien quand tu ralentis le rythme, c’est que tu as de l’espace entre chaque mesure. Musicalement c’est intéressant parce qu’il y a des sons, des détails du son, que tu n’entends pas quand c’est trop rapide. Le son est plus déployé si tu ralentis le bpm et donc ça groove, on ne sait pas exactement pourquoi !
LVP : Presque métaphysique…
G : Tout à fait d’accord, c’est arrêter le temps, le ralentir.
LVP : J’ai vu que vous étiez passés par du financement participatif pour l’un de vos albums, ça se passe comment maintenant pour vous produire ?
T : Maintenant, on les sort sur des labels. Le dernier EP est sorti sur Eskimo Recordings, un label de Gand un peu old school. On y allait dans les années 2000 pour les soirées Eskimo, c’était des énormes teufs dans des hangars.
G : Historiquement, on est contents d’avoir signé sur ce label parce qu’il a un passif énorme.
LVP : Vous avez un pied en Belgique ?
G : Surtout nous dans les Hauts-de-France, étant à Lille et Calais, je trouve qu’il y a un truc énorme qui se passe ici, au croisement entre la Belgique, l’Allemagne, l’Angleterre et Paris.
T : Au carrefour de l’Europe… c’est ce qui est écrit sur les brochures de la mairie (rires).
G : On est vraiment à l’épicentre. Quand on habitait à Calais, il n’y avait que des Anglais aux soirées pendant les week-ends. Il y avait des DJ anglais qui avaient fait 30 kilomètres à peine et qui venaient aussi acheter de l’alcool (rires). Avec les cash and carry, ça leur coûtait moins cher, ils faisaient d’une pierre deux coups ! Et puis la Belgique rayonne aussi dans le monde entier et à Lille on est à peine à 20 kilomètres, ça s’est ressenti dans nos soirées.
T : On est aussi allés plein de fois à Gand.
G : Ça nous a influencés c’est sûr.
LVP : C’est quoi vos prochaines dates et votre dernière ?
G : Elles s’annulent au fur et à mesure… Sinon en juillet on a fait un DJ set de 3 h à la Maison Folie Moulins (Lille). On savait que la jauge au départ était de 300-400 personnes, on savait aussi que ça allait être réduit. Mais finalement on a joué devant 45 personnes, assises et masquées, interdiction de danser… C’était un peu Orwell, un peu spécial.
LVP : Les clubs sont fermés, les salles de concert, disons que ça a traîné, la culture n’a pas été forcément mise en avant… Comment voyez-vous les choses, jouer devant des personnes masquées ce n’est peut-être pas ce qu’il y a de mieux ?
T : On n’a pas le même avis, moi j’ai pas ce côté punk (rires). Mais évidemment. Mais d’un côté par exemple on a pu faire une date qui n’était pas forcément, disons, la plus flamboyante. Et pourtant c’est devenu une date hyper chouette, ça nous a un peu rééquilibrés.
G : Y a une infinité de nuances dans cette histoire. Je crois qu’il faut jouer le jeu. Déjà parce qu’on sait toujours pourquoi on fait tout ça.
T : Faudrait aussi parler du fait qu’on a eu des dates annulées, une quinzaine, dont des dates à l’international… Ça fait chier mais c’est aussi pour la bonne cause. Et puis aussi, il y a le fait que notre calendrier est habituellement guidé par toutes ces dates. Donc dès qu’on fait une date on se projette dans la suivante. D’un seul coup, avec ce fait de ne plus avoir de dates, on ne savait plus ce qu’on faisait, on était perdus : est-ce que notre musique a encore du sens, est-ce que ça a encore du sens de faire ça dans cette période-là…
G : On aime confronter nos morceaux avec le public. Par exemple, ça nous arrive de tester des sons finis la veille en regardant les réactions, quand le public danse… La première fois qu’on a joué Altered States on a eu de la chance, il y avait 3000 personnes ! On a vu la foule houler, et apparemment dans ce morceau il y aurait un sub assez particulier avec le kick. Et ça, tu t’en rends compte seulement quand tu joues sur un gros système son avec des milliers de watts.
T : De manière générale, je pense que la situation actuelle joue beaucoup sur la projection qu’on a. Quand on produit maintenant, on a plus de mal à se projeter sur scène avec du monde. Avant on se disait que tel ou tel morceau allait être joué dans un mois. Aujourd’hui, on sait même pas s’il sera joué sur du gros son. J’imagine que ça influe sur ce qu’on fait donc.
LVP : Vous étiez confinés pendant le confinement ?
G : Non, je bossais à l’hôpital à Lille, je suis psy là-bas!
T : Moi j’étais en télétravail. Je bossais pas mal sur l’installation de You Man, sur un dancefloor interactif. En gros, les gens voient une image reprojetée d’eux-mêmes modifiée par le mouvement et la musique. C’est une caméra qui capte les mouvements et la profondeur des gens. Après, avec ces infos, on reproduit une image pixelisée, modifiée, notamment par les fréquences musicales. Ça marche assez bien, les gens étaient hyper hypnotisés. Donc sur scène on a un contrôleur avec lequel on va pouvoir switcher entre les effets, les accentuer, les modifier. On l’a expérimentée en live à l’Aéronef. C’était notre dernière date juste avant le confinement.
G : D’ailleurs, quand on a revu les images, on a trouvé ça dingue. Comme si c’était il y a 10 ans.
LVP : Vous vous rappelez de votre premier album écouté ?
T : C’était Confetti’s, c’était « Le Géant belge et ses girls », un espèce de géant super grand qui faisait de la newbeat, avec des sons très ordinateur. J’avais 10 ans à l’époque, et maintenant quand j’écoute ça j’ai des flashs de mes premiers jeux vidéo.
G : Le tout premier vinyl que j’ai acheté à 9 ans, c’était Oxygène de Jean-Michel Jarre.
LVP : En dehors de la musique, c’est quoi votre occupation préférée sinon ?
T : Moi j’adore être sur Twitter et Insta pour suivre des artistes qui font des choses visuelles, qui m’inspirent pour développer l’installation. Mais aussi le creative coding, c’est de la programmation pour faire des trucs visuels vivants. Y a une vraiment une scène de creative coding.
G : En ce moment, il n’y a vraiment que la musique qui me branche. Il y a plein d’autres choses mais ce qui me fait du bien en ce moment, c’est la musique. D’ailleurs je voudrais faire plus que de la musique. J’ai adoré ce que j’ai fait à l’hôpital mais j’ai fait mon temps on va dire.
LVP : Pour finir avec vous, quelle question aimeriez-vous que je vous pose mais qu’on ne vous a jamais posée ?
T : Pour ou contre la peine de mort ? La question de merde… (rires) C’est plutôt la question que je n’aimerais pas qu’on me pose. Mais j’ai une vraie réponse sinon. Je crois que c’est la réponse que donne Mitterrand ou Badinter en 81. Il avait dit qu’une société ne pouvait pas…
G : Enlever la vie ou donner la mort ?
T : Bon là du coup la réponse est nulle…
LVP : On citera Mitterrand…
G : C’est une bonne question sinon, parce qu’il y a beaucoup d’intérêt à se poser des questions même sans réponse. Y en a qui t’accompagnent toute ta vie sans réponse, mais il faut quand même qu’elles t’accompagnent. Les questions sont aussi importantes que les réponses voire même plus importantes je dirais.
La musique te traîne loin. Salutaire sur terre!