Zöe : dix nuances de Nightshift
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Auteur·ice : Marion Fouré
25/05/2021

Zöe : dix nuances de Nightshift

Sorti il y a exactement trois mois, le second disque de Nightshift résonne toujours autant dans notre esprit. Symptomatique d’une époque où la vie sociale a basculé du côté obscur et où la distance est devenue la norme pour se protéger d’un ennemi invisible, Zöe a su se frayer un chemin de lumière au milieu du chaos relationnel, existentiel, et est devenu en quelque sorte le parfait album de chevet de la pandémie. Composé à distance, confinement oblige, en suivant le principe du cadavre exquis, ce nouvel album brille d’ingéniosité et paradoxalement d’unité. Séparé.e.s mais ensemble, les cinq écossais.e.s rebattent les cartes de la création artistique et le résultat est tout simplement bluffant.

Eothen Stearn, Georgia Harris, Andrew Doing, David Campbell et Chris White. Ces noms ne vous disent probablement pas grand-chose, pourtant iels forment depuis 2019 l’un des groupes les plus renversants de la scène DIY de Glasgow : Nightshift. Moins d’un an après la création du projet sort déjà un premier album homemade qui dévoile subtilement leur ADN sonore hors cadre : un post-punk expérimental aux émanations psychédéliques avec une touche de noise dont les sonorités pourraient s’assimiler à la fusion de Sonic Youth, This Heat et Can. Intéressant ! À l’époque, l’album sort uniquement en cassette via un label local. Un disque discret donc, mais qui permet déjà de poser publiquement les bases de leur son si singulier.

Grâce à leur signature chez Trouble In Mind Records en 2020, les Nightshift passent à la vitesse supérieure avec un deuxième disque dont les dix chansons prennent une tournure inédite en raison du confinement. Un nouveau processus créatif se met en marche où chaque membre compose ses parties et les superpose à celles des autres sans aucune concertation préalable. Une idée qui peut paraître périlleuse au premier abord mais qui se révèle brillante lorsqu’elle tombe entre les mains talentueuses de cette petite bande. Les couches sonores se sont donc agrégées comme par magie pour donner corps à un recueil de morceaux hétéroclites empruntant des éléments au post-punk évidemment, mais beaucoup à la psychedelia, au krautrock, à l’electronica même, saupoudrés çà et là de touches jazzy. On pénètre instantanément dans une sorte de dimension neurasthénique brumeuse, lente, répétitive, qui transporte au lieu d’accabler et qui crée la surprise là où on ne l’attend pas. C’est une musique que l’on pourrait qualifier de fantasque où l’alternance entre harmonies et dissonances crée une certaine cohérence, le tout sublimé en grande partie par le chant intense et nonchalant d’Eothen Stearn, qui n’est pas sans rappeler celui de Nico.

L’album s’ouvre sur le lancinant Piece Together, un morceau intime et profondément contemplatif qui nous accroche avec son rythme lent, ses notes de guitares en lévitation mais surtout ses harmonies vocales brutes et divines. Dans cette introduction, les mots résonnent avec intensité, telle une formule sacrée sur la quête d’une paix intérieure. Le caractère expérimental qu’on attribue à la musique de Nightshift monte ensuite d’un cran dans Spray Paint The Bridge, un titre complexe et chatoyant, dont les changements de tonalités inopinés sèment le trouble. Au milieu d’un joyeux chaos instrumental, le chant presque faux d’Eothen Stearn fait office de guide, tel un phare dans l’obscurité. Dans Outta Space, une nouvelle voix fait son entrée : celle de Georgia Harris. Frêle et douce, elle s’allie parfaitement aux textures luxuriantes de ce sublime trip-hop acoustique tout en retenue ; l’un des meilleurs tracks de l’album.

 

Quant à Make Kin et Power Cut, les deux titres les plus rythmés de l’album, ils ne sont pas en reste. Le premier renoue avec la recette d’un post-punk nerveux et presque menaçant amplifié par le sprechgesang rapide de Stearn, et le second est un véritable trip sonore psychédélique de sept minutes où la liberté créative du quintette atteint son paroxysme. Des guitares descendantes, une ligne de basse galopante et des oscillations de synthés emplissent nos oreilles alors qu’un thème de clarinette débarque à la moitié du morceau pour créer un effet de stupéfaction. Voilà, sans conteste, une autre pièce maîtresse du disque. 

Nightshift sait aussi briller dans un modus operandi plus “classique” en flirtant avec l’indie pop sur l’hypnotique Fences ou le magistral Infinity Winner, tous deux interprétés par Andrew Doing. Le quintette de génie reprend ensuite du service pour le triptyque final, tout d’abord avec l’envoûtant Romantic Mud dont le motif rythmique afrobeat et les envolées de synthés cosmiques nous envoient en orbite. Dans la même lignée, le titre éponyme de l’album prend des airs de voyage méditatif. Discontinu et répétitif, il réussit à nous transporter ailleurs grâce au pouvoir de ces voix dépouillées de tout artifice, qui s’imposent comme le fil conducteur du disque. Receipts est quant à lui une jolie conclusion acoustique contemplative qui boucle la boucle. 

Chapeau bas ! On est en totale admiration devant ce disque entièrement réalisé en vase clos et qui témoigne si bien de la période sans précédent que nous vivons. Avec Zöe, Nightshift renforce un peu plus sa crédibilité artistique. Du talent et des idées à profusion ne peuvent que présager le meilleur pour la suite de ce projet palpitant. Affaire à suivre de très près ! 

 

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