Comprendre Nuits sonores Bruxelles à travers les mots de son programmateur
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Auteur·ice : Matéo Vigné
14/10/2022

Comprendre Nuits sonores Bruxelles à travers les mots de son programmateur

Le temps d’une semaine, Bruxelles troque son rang de capitale de la politique européenne pour une casquette plus festive. En accueillant le festival Nuits sonores, la ville se mue en réel essaim de musiques électroniques et alternatives. Un tas d’artistes locaux·ales et internationaux·ales viendront présenter leur art dans différents coins de la ville. Bozar, Reset, LaVallée ou encore C12, le festival quadrille la zone en différents pôles de teuf, d’art et de performances. On a rencontré son programmateur, Pierre Zeimet, pour parler de cette édition, des défis actuels de la scène, d’éthique et surtout de musique.


La Vague Parallèle : Salut Pierre, est-ce que tu peux te présenter, nous parler de ton parcours de vie, ton parcours au sein d’Arty Farty ainsi que dans le monde de la musique en général ?

Pierre Zeimet : J’ai commencé ma carrière professionnelle à Nancy Jazz Pulsations, grand fan de jazz, free jazz et d’electronica, à la base après des études de droit et de politique culturelle, un mémoire sur l’Intelligence Dance Music , avant de rejoindre Arty Farty en tant que programmateur il y a quatre ans.

LVP : Depuis combien de temps organisez-vous le festival Nuits sonores à Lyon ? Et à Bruxelles ?

Pierre Zeimet : Nous fêtons les 20 ans de Nuits sonores l’année prochaine à Lyon et donc la 20ème édition de Nuits sonores en 2023. Une édition qu’on réfléchit de façon assez exceptionnelle à la fois avec un retour introspectif sur notre passé mais aussi et surtout imaginer et définir notre futur en tant que festival indépendant. Concernant Bruxelles, c’est dès aujourd’hui la 5ème édition de Nuits sonores et European Lab.

 LVP : Est-ce qu’il y a eu d’autres éditions dans d’autres villes ? Et pourquoi Bruxelles d’ailleurs ?

Pierre Zeimet : En effet, nous avons fait des éditions de Nuits sonores en Colombie pendant trois ans mais aussi quatre éditions à Tanger, une à Séoul, et des événements Nuits sonores plus ponctuels en Europe et dans le monde.

L’ambition de faire un festival à Bruxelles est une histoire de rencontres, de connexions mais aussi de passion. La scène culturelle et musicale bruxelloise nous a toujours intéressé·es en termes d’effervescence, d’esthétisme, d’avant-gardisme mais aussi en terme d’urbanisme et en terme de lieux exploitables plus intéressants les uns que les autres à travailler, à ré-imaginer et à concevoir pour accueillir un événement culturel et festif. Nuits Sonores est un festival urbain par nature et Bruxelles est une ville idéale pour y faire un évènement dans l’ADN de ce dernier. Aussi, notre projet de coopération « We are Europe » nous a emmené régulièrement à Bruxelles et nous a permis d’appréhender petit à petit et humblement ce territoire et d’en rencontrer ses acteur·rices au fil du temps… Mais aussi d’avoir des discussions avec les pouvoirs politiques locaux autour de l’objet Nuits Sonores. Ce projet culturel est un vrai projet de coopération avec des acteur·rices locaux·ales, à la fois avec une équipe sur place puisque nous avons maintenant quatre salarié·es permanent·es ici à Bruxelles qui travaillent avec nous sur le festival et qui gèrent le lieu Reset. Mais c’est aussi un travail constant de co-curation, de co-réflexion avec des acteur·rices culturel·les locaux·ales, des collectifs d’artistes, d’autres promoteur·rices, en leur laissant un espace d’expression important sur le festival avec, par exemple, la curation du nouveau lieu du festival qu’est Reset.

LVP : Comment vois-tu la nouvelle scène bruxelloise / belge en général ?

Pierre Zeimet : Il y a tellement une multitude de scènes créatives, innovantes et différentes à Bruxelles et en Belgique qu’il serait réducteur de parler d’une seule nouvelle scène bruxelloise ou belge. La programmation de Nuits Sonores, sans être exhaustive, essaye au maximum de cristalliser et de représenter cette effervescence : du R&B des année 90’ infusé d’expérimentale et de basse puissante de TSAR B, à la musique post-club avant-gardiste de Ssaliva et Otis de Slagwerk, en passant par le jazz de ESINAM, véritable femme-orchestre et flutiste virtuose, ou l’excellente Bona Léa, résidente de Kiosk Radio mélangeant dans ses sets broken beat et myriade de percussions.

 

Faire rayonner le local dans une programmation internationale

LVP : Lyon et Bruxelles sont des villes archi-créatives et prolifiques en termes de production musicale, comment est-ce que tu « digg » les nouveaux noms de demain ?

Pierre Zeimet : Question très intéressante. J’essaye déjà de m’émanciper le plus possible de tout ce qui a à voir avec des algorithmes et des IA te proposant sans même que tu t’en aperçoives ce que l’on a envie de te faire écouter. Aujourd’hui, Bandcamp est mon meilleur allié, je peux passer des heures à me perdre dans ses méandres. La capacité à écouter les autres est aussi une qualité fondamentale pour un·e programmateur·ice. Écouter le monde qui nous entoure, cela peut être ses ami·es, ses collègues, les artistes (en les faisant aussi rentrer dans le processus de programmation), le public, ses pairs, les collectifs et promoteur·rices locaux·ales qui sont des sources inépuisables d’idées. Le but est toujours de déconstruire son propre jugement, ses propres acquis en termes de musique pour découvrir d’autres scènes, d’autres horizons et faire confiance aux autres pour éviter de tomber dans un entre-soi esthétique.

 

LVP : De plus en plus de festivals décident d’opter pour cette formule, s’associer avec les acteur·rices locaux·ales pour à la fois gagner en légitimité et être au plus près de son public. Ça fait déjà un moment que vous faites ça. Avec le temps, qu’est ce que vous avez appris de ces partenariats ?

Pierre Zeimet : Je ne pense pas que le but soit de gagner en légitimité. S’entourer de partenaires locaux·ales, que ce soit des collectifs, des artistes et des promoteur·rices est, je pense, une nécessité absolue pour bien comprendre le territoire sur lequel nous évoluons et faire des choix artistiques cohérents avec la réalité de cet espace. Seul ce type de coopération permet d’avoir des échanges artistiques intéressants et qui profiteront à toustes. J’apprends et surtout découvre personnellement tous les jours des collectifs avec lesquels nous travaillons. Par exemple, je suis très heureux d’avoir découvert cette année, grâce à He4rtbroken, le projet Among The Limestones qui sera en A/V show à Reset et qui est un projet formidable. Ou encore Wojciech Rusin grâce aux Ateliers Claus qui est un artiste aux multiples facettes qui tire son inspiration à la fois de la mythologie d’Europe de l’Est ou de la musique de la Renaissance. Aussi, travailler avec des institutions locales comme Bozar et LaVallée sont un énorme enrichissement culturel pour moi, ces lieux sont une ressource culturelle très forte pour nos projets et nous permettent de nous sortir constamment de notre zone de confort pour porter Nuits Sonores plus loin, artistiquement parlant.

LVP : Cette année on retrouve encore pas mal de noms ultra locaux, est-ce que tu as 2-3 trucs à nous conseiller à absolument ne pas rater ?

Pierre Zeimet : Question très difficile de n’en sélectionner que 2-3. Mais j’irais voir pour sûr : Vica Pacheco, Aidons Antoine et Oriana Ikomo.

 

Les festivals de demain

LVP : J’imagine que, comme tout le monde, tourner la page covid n’était pas facile. Qu’avez-vous décidé de changer ou d’adapter chez Arty Farty depuis qu’on peut recommencer à faire la fête librement ?

Pierre Zeimet : Sans rentrer dans les détails de ce que nous avons changé, le covid nous a surtout permis de prendre du temps pour réfléchir, penser à notre avenir, nos manières de faire, de booker des artistes, de retrouver aussi un sens aussi à notre métier pendant cette période. Ce dont je pense nous sommes le plus fier·ères est le volet formation que nous avons développé avec Nuits Sonores et Le Sucre pendant la période covid et qui aujourd’hui est un axe de développement fondamental de notre manière de soutenir la scène locale : des cours gratuits de Djing et de production réservés en priorité aux femmes et minorités de genres. On retrouve ensuite ces participant·es dans toutes nos programmations.

 LVP : Le côté éthique est de plus en plus scruté dans le choix de se rendre à un événement ou pas pour les festivalier·ères. Quelles mesures avez-vous prises pour rendre les Nuits Sonores plus adaptées à 2022 ?

 Pierre Zeimet : Cela fait déjà plus de dix ans que Nuits Sonores possède un label durable et solidaire qui s’occupe de l’accessibilité des publics, de l’environnement, de l’insertion et de solidarité et de prévention qui englobe les trois premiers objectifs. Les valeurs que défend le festival sont au cœur de son organisation. Nous travaillons actuellement entre autres sur l’obtention de la labellisation normative ISO 20121 qui offre des lignes directrices et les meilleures pratiques pour nous aider à gérer notre événement et à maîtriser son impact social, économique et environnemental. 

Pour ne citer que quelques exemples : concernant le défi écologique et la réduction de notre impact carbone, nous avons rendu le festival Nuits Sonores Lyon complètement végétarien, ce qui a eu un impact très conséquent. Notre équipe, à son niveau, travaille à diminuer au maximum les transports des artistes en avion pour privilégier le train et vient s’ancrer dans des dispositifs de tournée aux itinéraires raisonnés pour les groupes venant de pays où l’avion est la seule solution de liaison. D’autres artistes sont simplement invité·es à rester plus longtemps à Lyon afin de rationaliser leur venue ; en plus de leur performance, ils·elles participeront à des formations à la production musicale pour de jeunes producteur·ices locaux·ales par exemple. La programmation favorise également le « circuit-court » artistique : 50% des artistes sont issu·es de la scène locale, 80% résident en France.

Les équipes du festival travaillent aussi pendant le festival avec plusieurs associations et collectifs, afin de mettre en place une série d’actions visant à sensibiliser les équipes mobilisées sur les sites du festival et les festivalièr·es à la prévention et à la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, ainsi que la prévention des risques en milieu festif. Sur ce sujet, nos partenaires sur 2022 étaient ACT RIGHT, Avenir Santé, Café Rosa, Censored, Consentis, Pause Diabolo, Safer et Safe Women Walk Lyon…

Ces axes d’amélioration nécessitent d’être constamment améliorés, retravaillés, car nous avons toujours encore à apprendre et à faire. Et il est important de garder ça comme une priorité.

LVP : En parlant à quelques acteurs et actrices du monde culturel, on voit notamment qu’il est difficile de faire la différence entre réelle inclusion pour des artistes en manque de visibilité (inclusion de genre, de personnes racisées, personnes porteuses de handicaps…) et social-washing de la part d’institutions culturelles. Quel est ton avis sur le sujet ?

Pierre Zeimet : En effet, il est aujourd’hui difficile de faire la part des choses entre social washing et véritable investissement car celui qui en fait le plus n’est pas forcément celui qui communique le plus sur ces thématiques.

Sans rentrer dans le débat de qui fait du social washing et qui n’en fait pas, Il est nécessaire que bon nombre de programmateur·rices et d’acteur·rices de ce milieu déconstruisent leur façon de programmer, de digger, d’éditorialiser leur contenus, pour véritablement prendre en compte ces thématiques sociales au cœur de leur travail. Il est indispensable que chaque maillon de la chaîne coopère dans des logiques d’inclusion et de bienveillance pour faire changer les choses.

Je pense aussi que pour avancer sur ces questions, nous avons besoin de plus de coopération entre les acteur·rices culturel·les et de remettre, entre autres (car le sujet est bien plus compliqué), la notion d’inclusion sociale au cœur du débat. N’oublions pas que les industries des musiques actuelles et des musiques électroniques suivent malheureusement une démarche industrielle capitaliste sans aucun régulation où la question des inégalités salariales et de traitement entre les artistes est souvent complètement taboue. Il nous faut impérativement passer par une régulation du marché et une équité aussi à ces niveaux. Ce qui est un défi de taille.

Toutes les photos sont de Marin Driguez

 

Le festival Nuits Sonores & European Labs Brussels continue jusqu’au 16 octobre. Programme complet via ce lien : https://nuits-sonores.be

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